Communication scientifique
Session of 25 novembre 2004

Présentation

Pierre Karli *

Séance thématique commune Académie nationale de médecine, Académie des sciences

Violence et adolescence :

aspects fondamentaux et cliniques

Violence and adolescence:

fundamental and clinical considerations

Présentation

Pierre KARLI *

En guise d’introduction, je voudrais faire quelques remarques d’un ordre très général qui se rapportent toutes aux raisons pour lesquelles les questions relatives aux violences humaines risquent toujours d’être traitées d’une façon à la fois partielle et partiale.

Il y a tout d’abord l’existence de préjugés d’ordre idéologique qui viennent trop souvent s’immiscer dans le débat. On connaît bien l’opposition radicale entre ceux qui sont convaincus que tout se laisse ramener aux gènes dont nous sommes porteurs (j’y reviendrai plus longuement dans mon exposé) et ceux qui affirment que c’est l’organisation de la société qui est responsable de tous nos maux. Qu’on me permette d’illustrer cette dernière position par un souvenir personnel. Lorsqu’en 1979-1980 j’ai été président de l’ISRA (International Society for Research on Aggression), nous avons déploré la quasi-absence de collègues travaillant en Union soviétique. J’ai donc écrit au président de l’Académie des Sciences de l’Union Soviétique, à Moscou, pour lui dire que l’ISRA souhaitait vivement pouvoir béné- ficier d’échanges plus nourris — et mutuellement enrichissants — avec des chercheurs de son pays. Dans une lettre fort courtoise, il m’a répondu que des collègues soviétiques ne manqueraient pas de nous rejoindre, à condition que le mot « agression » disparaisse de la dénomination de notre société et qu’il soit remplacé par
« relations sociales » ou par « interactions sociales ». Car, a-t-il précisé, ses collè- gues ne sont pas concernés par les agressions puisqu’elles n’existent pas dans un pays communiste, étant donné qu’elles ne sont rien d’autre que le produit inéluctable du système capitaliste.

Il est difficile, dans ces conditions, d’organiser un débat véritablement ouvert, franc, lucide et nuancé, surtout au niveau international. Qu’on me permette d’évoquer encore deux souvenirs personnels qui illustrent bien les déboires qu’on peut facilement connaître à cet égard. En 1982, j’ai soumis à l’UNESCO, au nom du Conseil de l’ISRA, le projet d’un colloque consacré aux « déterminants biologiques et socioculturels des agressions chez l’homme ». Tant notre collègue Pierre de Sénarclens qui dirigeait alors la division des Droits de l’homme et de la paix que M. Amadou-Mahtar M’Bow, directeur général de l’UNESCO, se sont déclarés fort intéressés par le projet. Et puis, long silence, jusqu’à ce que Pierre de Sénarclens m’apprenne que notre projet avait suscité de vives polémiques (entre les deux « blocs ») au sein de l’UNESCO, et que le directeur général de l’UNESCO m’écrive pour me dire qu’il fallait encore attendre, car le sujet abordé était particulièrement « sensible » (« the topic appears to be quite touchy »). Et le projet ne s’est jamais réalisé ! En 1984, notre confrère Carlos Chagas, qui était alors président de l’Académie pontificale des Sciences au Vatican, m’a informé de ce que Jean-Paul II souhaitait que l’Académie apporte une contribution à la célébration de l’Année internationale de la paix, programmée par les Nations Unies pour 1986. J’ai préparé un nouveau projet de colloque, avec un texte de présentation assez élaboré, qui — au dire de Carlos Chagas — ont été très appréciés par le pape qui nous encourageait à « aller de l’avant ». Là aussi, long silence, jusqu’à ce que C. Chagas, gêné, m’apprenne que l’Académie était arrivée à la conclusion qu’il était « prématuré » d’aborder cette délicate problématique en son sein. Et le colloque prévu n’a donc pas eu lieu !

Une deuxième source de difficultés réside dans les cloisonnements entre disciplines et dans les impérialismes monodisciplinaires. Car l’étude des violences doit être centrée sur le sujet qui en est l’agent, sur les facteurs qui conditionnent son devenir, sur l’ensemble des influences qu’il subit tout au long de sa vie, et sur les caractéristiques de la société dans laquelle il évolue et agit, avec les valeurs et les normes qui prévalent en son sein et les dysfonctionnements qui l’affectent. C’est dire que de nombreux champs disciplinaires sont concernés : biologie et médecine, psychologie du développement et psychologie sociale, sociologie, sciences politiques et juridiques, philosophie morale. Or, nombre de données recueillies dans l’un de ces domaines ne prennent toute leur signification qu’à la lumière des données fournies par les investigations effectuées dans d’autres domaines. Certes, personne ne peut prétendre avoir de réelles compétences en toutes ces matières. Mais il importe que chacun accepte de réfléchir à l’intérêt qu’il y a souvent à confronter des concepts, des faits et des interprétations par-delà les habituelles limites disciplinaires. Cela est d’autant plus important que, singulièrement face aux violences, une explication simple n’explique rien et une solution simple ne résout rien.

Une dernière remarque qui — à bien des égards — rejoint les deux précédentes, concerne l’éducation qu’il est essentiel de donner à nos enfants et à nos adolescents.

C’est énoncer une évidence que de dire que le devenir personnel et le destin social de chacun dépend très largement de la façon dont on l’aura aidé à développer son intellect et sa sensibilité, et à acquérir les habiletés sociales qui lui permettront d’établir avec autrui des relations mutuellement enrichissantes, gratifiantes et, de ce fait, sereines. Il importe donc qu’en plus des savoirs et des savoir-faire, l’école enseigne — beaucoup plus qu’elle ne le fait actuellement — le « savoir être » et le « savoir vivre ensemble ». J’ai eu récemment l’occasion de demander à un Confrère chargé d’une importante mission pourquoi notre système éducatif ne s’impliquait pas plus dans la transmission d’un certain nombre de valeurs et de compétences personnelles et sociales. Il m’a répondu que cette retenue était l’expression d’une certaine « pudeur » du service public. Je crains personnellement qu’il ne s’agisse plutôt d’une « frilosité » que notre société risque de payer fort cher si elle ne fait pas résolument barrage aux entreprises de décérébration prônées par M. Patrick Le Lay, PDG de TF1, lorsqu’il déclare sans ambages : « Ce que nous vendons à Coca-cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Cet aspect des choses n’est nullement étranger aux violences dont nous allons débattre tout au long de cette journée.

* Professeur émérite à la Faculté de médecine de Strasbourg - Membre de l’Académie des sciences. Tirés-à-part : Professeur Pierre KARLI, 5 rue de Herrlisheim, 67000 Strasbourg Article reçu et accepté le 8 novembre 2004.

Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 8, 1299-1301, séance du 25 novembre 2004