Communication scientifique
Session of 25 novembre 2004

Peut-on parler d’une « biologie de la violence ? »

MOTS-CLÉS : affect. neurosciences.. socialisation. troubles, comportement social. violence
Is there a « biology of violence » ?
KEY-WORDS : affect. neurosciences.. social behaviours disorders. socialization. violence

Pierre Karli *

Résumé

Les violences humaines ne dérivent d’aucun substrat biologique spécifique. Étant donné le rôle prééminent joué par des processus affectifs dans la genèse et l’évolution des interactions sociales, une « biologie de la violence » fait appel, pour l’essentiel, aux concepts, méthodes et techniques des « neurosciences affectives ».

Summary

Human violence does not stem from any specific biological substrate. As affective processes play a pre-eminent role in the elaboration and evolution of social interactions, a ‘‘ biology of violence ’’ draws essentially upon the concepts, methods and techniques of ‘‘ affective neuroscience ’’.

C’est une réponse tout à la fois négative et positive que je vais donner à la question qui est ainsi posée : négative, s’il s’agit de faire jouer à la biologie un rôle qui n’est pas le sien ; mais positive, dès lors qu’il est question de reconnaître à la biologie la place qui est effectivement la sienne, toute sa place et rien que sa place.

DES CONCEPTIONS MAL FONDÉES

Pourquoi répondre d’abord de façon négative ? C’est qu’à mes yeux, deux conceptions qui ont, l’une comme l’autre, une large audience (surtout aux Etats-Unis) ne
sont pas recevables, car elles proclament le rôle prépondérant de la conception selon laquelle les agressions, les violences seraient — toutes — étroitement liées à notre nature, notre identité et notre fonctionnement proprement biologiques. L’agressivité, la violence, considérées comme des entités naturelles, des réalités causales premières, seraient inscrites dans nos gènes et le cerveau qui se développe sur la base de ces gènes serait alors fatalement le « générateur » d’une sorte d’énergie spécifique, de force motrice endogène qui nous jetterait inéluctablement les uns contre les autres.

Quelques étapes marquantes de cette histoire méritent d’être brièvement rappelées [1]. Dans le dernier quart du XIXe siècle, Cesare Lombroso réussit à imposer sa théorie du « criminel-né » que sa constitution physique prédispose au crime. C’est en examinant chez des milliers de criminels de tous âges les caractéristiques morphologiques du crâne, du cerveau et de la physionomie qu’il prétend avoir « découvert » les stigmates identifiables et irrécusables de la criminalité, le signalement indubitable du « criminel-né ». Au XXe siècle, l’attention va se porter sur les chromosomes et les gènes qui sont censés être à l’origine de cette constitution physique particulière et des « mauvais penchants » dont elle serait responsable. A partir de 1965, on va beaucoup parler pendant quelque temps d’un « chromosome du crime », à savoir un chromosome Y surnuméraire présent dans le génome de certains hommes. Il sera question, à leur propos, de « supermâles génétiquement programmés pour la violence » et d’une « prédisposition au crime ». Au même moment (en 1966), Konrad Lorenz publie un livre qui a eu un grand retentissement et dans lequel il parle de « cette quantité néfaste d’agressivité dont une hérédité malsaine pénètre encore l’homme d’aujourd’hui jusqu’à la moelle », ou encore de « l’instinct d’agression hérité de nos ancêtres anthropoïdes et que notre raison ne peut pas contrôler ». Au cours des dernières décennies, les importants progrès réalisés par la biologie moléculaire ont tout naturellement conduit les promoteurs du « tout génétique » à passer du niveau des chromosomes à celui des gènes. On a affirmé avoir découvert, à plusieurs reprises, le « gène de l’agressivité » et d’aucuns ont proclamé que la neurobiologie moléculaire allait bientôt être en mesure d’extirper du génome humain les gènes censés être responsables des comportements « déviants », et en particulier ceux qui seraient à l’origine des comportements violents. Cette anticipation d’une « amélioration » radicale de la nature humaine se fonde sur la conviction clairement exprimée qu’une ingénierie génétique efficace allait enfin pouvoir prendre la place d’une ingénierie sociale considérée comme parfaitement inefficace. C’est ainsi qu’un collègue américain nous conseille, tout récemment, de repenser l’Homme et de changer notre avenir en choisissant nos gènes [2].

Une autre façon de concevoir la « biologie de la violence » se fonde sur les idées de la sociobiologie et du darwinisme social. Dans une récente étude « taxonomique » de la délinquance juvénile, les auteurs distinguent trois groupes d’individus [3]. Chez un premier groupe, les comportements anti-sociaux se limitent à la période de l’adolescence. Parmi ceux qui présentent ces comportements tout au long de leur
existence, les uns seraient affectés de troubles du développement avec des origines très diverses ; les autres sont censés constituer un groupe distinct doté d’un style de vie qui serait génétiquement déterminé et qui leur viendrait du monde hostile et dangereux de nos ancêtres. Ces individus auraient ainsi reçu en héritage les « bons » gènes qui, dans ce monde d’autrefois, les auraient rendus particulièrement aptes à survivre, à se reproduire et à transmettre ces mêmes gènes. De façon analogue, une analyse approfondie des troubles du développement cérébral et comportemental assez fréquemment observés chez l’enfant maltraité a conduit les auteurs à considérer l’ensemble de ces dysfonctionnements comme une sorte de résurgence ou de reviviscence d’un mode archaïque de fonctionnement cérébral et de stratégie d’existence. À leurs yeux, ce fonctionnement et cette stratégie constituent une adaptation aux conditions du milieu maltraitant, en même temps qu’ils privent le sujet des compétences psycho-sociales et des stratégies prosociales requises pour une vie relationnelle équilibrée dans nos sociétés dites civilisées [4].

PRENDRE LA MESURE DE QUELQUES DIFFICULTÉS

S’il est relativement facile de dire quels sont les rôles qui ne sauraient être assignés à la biologie, il est infiniment plus difficile d’établir la nature réelle des relations fort complexes qui se tissent entre biologie et violence. Pour clarifier les idées, il faut commencer par préciser ce que nous entendons par « violence » et par « biologie ».

La violence est une notion générique et descriptive qui regroupe un ensemble très diversifié d’attitudes et de comportements dont les origines et la signification sont, elles aussi, d’une extrême diversité. Dès lors que la violence n’est pas conçue comme une entité naturelle, comme une réalité causale première et universelle, il ne s’agit pas, pour la biologie, de préciser la nature du « substrat biologique » qui génère cette violence et qui sous-tend telle ou telle de ses « formes » d’expression. Mais il lui appartient d’analyser un ensemble complexe de processus, de mécanismes et de facteurs d’ordre biologique qui s’organisent en des enchaînements différenciés selon l’individu, avec le génome et l’histoire qui lui sont propres, et selon la situation ou l’événement vécus, avec le contexte plus général et la signification particulière qui s’y rattachent. Il faut ensuite souligner quelques difficultés majeures auxquelles se heurte le biologiste qui s’engage dans la voie ainsi esquissée. Une première difficulté, et non des moindres, réside dans le fait qu’alors que nous nous intéressons fondamentalement aux violences humaines, nous travaillons — pour des raisons évidentes d’ordre éthique – sur telle ou telle espèce animale (rat, souris, chat, singe). Or, s’il est facile d’établir, entre l’animal et l’homme, des homologies aux niveaux moléculaire et cellulaire, cela est beaucoup plus malaisé dès lors qu’il s’agit du fonctionnement cérébral et du phénotype comportemental. Prenons un exemple très simple, en apparence tout au moins. Partant de la distinction souvent faite, chez l’homme, entre les agressions réactives (ou impulsives, ou affectives, ou hostiles) et les agressions instrumentales, les biologistes se sont efforcés de distinguer deux « formes » d’agression : l’agression défensive (ou affective) et l’agression offensive (ou préda-
trice) qui sont censées leur correspondre. Ce qui a conduit à décrire le « substrat nerveux » de l’une et de l’autre. En réalité, ce qu’il importe de connaître, ce n’est pas la forme de l’agression, de l’acte violent, mais sa signification. Un acte violent est, comme n’importe quel autre acte, un moyen d’expression et un moyen d’action. Les questions qu’il importe de se poser sont donc, au départ, les suivantes. Que veut exprimer (plus ou moins consciemment) le sujet ; d’où lui vient ce qu’il exprime ;

pourquoi ce moyen d’expression et pas un autre ? Quel est l’objectif visé par l’acteur ; pourquoi cet objectif, et pourquoi ce moyen d’action et pas un autre ?

L’analyse comportementale peut préciser les processus élémentaires qui entrent en jeu et la façon dont ils se combinent et s’enchaînent ; le biologiste peut alors s’efforcer, de son côté, de mettre au jour et d’analyser les processus et les mécanismes cérébraux qui leur sont corrélés. Nous y reviendrons de façon plus explicite.

La recherche rencontre aussi de sérieuses difficultés dès lors qu’elle s’efforce de préciser la part réellement prise par le génome de l’individu dans le développement de son identité psycho-sociale, de ses façons singulières d’être et d’agir à l’égard d’autrui. Pendant longtemps, la génétique est restée essentiellement quantitative :

les études statistiques portant sur des jumeaux ou des enfants adoptés ont simplement confirmé l’intervention de facteurs génétiques dans la genèse des différences interindividuelles, en quantifiant la part qui leur revient dans la variance observée dans une population pour un caractère donné. L’avènement de la génétique molé- culaire a permis de progresser, tout en mettant en évidence l’extrême complexité du rôle joué par les gènes, ce qui permet d’affirmer que « l’idée selon laquelle un gène détermine une composante spécifique d’un phénotype comportemental perd toute crédibilité scientifique » [5]. En effet, il apparaît que plusieurs gènes participent — en des combinaisons diversifiées — au développement d’un même caractère, que ce caractère peut être dû à des gènes différents chez différents individus, que l’effet produit par un gène unique est souvent de très faible ampleur, et que cet effet peut être dû non pas à un gène « pathogène », mais à des mutations neutres qui modifient le taux d’expression d’un gène « normal » [6]. A cet égard, il est intéressant de noter que « c’est dans le cerveau qu’existent les plus grandes différences d’expression génique entre l’homme et les autres primates », et qu’il n’est donc pas besoin de faire appel à des gènes spécifiques pour expliquer les spécificités du cerveau humain [7].

Une autre difficulté doit encore être soulignée : les interactions bidirectionnelles fort complexes entre facteurs génétiques et facteurs environnementaux tout au long de l’existence [8]. Au cours des phases précoces du développement, les conditions de l’environnement retentissent sur la façon dont les gènes s’expriment dans la mise en place d’une structure nerveuse ou d’un mode de fonctionnement et partant, dans la genèse de tel ou tel caractère du phénotype comportemental. En même temps, certains gènes conditionnent la sensibilité ultérieure de l’individu à l’éventuelle influence délétère d’un aspect particulier de l’environnement. De plus, les déterminants génétiques du phénotype comportemental peuvent conduire l’individu à rechercher ou, au contraire, à éviter tel ou tel type d’environnement. On peut encore ajouter que, le plus souvent, seule la conjonction de facteurs de risque génétiques et
de facteurs de risque environnementaux est de nature à générer — le cas échéant — des attitudes et des comportements antisociaux.

En dépit de ces difficultés (et de quelques autres !) dont il importe d’avoir pleinement conscience, les recherches d’ordre biologique ont fourni tout un ensemble de données d’un grand intérêt. Mais la question se pose de savoir dans quelle mesure et comment les résultats obtenus chez l’animal peuvent nous éclairer sur la nature des processus biologiques mis en jeu dans les violences humaines. Car s’il n’est pas une simple réaction impulsive, un acte violent chez l’homme est le plus souvent l’aboutissement d’une chaîne causale fort complexe à l’élaboration de laquelle contribuent de multiples processus cognitifs et affectifs qui se combinent et qui interagissent. Et cet acte vient s’inscrire dans une histoire et dans un contexte qui sont proprement humains [9,10,11]. Il est clair qu’en l’état actuel de nos connaissances, la biologie n’a pas accès à nombre d’opérations cognitives, ni surtout à la nature des éléments signifiants et motivants qu’elles traitent. La connaissance que le sujet acquiert de lui-même et de son rapport aux autres, les valeurs et les croyances, les aspirations et les projets qui l’animent, les joies et les peines qu’il a vécues, s’intégrent dans des représentations dont les contenus constamment mis à jour restent, à l’heure actuelle, hors de portée des investigations biologiques. Il y a pourtant un vaste domaine qui leur est accessible : c’est celui des processus d’ordre affectif qui dynamisent, orientent et enrichissent la cognition, et singulièrement la cognition sociale.

DES PROCESSUS CÉRÉBRAUX LIÉS AUX COMPORTEMENTS SOCIOAFFFECTIFS

Dans mon laboratoire, nous avons beaucoup travaillé sur le comportement d’agression interspécifique Rat-Souris, un comportement par lequel le rat réagit à l’intrusion d’un animal d’une espèce étrangère dans le milieu qui lui est devenu familier. On n’a pas manqué de me laisser entendre que ce comportement n’avait rigoureusement rien à voir avec une agression humaine. En réalité, nous nous sommes assez rapidement rendus compte que les interactions sociales du rat étaient gouvernées, comme le sont celles de l’homme, par les états affectifs et les émotions, et qu’il n’y avait aucune raison de penser que les processus cérébraux analysés chez le rat n’étaient pas également à l’œuvre — de façon analogue — dans le cerveau humain.

Pour nous, le domaine de la « biologie de la violence » devenait ainsi un aspect particulier d’un domaine plus général, celui des « neurosciences affectives ».

Au sein du cerveau, des réseaux neuronaux particuliers s’étendent à travers l’ensemble des étages fonctionnels. Ces réseaux constituent des systèmes de plaisir et d’aversion, de récompense et de punition, et ils jouent un rôle médiateur et unificateur essentiel, car générateur de significations et d’adaptations [12, 13, 14, 15].

Quelques données concrètes vont permettre d’illustrer la part prise par les processus et mécanismes cérébraux impliqués dans la « dynamique affective » dans la genèse et le contrôle des comportements sociaux. On peut distinguer, de façon schématique
mais non-arbitraire, trois niveaux fonctionnels superposés et hiérarchisés qui interagissent de façon ascendante et de façon descendante.

L’étage élémentaire est le siège des processus qui président à la satisfaction des besoins biologiques élémentaires (manger, boire, dormir, se reproduire, fuir les périls). Un rôle très important est joué par l’hypothalamus où se trouvent non seulement les récepteurs qui enregistrent les fluctuations de tel ou tel paramètre du milieu intérieur (glycémie, osmolarité, température centrale, …) et qui déclenchent les mécanismes correcteurs appropriés, mais également les deux réseaux neuronaux antagonistes dont l’activation génère les attributs affectifs bruts qui s’associent à tout ce qui est perçu. Ces mêmes systèmes interviennent aussi dans la genèse d’un état affectif plus durable (l’« humeur »). Une stimulation électrique du système de plaisir et de récompense (au niveau de l’aire hypothalamique latérale) déclenche facilement une agression offensive, prédatrice, chez le rat. Si l’on associe systématiquement une semblable stimulation à la moindre velléité ou ébauche d’agression chez un rat qui cohabite « pacifiquement » avec un congénère, on rend ce comportement « payant » et on provoque le développement d’une agressivité marquée qui n’existait pas au départ. La stimulation du système d’aversion et de défense (au niveau de la substance grise périaqueducale) conduit le rat à agresser et à tuer la souris qui est présente dans sa cage depuis deux mois et qu’il n’avait jamais agressée de façon spontanée. Par des microinjections locales d’agonistes ou d’antagonistes de certains neuromédiateurs (le GABA, en particulier), on peut modifier à volonté la façon dont les informations sensorielles sont traitées et l’attitude de l’animal à l’égard de l’objet ou du congénère ainsi perçu (dans le sens de l’appétence et de l’approche ou, au contraire, de l’aversion et du retrait). L’agression du rat à l’égard d’une souris introduite dans sa cage est liée à la conjonction de la néophobie (crainte de ce qui est nouveau, non familier) et d’un niveau élevé de réactivité émotionnelle.

Si l’on induit une nette élévation de ce degré de réactivité en détruisant le septum au sein du cerveau, on constate que le pourcentage des rats qui agressent et tuent la souris introduite, pour la première fois, dans leur cage passe des 10 % à 20 % habituels (dans notre élevage) à pratiquement 100 %. Mais si la même destruction du septum est pratiquée chez des rats qui ont une souris dans leur cage depuis deux mois (à un moment où la néophobie ne joue plus), on observe que le comportement agressif à l’égard de la souris n’apparaît chez aucun des animaux ainsi opérés.

L’intensification expérimentale des réactions émotionnelles n’a donc pas du tout les mêmes conséquences comportementales (agression ou, au contraire, absence d’agression) selon que la présence de la souris donne naissance — ou non — à une émotion de nature aversive.

Un deuxième étage fonctionnel intervient tout particulièrement dans l’élaboration et la préservation de l’équilibre relationnel et affectif qui sous-tend et anime les interactions sociales. L’ensemble amygdale-hippocampe, situé dans la profondeur du lobe temporal, joue un rôle essentiel dans les processus de la mémoire affective (association d’une signification affective à un événement ou à une situation, et reconnaissance ultérieure de cette signification) et, plus largement, dans la consti-
tution et l’utilisation d’une mémoire autobiographique. Alors que l’étage élémentaire est précablé et que son fonctionnement est automatique, celui-ci est nettement plus ouvert aux influences structurantes de l’expérience, du vécu. Le complexe nucléaire amygdalien est étroitement interconnecté avec les systèmes neuronaux de « plaisir » et d’« aversion », et c’est à son niveau que se réalise, face aux situations complexes, une sorte d’« algèbre interne » des connotations affectives positives et négatives et partant, des renforcements positifs (avec augmentation de la probabilité) et négatifs (avec diminution de la probabilité) des comportements qui leur donnent naissance. Par la mise en jeu de ces processus cérébraux, le comportement de l’individu devient de plus en plus l’expression d’un vécu, la manifestation de préférences et d’aversions acquises. Les lésions de l’amygdale perturbent profondé- ment la reconnaissance des significations affectives et elles provoquent, de ce fait, la perte des caractéristiques individuelles acquises du comportement. Si de semblables lésions sont pratiquées chez des singes vivant en liberté, les animaux ainsi opérés deviennent incapables de reconnaître la signification des signaux sociaux émanant de leurs congénères ; de ce fait ils sont incapables de se réinsérer dans leur groupe ou dans un groupe voisin : ils s’isolent et ne survivent pas longtemps. Chez des singes femelles, la lésion bilatérale de l’amygdale perturbe gravement le comportement maternel et les jeunes meurent s’ils ne sont pas séparés de leur mère et élevés de façon artificielle.

Pour ce qui est des comportements d’agression, l’amygdale joue également un rôle essentiel toutes les fois qu’une référence à l’expérience passée constitue un facteur déterminant. C’est ainsi qu’une lésion bilatérale de l’amygdale abolit, chez le rat, les effets préventifs d’une familiarisation préalable avec l’objet susceptible d’être agressé. Chez le chat, ce sont les caractéristiques individuelles de la transmission des messages nerveux de l’amygdale vers le système neuronal d’aversion et de fuite qui déterminent une prédisposition individuelle à manifester, face aux menaces les plus diverses, une attitude résolument offensive ou, au contraire, plutôt craintive et défensive. Et en manipulant expérimentalement les caractéristiques de cette transmission, on peut modifier de façon durable l’attitude générale de l’animal. On peut ajouter que l’hypothèse a été avancée que le niveau d’excitabilité des relations entre l’amygdale et l’hypothalamus ventro-médian pourrait déterminer le niveau de réactivité du nouveau-né vis-à-vis de diverses stimulations, niveau qui permettrait de prédire le profil « inhibé » ou « non inhibé » de l’enfant à l’âge de deux ans [16].

Un fonctionnement approprié de l’étage fonctionnel supérieur est requis pour l’émergence d’un sujet qui puisse vivre pleinement sa quête de liberté intérieure, de sens, de cohérence et de permanence. Le rôle essentiel est ici joué par le cortex préfrontal qui est caractérisé, tout spécialement chez l’homme, par une connectivité très riche et largement non-précablée et, de ce fait, par une « plasticité » toute particulière, par une grande sensibilité aux influences structurantes du vécu individuel. Grâce à ses connexions avec tout un ensemble de structures corticales et sous-corticales, le cortex préfrontal intervient dans l’élaboration des représentations les plus complexes, avec l’intégration de nombre d’éléments signifiants et d’éléments
motivants. Et c’est en se référant à ces représentations qu’il joue un rôle prééminent dans la planification, l’adaptation et le contrôle des actes intentionnels.

Certaines régions du cortex préfrontal (cortex orbito-frontal, cortex cingulaire antérieur) sont étroitement interconnectées avec l’amygdale, et elles sont impliquées dans le traitement des informations de nature affective et, singulièrement, dans la détection de tout changement qui affecte telle ou telle signification affective. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que des lésions du cortex orbito-frontal ou du cortex cingulaire antérieur provoquent, chez le singe, des altérations profondes de la « personnalité » et du comportement social : émotions émoussées, perception déficiente des émotions exprimées par les autres, interactions mère-jeune perturbées et, plus généralement, comportement social inadapté. De façon analogue, les lésions du cortex cingulaire peuvent provoquer, chez l’homme, divers troubles d’ordre affectif (apathie, désinhibition, manque de retenue en société, agressivité) en même temps qu’elles altèrent le jugement d’ordre social. De plus, certaines lésions du cortex préfrontal font perdre au sujet humain sa spontanéité, sa faculté d’autoactivation psychique, et le patient éprouve de réelles difficultés à se dégager de l’emprise des incitations du moment et de la signification immédiate, première, des choses. Puisque le développement privilégié du cortex préfrontal est un aspect majeur de l’hominisation, il convient de souligner qu’il est profondément impliqué dans des capacités qui sont propres à l’homme : la conscience de soi et le travail sur soi ; le voyage mental dans le temps, avec ses retours en arrière et ses projections dans l’avenir [17].

De façon générale, il y a une bonne concordance entre les résultats obtenus dans l’expérimentation sur l’animal et les données fournies, chez l’homme, par la clinique et, depuis peu, par l’imagerie fonctionnelle du cerveau. De plus, les structures cérébrales dont l’implication majeure dans les comportements socio-affectifs a ainsi été mise en évidence chez l’animal comme chez le sujet humain (à savoir : le complexe amygdale-hippocampe et le cortex préfrontal) sont aussi celles qui s’avè- rent atteintes dans les troubles du comportement provoqués par le stress, la négligence ou la maltraitance subis dans l’enfance [4,18].

Pour conclure, on reviendra à la question posée au départ. Il n’y a pas une biologie particulière de la violence. Il y a un ensemble de processus et de mécanismes d’ordre biologique dont le développement fournit, dans les conditions normales, à la fois les conditions de possibilité et des outils nécessaires à la construction d’une vie sociale équilibrée et sereine dont les dimensions historique et contextuelle sont essentielles. Si un acte violent est utilisé comme moyen d’action pour s’approprier un objet convoité, ce n’est pas la « biologie » de l’agresseur qui est en cause, mais le fait que l’apprentissage social lui a montré de façon insistante que cet objet doit être convoité (discours publicitaire !) et que l’agression est un instrument efficace pour parvenir à ses fins (« modèles » fournis par la télévision et par les jeux vidéo !).

Certes, il y a la « vulnérabilité », les facteurs de risque produits par tel ou tel trouble du développement dû non pas toujours à une anomalie génique, mais trop souvent à l’ingestion de substances toxiques par la femme enceinte ou à la négligence ou la
maltraitance infligée au jeune enfant. C’est dire que nous avons collectivement l’obligation impérative de veiller à la santé mentale et sociale de l’enfant, comme cela a été récemment souligné dans un rapport élaboré par l’Académie de Médecine [19].

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DISCUSSION

M. Christian NEZELOF

Connaît-on des éléments génétiques individualisés qui constituent une base favorisant le comportement violent de l’adolescent ?

Toute réponse simple donnée à cette question est nécessairement inexacte, pour au moins deux raisons. D’une part, l’expression des gènes et partant, l’actualisation, dans le phénotype comportemental, des potentialités fournies par le génome, sont nettement influencées par les interactions de l’individu avec son environnement, surtout au cours des phases précoces du développement. D’autre part, il apparaît de plus en plus clairement que plusieurs gènes participent (en des combinaisons diversifiées) au développement d’un même caractère, que ce dernier peut être dû à des gènes différents chez différents individus, et que l’effet produit par un gène unique est souvent de très faible ampleur. Ceci dit, un certain nombre de gènes ont été identifiés qui contrôlent telle ou telle étape d’un processus de neuromédiation (en particulier, dopaminergique ou sérotominergique) : synthèse, libération, transport, recapture du médiateur, fonctionnement du récepteur post synaptique. Or, chaque processus de neuromédiation contribue, dans un enchaînement causal d’une extrême complexité, à déterminer la probabilité que, face à tel évènement ou telle situation, un sujet mette en œuvre un acte violent en guise de moyen d’expression ou de moyen d’action.

M. Michel BOUREL

Dans le cadre des études socio-comportementales de la violence, quelle est la place, que vous avez certainement étudiée, des paramètres endocriniens et hormonaux (même subtils) ?

Les déterminations des actes violents sont plurifactorielles et probabilistes. Une même substance hormonale peut avoir une action neuromodulatrice sur divers réseaux neuronaux et à différents moments du développement du cerveau et du comportement. Dès la petite enfance, une sécrétion accrue de cortico-stéroïdes due à des stress variés et répétés provoque des dysfonctionnements cérébraux caractérisés qui créent une certaine ‘‘ vulnérabilité ’’ du sujet face aux aléas de l’existence, avec une probabilité accrue de recours aux moyens d’expression et d’action violents. Quant au rôle joué par une hormone donnée chez le sujet adulte, il est fonction de la signification que revêt, selon les circonstances, la violence manifestée. Chez les petits rongeurs de laboratoire, la testosté- rone a des effets totalement différents (elle facilite ; elle inhibe ; elle est dénuée d’effet) pour trois types d’agression de signification différente.


* Professeur émérite à la Faculté de Médecine de Strasbourg — Membre de l’Académie des Sciences. Tirés-à-part : Professeur Pierre KARLI, 5 rue de Herrlisheim, 67000 Strasbourg. Article reçu et accepté le 8 novembre 2004.

Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 8, 1303-1312, séance du 25 novembre 2004