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Session of 9 janvier 2007

Maladies infectieuses émergentes : le cas de l’épidémie de chikungunya dans l’Océan indien (2005-2006)

MOTS-CLÉS : arbovirus.. épidémie. maladies transmissibles émergentes. recherche
Emerging infectious diseases : the example of the Indian Ocean chikungunya outbreak (2005-2006)
KEY-WORDS : arbovirus.. communicable diseases, emerging. disease outbreaks. research

Antoine Flahaut et coll.

Résumé

La mondialisation, la pression démographique, l’accroissement irréversible de la mobilité, des échanges commerciaux, de l’urbanisation, de la déforestation, les changements climatiques, l’érosion de la biodiversité, les conditions de vie extrêmes (pauvreté, famine, guerre) sont autant de facteurs qui favorisent l’éclosion d’épidé- mies de maladies infectieuses émergentes ou ré-émergentes, tout particulièrement les zoonoses. Les conséquences s’avèrent souvent imprévisibles et dévastatrices, sur les plans humain d’abord, mais aussi économique, politique et social. Ces épidémies peuvent en effet déstabiliser en l’espace de quelques mois les économies et le tissu industriel, commercial ou touristique de nations qui n’y sont pas préparées. Parallèlement à la dengue et à sa forme hémorragique qui progressent de manière inexorable dans les zones intertropicales, émerge une autre arbovirose, le chikungunya, dont le déferlement récent sur l’ensemble des îles de l’océan indien * Administrateur délégué de l’École des Hautes Études de Santé Publique EHESP, Paris. ** Gilles Aumont (Inra, Tours), Véronique Boisson (GHSR, Saint-Pierre, La Réunion), Xavier de Lamballerie (Université Aix-Marseille), François Favier (Inserm-GHSR-CHD-URML, La Réunion), Didier Fontenille (IRD, Montpellier), Bernard-Alex Gaüzère (CHD, Saint-Denis, La Réunion), Sophie Journeaux (Sainte Marie, La Réunion), Vincent Lotteau (Inserm, Lyon), Christophe Paupy (IRD, Yaoundé, Cameroun), Marie-Anne Sanquer (DASS, Mayotte), Michel Setbon (CNRS, Aix-en-Provence) Tirés à part : Professeur Antoine FLAHAUT, 17, rue des Volontaires 92140 Clamart Article reçu le 31 octobre 2006 et accepté le 11 décembre 2006 (entre 30 et 75 % de la population des îles atteintes en 2005 et 2006) gagne le continent indien avec plusieurs centaines de milliers, voire de millions de personnes atteintes. Ces personnes connaissent des séquelles invalidantes, des arrêts de travail prolongés et des complications parfois graves récemment reconnues à La Réunion et à Mayotte. Si aucune nation n’est à l’abri de tels événements, les conséquences de l’émergence d’une épidémie infectieuse sont éthiquement d’autant plus inacceptables qu’elles frappent souvent les pays les plus pauvres du globe. Les virus, les bactéries, la faune sauvage et les moustiques vecteurs ne connaissent pas les frontières. Proposer la mise en place de véritables boucliers sanitaires n’est pas seulement un acte de nécessaire solidarité et d’urgence humanitaire, mais est aussi contribuer à un développement durable et équitable pour l’ensemble de la population mondiale.

Summary

Factors known to trigger the emergence or re-emergence of infectious diseases include globalisation, population growth, migration, international trade, urbanisation, forest destruction, climate change, loss of biodiversity, poverty, famine and war. Epidemics not only lead to disastrous loss of human life but may also have catastrophic economic, political and social consequences. Outbreaks may rapidly jeopardize industry, trade or tourism in countries that are unprepared. Dengue is currently spreading throughout the tropics, while another arbovirus, chikungunya, infected 30 to 75 % of the population in some parts of the Indian Ocean region between 2005 and 2006. Chikungunya is now spreading through India, where more than a million people have so far been infected. This viral disease can cause lasting disability, and the first deaths were recently reported in La Réunion and Mayotte. All countries are at risk from emerging or re-emerging diseases, but the consequences are far worse in poor countries. Microbial pathogens and wild mammals, birds and arthropods do not respect man-made borders. There is still time to act against this threat of emerging and re-emerging infectious diseases, through prevention, anticipation, monitoring and research.

Introduction : le contexte de l’émergence en France d’Outre-Mer d’une maladie connue depuis cinquante ans dans les pays en développement

En février 2006 une épidémie de chikungunya d’une forte intensité est survenue à l’Ile de La Réunion, une région-département d’outre-mer de 775 000 habitants avec une estimation de 46 000 cas hebdomadaires au moment du pic épidémique, et 266 000 cas moins de dix-huit mois après la détection du premier cas, soit près de 35 % de la population atteinte. Cette épidémie de chikungunya n’était pas nécessairement la plus forte jamais enregistrée dans le monde, mais certainement la première à survenir dans un pays très développé comme l’Ile de La Réunion, une véritable porte de la France dans l’Océan indien (Chastel, 2006). La découverte que cette maladie pouvait être associée — de façon exceptionnelle — à une morbidité sévère et une mortalité directe et
indirecte, son ampleur, mais aussi la crise sociale et politique qu’elle a générée dans une région fortement développée de la bande inter-tropicale ont conféré à cette épidémie une valeur de modèle pour l’étude des maladies émergentes et leur retentissement. Un cas d’une épidémie présentant de fortes similarités — mais d’une moindre ampleur — était celui de l’épidémie de Ross River survenue en Australie entre 1991 et 2000 (Harley, 2001).

Les taux d’attaque rapportés dans la littérature étaient souvent très élevés dans la maladie de chikungunya, mais proviennent d’études anciennes et fragmentaires, et de pays aux infrastructures sanitaires peu développées. Cependant une discussion bien documentée dans l’ouvrage de Fields (chapitre « alphaviruses ») rapporte un taux de séroconversion de 31 % en un an à Bangkok en 1962 ; de 15 % (chez les moins de trente ans) et 28 % (chez les plus de trente ans) à Vellore, en Inde, en 1964 ; et une épidémie à Ibadan (Nigeria) en 1969, où la séroprévalence dépassait 70 % dans toutes les classes d’âge. Lors de cette dernière épidémie, si le taux de séropositivité antérieur était inconnu, le taux d’attaque a probablement été très élevé, puisque la séropositivité avoisinait les 80 % chez les enfants âgés de deux à trois ans. Calisher dans son chapitre de l’Encyclopedia of Virology écrivait également que localement la quasi-totalité d’une population pouvait être touchée et séroconvertir lors d’une épidémie, mais sans apporter de références. Enfin, Laras K et coll . (2001) mentionnent à partir de deux rapports — Haksohusodo S, 1990 et Slemons RD, 1984, qu’en 1983, dans le centre de l’île de Java en Indonésie, était survenue une épidémie de chikungunya dont le taux d’attaque avait été de 70 à 90 %.

Les premiers travaux publiés relatifs à l’épidémie actuelle de l’océan indien rapportent une forte sécheresse et de fortes chaleurs survenues au Kenya à partir de janvier 2004 (ICEID, mars Chrétien, 2006), notamment sur les régions côtières. Six mois plus tard, une enquête de séroprévalence indiquait que 75 % de la population de Lamu et Mombasa était atteinte par le virus chikungunya à la suite d’une épidémie de forte ampleur. Les facteurs climatiques ont possiblement contribué au déclenchement général de l’épidémie de forte ampleur dans l’ensemble de la région, mais la relation causale reste à démontrer.

L’épidémiologie moléculaire de cette épidémie conduite par les différentes équipes (Charrel, 2006 ; Njengal, 2006 ; Schuffenecker, 2006 ; Yergolkar, 2006) confirme que la même souche a circulé dans l’ensemble de la région de l’océan indien à partir du début de l’année 2005 (avec un taux d’attaque supérieur à 63 % en Grande Comore), avant d’être détectée en Inde continentale à partir d’octobre 2005, après trente-deux ans d’absence de cette arbovirose (Yergolkar, 2006). Fin 2006, de nouveaux foyers étaient identifiés en Malaisie et en Indonésie (Figure 1).

FIG. 1. — Carte de la progression de l’épidémie de chikungunya d’origine est-africaine en 2004-2006 Un modèle aux conséquences épidémiologiques proches de celles d’une pandémie de grippe à l’échelle d’une région

De mars 2005 à la fin septembre 2006, l’Institut de Veille Sanitaire (InVS) estimait à 266 000 le nombre de cas de chikungunya à l’île de La Réunion (775 000 habitants). Parmi les cas de plus de dix ans, 273 personnes avaient été atteintes de formes sévères (avec mise en jeu du pronostic vital immédiat), 59 % avaient soixante cinq ans et plus, et l’infection par le virus chikungunya avait été confirmée chez 246 d’entre-eux. Cent un de ces cas sévères présentaient des co-morbidités et 27 % de ces cas confirmés sévères sont décédés. De plus, une transmission materno-fœtale a été rapportée 47 fois (confirmée pour 40 cas, dont un est décédé). Fin septembre 2006, 248 certificats portant la mention « chikungunya » parmi les causes directes ou indirectes de décès avaient été transmis à l’Inserm. L’âge médian au moment du décès était de soixante-dix neuf ans (de zéro à cent deux ans), et le sex-ratio (homme/femmes) de 0,95. En date du 6 juin 2006, l’InVS et l’Inserm ont conduit une analyse évaluant la surmortalité (toutes causes de décès) entre décembre 2005 et avril 2006, simultanément à la seconde vague épidémique, atteignant
un maximum de mortalité en excès de +34,4 % en février 2006, au moment du pic d’incidence (Flahault, 2006). Par ailleurs, l’Europe enregistrait de nombreux cas d’importation (807 cas rapportés en France, 117 au Royaume Uni fin septembre 2006, source InVS et Parola, 2006), laissant craindre la survenue future de cas, voire de foyers autochtones, y compris dans des régions septentrionales du globe où l’ Aedes albopictus poursuit sa progression inexorable Au cours du premier trimestre 2006, la situation de La Réunion ressemblait au scénario que prévoient de nombreux experts dans le cas d’une pandémie grippale en métropole : un important taux d’attaque (30 à 40 % de la population générale) et un excès de mortalité de toutes causes supérieur ou égal à 10 % entre janvier et mars (34,4 % en février 2006), soit des niveaux voisins, voire supérieurs en proportion à ceux liés à la canicule d’août 2003 (excès de mortalité de 15 000 décès), et très supérieurs à ceux attribués chaque année à la grippe saisonnière (où l’on enregistre en moyenne 4 % d’excès de mortalité au cours des mois épidémiques, avec 6 000 décès en excès attribuables à la grippe, en France). La différence notable avec un processus épidémique grippal est l’absence de contagiosité directe des malades. En effet, la transmission du virus en cause, étant vectorielle, a réduit ainsi, en partie, les contraintes de la prise en charge sanitaire. Ajouté aux conséquences sanitaires, l’impact économique direct et indirect de l’épidémie de chikungunya a été majeur sur l’île et pourrait constituer un « laboratoire » d’étude de l’impact d’une forte épidémie en pays développé. L ’Oxford Economic Forecasting Group a estimé entre 1 % et 6 % la perte du PIB causée par une prochaine pandémie grippale dans le monde (Rossi, 2005). Par analogie et en rapportant — rapidement et grossièrement — ces chiffres à l’île de La Réunion dont le PIB était de 9 317 millions d’euros en 2004, l’épidémie actuelle conduirait à des pertes de l’ordre cent à six cents millions d’euros. Pour mémoire le tourisme qui a été particulièrement affecté et qui occupait avant la crise le tiers des parts de marché du secteur dans l’océan indien et le deuxième rang après l’île Maurice, représentait trois cent soixante millions d’euros avant la crise épidémique, et sa chute était estimée en octobre 2006 d’environ 60 % à La Réunion.

Sociologie de la perception du risque

Une recherche a été conduite dès le mois d’avril 2006 à La Réunion, visant à connaître et à quantifier les perceptions, les attitudes, les croyances et les comportements de la population réunionnaise face à la maladie et au risque de la contracter. L’urgence de sa réalisation correspondait à un double souci : le premier était de produire des connaissances sur ces questions centrales, par ailleurs inédites en situation épidémique, et le second était d’établir un point zéro de référence permettant d’identifier les évolutions lors de futures enquê- tes. L’objectif générique d’une telle enquête était également double : d’une part,

FIG. 2. — Courbe de l’épidémie de chikungunya, La Réunion 2005-2006 (d’après les données publiées par l’InVS et la CIRE de La Réunion). L’axe des ordonnées est logarithmique.

(Figure réalisée par Pierre-Yves Boëlle).

identifier les facteurs déterminants des expositions et des comportements de protection en liaison avec les variables psycho-sociologiques des habitants de l’île afin d’éclairer les pouvoirs publics, d’autre part faire émerger un certain nombre de questions ou d’hypothèses à partir desquelles pourraient être lancées d’autres recherches ciblées plus approfondies. Après la décrue de l’épidémie au cours de l’hiver austral et alors que la plupart des experts prévoyaient de nouvelles recrudescences (voir ci-dessous les travaux de modélisation mathématique), les résultats de ces recherches s’avéraient particulièrement précieux pour l’élaboration de stratégies et de programmes de prévention, ainsi que pour la préparation des campagnes d’information et de communication à venir sur le chikungunya. Les principaux résultats indiquent que le fait d’être ouvrier avait multiplié le risque d’être contaminé par 1,97 et que le niveau d’études l’avait réduit de 25 % à chaque élévation d’un degré dans la grille des catégories socio-professionnelles utilisée (Odds-Ratio = 0,74). Enfin et surtout, le fait d’habiter une maison individuelle avec un jardin l’avait multiplié par 3,68. Le profil sociodémographique d’un Réunionnais « à risque » en 2006 (Figure 3) était donc celui classique des épidémies de maladies infectieuses transmissibles — catégories sociales les plus défavorisées — mais auquel s’ajoutait ici le fait de vivre dans une maison individuelle avec un jardin. De fait, la plupart des Réunionnais, même d’origine modeste, vivent dans de petites cases créoles aux jardins très fournis qui hébergent

FIG. 3. — Analyse par un procédé bio-informatique des données sociologiques (SocioPuce©) acquises sur l’île de La Réunion en avril 2006 (Michel Setbon, Jocelyn Raude, Pierre Capeau et Antoine Flahault). Apparaissent peu contaminées (moitié droite des colonnes de la figure) les personnes peu fatalistes, croyant en l’existence d’une protection efficace, vivant en appartement sans jardin, ayant des revenus élevés, un niveau d’étude supérieur, ayant peu de proches atteint, et utilisant souvent des répulsifs en spray ou crème.

Echantillon représentatif de1000 personnes de la population réunionnaise de plus de 15 ans, avril 2006.

d’excellents gîtes. Cette étude a permis de constater, que face à une exposition comparable, les groupes sociaux les plus favorisés s’étaient mieux protégés contre le virus. Les moyens de protection qui paraissaient nettement réduire la probabilité de contamination étaient les sprays et les crèmes répulsifs. Ainsi, si 36 % des répondants qui rapportaient utiliser souvent ce moyen de protection avaient été contaminés par le virus au moment de l’enquête, ils étaient 48 % chez ceux qui ne l’utilisaient jamais ( p = 0,002). Cet effet protecteur persistait après ajustement sur le type d’habitat, c’est-à-dire en tenant compte indirectement de l’exposition des individus aux moustiques. Aucun des autres moyens de protection n’avait d’impact sensible sur la contamination. De plus, le degré d’ouverture à des croyances alternatives sur les origines ou les modes de transmission du chikungunya est significativement associé à la prévalence de la contamination et directement lié au défaut de protection. Ainsi, plus on croyait que le virus était susceptible de se transmettre par d’autres voies que le moustique, moins on avait tendance à se protéger contre ce dernier.

Le taux de reproduction de base du chikungunya

En épidémiologie un théorème définit le seuil épidémique lorsque le taux de reproduction de base (noté R0) dépasse la valeur 1. Ce taux R0 correspond au nombre de cas secondaires générés par un cas index, si toute la population est susceptible. Il est, pour les épidémiologistes, une sorte « d’échelle de Richter » des maladies transmissibles. Ainsi, la valeur du R0 la plus élevée connue en épidémiologie humaine est celle associée à la rougeole, de l’ordre de 20 en moyenne. Pour le SRAS, sa valeur moyenne est comprise entre 2 et 3. Pour la grippe, elle est un peu inférieure à 2. Pour le SRAS notamment, différentes valeurs de R0 ont pu être estimées à partir de plusieurs foyers épidémiques distincts, indiquant une variabilité parfois forte du taux de reproduction pour une même maladie, introduisant par exemple le concept de « superspreaders », individus à haut potentiel de contaminations. Un enseignement issu de l’épidémiologie théorique lie à ce taux de reproduction de base, la proportion (Pi) d’individus qui doivent être immunisés pour éviter tout risque de résurgence épidémique, Pi = 1 — 1/R0. Le taux de reproduction de base dépend de l’agent infectieux en cause (sa probabilité de transmission), mais aussi de la densité de population (c’est-à-dire la distance sociale entre les individus), et la durée de la période contagieuse. Concernant une maladie à transmission vectorielle, comme le chikungunya, ce taux dépend aussi de la densité de vecteurs et du cycle du virus chez le vecteur (l’ Aedes albopictus dans le cas de La Réunion).

Nous avons mis en œuvre une méthode d’estimation hebdomadaire du taux de reproduction à partir de la série chronologique des douze premiers mois de l’épidémie de chikungunya à la Réunion, de la semaine 13 de l’année 2005 à la semaine 13 de l’année 2006 (Figure 2). Elle indique que le taux de reproduction de base était de même ordre (entre 3 et 4) dans les épidémies réunionnaises de 2005 et 2006, ce qui suggère que tant que 75 % de la population n’aura pas été immunisée (infectée) par le virus du Chikungunya à La Réunion, le risque de résurgence épidémique restera majeur. Cette série chronologique indique aussi que le taux de reproduction est resté très voisin de 1 pendant tout l’hiver austral 2005, suggérant a posteriori un risque très élevé de ré-émergence épidémique pendant l’été 2005-2006. En octobre 2006, en appliquant aux données hebdomadaires fournies par la veille sanitaire, un même taux de reproduction (de l’ordre de 4) que celui estimé lors des deux épidémies précédentes, le modèle prévoyait en l’absence de toute mesure supplémentaire de lutte anti-vectorielle une recrudescence épidémique probable (Boëlle PY et Flahault A, communication interne).

L’observation des maladies transmissibles dans un centre de recherche et de veille créé à La Réunion en 2006

Nous analyserons les différentes composantes de l’observatoire des maladies émergentes en cours de mise en place à La Réunion :

En termes d’observation entomologique, les conditions propres aux diffé- rents pays de l’océan indien nécessitent de penser la surveillance en termes de réseau. La région du Sud Ouest de la zone constitue en effet un système insulaire comprenant de nombreuses îles interconnectées dont la taille est faible (Mascareignes, Comores…) ou importante (Madagascar). Ce réseau insulaire entretient d’importants échanges avec le proche continent africain mais aussi avec les autres continents. La diversité entomologique dépend notamment de la taille de l’île, de son environnement (incluant les phénomènes de dégradation environnementale), de son niveau de développement. Certains vecteurs sont communs à toutes les îles, d’autres sont endémiques d’une seule. Cependant cette diversité est soumise à de profonds bouleversements notamment en raison de l’intensité des échanges régionaux et intercontinentaux, principalement commerciaux, qui permettent l’introduction d’espèces exogènes.

La première fonction d’un réseau entomologique est d’éviter et/ou de détecter précocement l’importation et l’implantation d’espèces d’insectes potentiellement vecteurs (l’exemple de l’implantation récente d’ Ae. albopictus à Mayotte et son apparente absence aux Comores, illustre parfaitement le risque lié à l’introduction de moustiques exogènes).

La deuxième fonction du réseau entomologique est de détecter et de suivre la circulation de pathogènes chez les vecteurs (par exemple, le virus West Nile).

La troisième fonction est de surveiller les densités vectorielles à l’aide d’indicateurs pertinents et d’élaborer de « densités seuils » associées à un risque épidémique permettant la mise en place d’un système d’alerte précoce. Notons ici que l’épisode épidémique de chikungunya est à mettre en relation avec la probable augmentation de l’indice de Breteau (caracté- risant la densité des gîtes larvaires) pour Ae. albopictus à La Réunion depuis les années 2000. De la même manière, l’augmentation du nombre de piqûres d’ Anopheles funestus à Madagascar en 1985, s’était traduite par la survenue d’une épidémie de paludisme particulièrement sévère.

La quatrième fonction est d’évaluer en temps réel la sensibilité aux insecticides des différents vecteurs et de détecter l’apparition éventuelle de phénomènes de résistance.

La cinquième fonction du réseau est de permettre d’adapter les méthodes de lutte aux modifications des contextes entomologiques, environnementaux et socio-économiques.

Sur le plan épidémiologique, doivent être discutés les principaux indicateurs à recueillir et les principales méthodes à disposition des épidémiologistes (santé humaine et animale) et des entomologistes, afin d’assurer une observation précise et rigoureuse de l’état de santé des populations, particulièrement en situation d’émergence. L’intérêt du recours aux nouvelles technologies de
l’information dans certaines situations, de la télétransmission de données pour assurer en temps réel (par Internet) le traitement massif de données, a été souligné. Parmi les méthodes utiles pour la surveillance des émergences, l’importance de la constitution de réseaux sentinelles suivant des méthodologies harmonisées a été rappelée, tant en santé humaine (en reposant sur les soins de santé primaires), qu’animale ou entomologique. Le non recours aux soins d’une partie non négligeable de la population (qui est variable selon les milieux sociaux, les pays et les systèmes de santé, les pathologies…) demande que les déclarations de morbidité effectuées auprès des médecins sentinelles, dans les services d’urgence etc… soient complétées et validées par le recueil de données auprès d’échantillons représentatifs de la population. A cette fin la réalisation d’enquêtes répétées sur le terrain, la constitution de panels permanents pour le suivi de cohorte sont indispensables. Ces instruments permettent d’allier à une veille efficace au plus près de la population, une description des maladies et événements de santé et une analyse des déterminants et facteurs de risque, sur lesquels peuvent s’appuyer les recherches méthodologiques sur la veille, alimentant ainsi les recherches en modélisation. De même, la mise en place d’enquêtes de séroprévalence « rapides » sur des sérums congelés conservés à d’autres fins (par exemple sur la sérothèque constituée pour la sérologie de la toxoplasmose chez les femmes enceintes), y compris en cours d’épidémie, est de coût modique et a montré son utilité tant à La Réunion qu’à Mayotte notamment dans le cas du chikungunya en 2006, où il a permis de redresser les connaissances en termes de veille sanitaire, mais également au Kenya ou à la Grande Comore fin 2004 et début 2005.

En santé animale , un observatoire de l’infection virale des primates ( Cynomolgus, Macaca fascicularis ) et des lémuriens dans l’Océan indien est en cours de constitution et implique des collaborations avec Madagascar, Mayotte et l’île Maurice (en collaboration avec l’University of Mauritius et des fournisseurséleveurs de d’animaux destinés à l’expérimentation).

En matière de microbiologie , s’il n’est pas possible d’installer à court terme des structures de diagnostic et d’identification très complètes dans chacun des sites de la sous-région, il est nécessaire d’analyser la possible mise en place de laboratoires produisant les tests biologiques adaptés aux besoins régionaux et celle d’un maillage de petites structures utilisant des procédures diagnostiques simples, mais de haute qualité et parfaitement standardisées. Leur contribution au suivi épidémiologique et à la détection d’événements nouveaux pourrait être un élément clef du dispositif final.

Recherche clinique et épidémiologique sur les diagnostics, la prévention et les traitements.

L’un des attraits majeurs d’un centre de recherche localisé dans l’océan indien, est de disposer d’une plate forme de haut niveau d’équipement et de ressour-
ces humaines pour la réalisation d’études cliniques et d’expérimentation avec les meilleurs standards éthiques, réglementaires et de qualité sur les pathologies tropicales. La compétition internationale, vive à ce niveau, représente un défi que seule une coopération régionale forte est en mesure de relever. L’un des enjeux, est clairement d’attirer les grands groupes industriels pour venir développer leurs diagnostics, médicaments et vaccins visant les maladies tropicales. Actuellement la plupart de ces développements cliniques sont conduits à Puerto Rico (USA) et en Thaïlande, et bénéficient d’importantes infrastructures dans ce domaine. Les populations bénéficieraient plus rapidement des molécules en cours de développement par les infrastructures qui pourraient être mises en place par le projet. Les premiers exemples présentés ont été ceux concernant les essais visant à évaluer l’effet curatif et préventif de la chloroquine contre le virus du chikungunya cités ci-dessus. Ces essais doivent respecter, dans tous les pays participant au centre de recherche où ils seront menés, les impératifs réglementaires exigés par l’Agence européenne du médicament (EMEA) qui ont pour objectifs le respect de la protection des personnes et de l’éthique dans les recherches biomédicales.

La recherche en sciences humaines et sociales représente l’élément central de compréhension, tant des modalités de propagation des épidémies de maladies infectieuses vectorielles que d’adaptation des populations pour tenter d’en réduire la diffusion et les conséquences. D’un point de vue méthodologique, des enquêtes quantitatives et qualitatives devront être menées pour fournir un reflet aussi fidèle que possible des perceptions, comportements et attitudes des populations exposées en relation avec les facteurs qui les sous tendent. La diversité des cultures locales et des niveaux socioéconomiques de développement impose de multiplier les recherches en les adaptant aux contextes locaux : les perceptions qu’ont les populations des vecteurs, du risque d’être contaminées, de la maladie et des moyens de se protéger étant variables selon les lieux et les cultures, leurs déterminants ont peu de chance d’être identiques. D’un point de vue stratégique et organisationnel, la création d’un réseau de chercheurs en sciences de l’homme et de la société rompus aux techniques éprouvées d’enquêtes en population exposée, apparaît comme une impérieuse nécessité. Enfin d’un point de vue opérationnel, il serait judicieux de pouvoir organiser ces recherches à la fois en période épidémique et hors des périodes de propagation intensive du virus. On pourra ainsi, disposer de données capables de rendre compte des changements de perceptions et de comportements et ainsi d’évaluer les effets des programmes d’action et de communication publique.

Conclusion : l’émergence d’un modèle de recherche interdisciplinaire intégré

Adosser la recherche à la veille pour explorer les conditions d’émergence des épidémies nécessite l’élaboration d’un programme international sur les mala-
dies infectieuses humaines et animales, associant la recherche et la formation appuyées par l’innovation technologique diagnostique et thérapeutique. Ce programme viserait à doter les régions du monde les plus exposées, de moyens d’observation, d’anticipation, de prévention et de contrôle, les plus puissants et les plus modernes. C’est en fondant ce type de programme sur la recherche pluridisciplinaire, sur un partage des connaissances et des expé- riences que les nations pourront progresser dans la connaissance des mécanismes de leur survenue, qu’ils sauront mieux en prévoir la survenue, et qu’ils pourront apporter des solutions précoces pour les traiter.

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DISCUSSION

M. Jacques BATTIN

Que signifie le terme de chikungunya ?

Il semble qu’en Swahili (langue bantoue parlée en Tanzanie où la maladie a été identifiée pour la première fois, en 1952), ce mot signifie « la maladie qui tord les articulations », on a lu aussi « la maladie de l’homme courbé ».

M. Henri LECLERC

Une large enquête épidémiologique en France montre l’existence de plus de huit cents cas importés. Compte tenu de la présence Aedes albopictus dans certains départements n’existe-t-il pas une possibilité épidémique dans ces régions ? Le cycle biologique naturel des arbovirus implique habituellement les singes arboricoles. Or à La Réunion il n’existe pas de singes, réservoirs du virus ou amplificateurs du virus. Dès lors quel pourrait être le cycle naturel du virus dans cette région ?

Huit cent-sept cas de chikungunya d’importation avaient été rapportés en France métropolitaine à l’InVS en septembre 2006. De nombreux cas similaires ont été rapportés dans le reste de l’Europe, mais aussi aux USA, à Hong Kong notamment.

Ces cas revenaient de l’océan indien, et plus récemment d’Inde. Il est à craindre que de futurs cas reviennent des Maldives, du Sri Lanka, d’Indonésie, ou de Malaisie où le virus se répandait dès la fin 2006. La présence d’ Aedes albopictus (ou d’ Aedes aegyptii ) vecteurs du virus, dans de nombreuses régions du monde et pas seulement dans la bande inter-tropicale rend possible en effet le risque de survenue de cas autochtones, y compris en France, où l’on sait que le vecteur est présent (il a été identifié en 2006 en Corse ainsi qu’en région PACA). Il ne serait donc pas surprenant que des foyers autochtones de dengue ou de chikungunya surviennent dans les années à venir dans de grandes agglomérations en Europe, comme à Rome (ou de nombreux Aedes albopictus ont été repérés), Nice, Marseille, ou même à Paris, voire aux USA, en dehors de la saison froide. Deux options semblent possibles et sont en cours d’investigation. La première hypothèse serait que le virus aurait eu besoin d’un hôte amplificateur pour assurer sa diffusion. Plus de 1500 animaux vertébrés de toutes espèces ont été prélevés au décours de l’épidémie à La Réunion (entre mai et septembre 2006). A ma connaissance, aucun n’a été trouvé porteur du virus (les RT-PCR étaient toutes négatives), ce qui pourrait rejeter la présence de réservoirs. Mais l’étude sérologique des vertébrés est en cours, et pourrait révéler la présence d’hôtes amplificateurs dont le rôle dans le cycle naturel restera à explorer. A priori, notre connaissance d’ Aedes albopictus à la fois anthropophile et zoophile (la femelle semble réaliser ses repas sanguins auprès de toutes les espèces de vertébrés à sa disposition) irait en faveur d’un cycle naturel impliquant d’autres espèces que l’homme. La seconde option, serait que la densité de la population côtière de l’île (775 000 habitants, dont 95 % vit au-dessous de 800 mètres d’altitude, sur un territoire assez étroit), suffirait à entretenir la dynamique de
l’épidémie, sans qu’il ne soit nécessaire au cycle naturel d’avoir recours à des réservoirs ou des hôtes amplificateurs animaux.

M. Georges DAVID

Vous avez dans votre exposé accordé une place importante aux aspects sociaux, en particulier aux croyances de la population. Ce facteur est évidemment important puisqu’il conditionne le comportement de la population à l’égard des mesures de lutte. De ce point de vue vous nous avez apporté des données globales. Avez-vous étudié des sous-populations en fonction des différents facteurs par exemple degré d’éducation ou niveau social ? Par ailleurs ces données vous ont-elles permis de guider les opérations d’information de la population ?

L’équipe de Michel Setbon qui a conduit à La Réunion cette enquête sociologique a montré d’importantes différences de contamination de la population de l’île en fonction du statut socio-professionnel, du niveau d’éducation, et du niveau de ressources des foyers. Comme dans la plupart des maladies transmissibles, les populations les plus démunies se sont retrouvées les plus vulnérables vis-à-vis de l’épidémie. Le paradoxe de l’habitat où les maisons avec jardin ont été retrouvées comme facteur de risque au cours de l’épidémie réunionnaise n’est qu’apparent. En effet 80 % de la population vit dans des cases créoles avec cour (jardin). Les croyances alternatives sur le mode de transmission (par exemple la croyance en d’autres facteurs que le moustique) étaient plus fréquemment retrouvées dans les segments de la population moins éduquée ou moins fortunée. Ces données ont permis aux autorités sanitaires en charge de la gestion du risque et de la lutte contre l’épidémie de mobiliser les citoyens dans la lutte anti-vectorielle, en s’appuyant sur l’expérience de l’OMS à ce sujet, et en s’invitant dans les cases et dans les écoles par voie de presse, d’association, qui relayent les discours des scientifiques et des médecins.

M. Roger HENRION

Une explication plus attentive de la petite épidémie annonciatrice de 2005 n’auraitelle pas permis de lutter efficacement contre la multiplication des moustiques avant la saison chaude et humide et d’éviter ou de diminuer l’importance de la deuxième vague ?

N’est-il pas toujours un peu plus facile de « raconter le film » lorsqu’on en connaît la fin ? Peut-on aujourd’hui juger l’attention portée et l’action menée sur l’épidémie de 2005 sans être rapidement anachronique ? En revanche, relire le passé et tenter d’en tirer profit pour l’avenir, pour l’anticipation de nouveaux risques pourrait s’avérer très utile. Mais cela me semble un exercice très difficile. Par exemple, on assiste aujourd’hui à ce qui pourrait apparaître demain comme une répétition de l’histoire. En effet, au Kenya, à l’heure actuelle, sévit une épidémie de fièvre de la vallée du Rift, une zoonose virale transmise aussi par des moustiques. En quelques semaines, plusieurs dizaines de décès ont été rapportés chez l’homme. Quel est le potentiel épidémique de cette ré-émergence épidémique ? Dans quelle direction l’épidémie se dirigera-t-elle ? Vers Madagascar ou les Comores comme le chikungunya, ou vers l’Afrique sub-saharienne où les troupeaux représentent souvent la
principale subsitance de populations souvent déshéritées et malnutries qui vivent en étroite promiscuité avec leurs animaux ?

M. Pierre PÈNE

A-t-on évalué le coût de l’épidémie sur l’économie de La Réunion ?

La douloureuse crise du chikungunya à La Réunion et à Mayotte s’avère un modèle d’un immense intérêt scientifique et médical, puisque cette situation d’émergence épidémique n’est pas très éloignée de ce que pourrait être une vague pandémique de grippe dans une région très développée du monde. Cependant, il n’y a pas eu jusqu’à présent, à ma connaissance, de travaux académiques de recherche dans le domaine économique s’y rapportant. La Réunion a un PIB de près de 10 milliards d’euro ; le secteur du tourisme représentait 360 millions d’euro avant la crise sanitaire — une proportion inférieure à celle de la métropole, qui est de près de 7 % — et l’on peut craindre que l’épidémie aura un impact négatif de près de 60 % des recettes touristiques en 2006, soit plusieurs points dans le PIB, une prévision de l’ordre de celle de l’Oxford Forecasting Economic Group pour la pandémie grippale.

Sans évoquer les coûts médicaux directs et indirects d’une épidémie ayant frappé 40 % de la population de l’île. J’espère que des économistes se pencheront, même tardivement sur le sujet.

M. Claude CHASTEL

Est-il raisonnable de décrire La Réunion comme « un pays très développé » ?

N’est-il pas évident qu’il est absolument nécessaire que La Réunion soit pourvue rapidement d’un laboratoire de virologie très bien équipé et actif. Il permettrait de valider rapidement, sur le plan viral, les alertes découlant de la surveillance épidémiologique. Il faut, en effet, garder à l’esprit que La Réunion et Mayotte, peuvent à tout moment être menacées par d’autres virus zoonotiques, tel que celui de l’encéphalite japonaise, le virus Nipah ou encore le redouté virus H5N1, voire H9N2. Car ce qu’il s’est passé dans un sens pour le virus CHIK (lequel a gagné, à partir de La Réunion et de Maurice, l’Inde, la Malaisie, l’Indonésie) peut très bien fonctionner dans l’autre sens, c’est-à-dire de l’Inde et du sud-est asiatique, vers le sud-ouest de l’Océan indien. De plus, un laboratoire de virologie implanté à La Réunion pourrait jouer un rôle de « Laboratoire régional de référence » pour les États voisins et pour Mayotte.

La Réunion est une région ultra-périphérique d’Europe très développée au sens international et économique du terme (dotée d’un PIB par habitant et par an supérieur à 10 000 dollars).

La Réunion est déjà pourvue de plusieurs laboratoires de virologie et de personnels hospitaliers et de recherche de grande qualité (un laboratoire de haute sécurité L3 au CHD de Saint-Denis, un autre L3 au CIRAD à Saint-Pierre). Notre cellule cependant a préconisé le renforcement de ces infrastructures, ce qui est en train d’être fait, puisque se construit en ce moment même une animalerie A3 et deux autres laboratoire L2 à la Réunion, au sein d’un « centre de recherche et de veille » pour l’ensemble de la région de l’Océan Indien. Comme nous l’avons souligné avec Monsieur Chastel, cette région du monde représente une véritable porte d’entrée
des maladies émergentes pour l’Europe et nécessite des équipements et des personnels de très haut niveau. Le niveau de développement de La Réunion et son insertion en Europe sont une chance pour permettre l’installation d’équipements de grande qualité qui favoriseront l’attractivité auprès des chercheurs internationaux et des investissements publics et privés dans la recherche et le développement. Cet investissement à long terme est à notre sens le gage d’une meilleure anticipation sur les maladies émergentes.

M. François BRICAIRE

Pourquoi assiste-t-on à une extension aussi importante de l’épidémie de chikungunya vers le continent indien ? Peut-on considérer le chikungunya comme une maladie essentiellement bénigne ?

La dynamique spatio-temporelle d’une épidémie est complexe à modéliser et complexe à prévoir. L’extraordinaire accroissement de la population mondiale et notamment asiatique et africaine, mais aussi les mouvements de populations et de marchandises ne font qu’accroître les risques de diffusion des agents infectieux. En Inde, toutes les conditions étaient requises pour l’extension rapide du chikungunya qui aujourd’hui semble se répandre comme la dengue l’avait fait il y a quelques années. Le fait que la population mondiale, aujourd’hui de 6,1 milliards d’habitants, en comptera 9,5 milliards en 2050 selon les prévisions des démographes, ne contribuera probablement pas à inverser cette tendance. La notion de « bénignité » longtemps rapportée dans le cas du chikungunya, en partie aussi parce que les attaques mortelles rarissimes du virus n’étaient pas ou peu rapportées dans le passé récent où le virus a circulé, toujours en zones à faible niveau de développement économique, devient inacceptable lorsqu’on sait mieux en mesurer l’impact.

On a pu constater en effet à La Réunion le retentissement d’une épidémie frappant 40 % d’une population et laissant ses traces sur les personnes les plus vulnérables de la société, notamment les gens ayant des pathologies pré-existantes lourdes, ou les nourrissons contaminés au moment de l’accouchement. Le niveau de mortalité en excès (concept épidémiologique utilisé pendant la canicule d’août 2003 en métropole, ou chaque hiver pour la grippe saisonnière), a été exceptionnellement élevé, puisque le mois de février 2006 à La Réunion a connu un excès de mortalité de 34 % par rapport aux périodes comparables des années antérieures, un niveau que l’on pourrait attendre en cas de pandémie grippale, si l’on reprend cette analogie.

 

Bull. Acad. Natle Méd., 2007, 191, no 1, 113-128, séance du 9 janvier 2007