Résumé
La prévalence de l’insuffisance cardiaque a considérablement augmenté dans la population âgée dans l’ensemble des pays occidentaux. Cette pathologie s’associe à une lourde mortalité et à des hospitalisations prolongées et répétées. L’objet de ce travail est de présenter les résultats d’une enquête européenne, l’étude euro heart failure survey, conduite sur 2 780 patients octogénaires à partir d’une cohorte de près de 11 000 patients hospitalisés pour insuffisance cardiaque dans cent quinze hôpitaux appartenant à vingt quatre pays membres de la Société Européenne de Cardiologie. Les résultats montrent que les investigations pratiquées pour faire le diagnostic, comme la prise en charge thérapeutique, ne sont pas conformes aux recommandations internationales. Par ailleurs, l’insuffisance cardiaque de l’octogénaire s’associe à une très lourde mortalité intra-hospitalière et à court terme à douze semaines.
Summary
The prevalence of heart failure increases exponentially in the elderly population, particularly in western countries. Heart failure is associated with multiple and lengthy hospital stays and carries a high mortality rate. The authors analyzed management modalities of 2780 octogenarians enrolled in the 11 000-patient cohort of the Euro Heart Failure Survey I study. The patients were admitted for suspected or confirmed heart failure to 115 hospitals in 24 countries belonging to the European Society of Cardiology. The results show that diagnostic investigations and treatment modalities do not comply with international guidelines. The in-hospital and 12-week mortality rates were high.
INTRODUCTION
L’insuffisance cardiaque est associée à une lourde mortalité, des hospitalisations fréquentes et prolongées et constitue un fléau croissant pour les systèmes de santé dans les pays européens.
La prévalence augmente considérablement avec le vieillissement. Peu de données européennes sont disponibles sur les cohortes de patients âgés atteints de cette pathologie. Des études internationales suggèrent que la prise en charge de ces patients n’est pas conforme aux recommandations internationales concernant le diagnostic et le traitement de cette pathologie.
L’objet de cette présentation est de résumer les principales caractéristiques d’une cohorte de 2 780 patients octogénaires inclus dans l’enquête Euro Heart Failure Survey et d’analyser les modalités de prise en charge de ces patients.
Méthodes
Euro Heart failure Survey I a été conduite sous les auspices de la Société Européenne de Cardiologie entre mars 2000 et mai 2001 [1, 2]. L’objet était d’étudier l’application des recommandations européennes sur une cohorte de patients inclus dans cent quinze hôpitaux appartenant à vingt-quatre états membres de la Société Européenne de Cardiologie. Les inclusions ont été faites sur la base du volontariat et ont associé des « tandems » constitués d’hôpitaux généraux et d’hôpitaux universitaires.
Les critères d’inclusion étaient les suivants :
— diagnostic clinique d’insuffisance cardiaque à l’admission, — diagnostic d’insuffisance cardiaque porté à tout moment au cours des trois dernières années, — administration d’un diurétique par voie intraveineuse pour une raison autre qu’une insuffisance rénale dans les vingt quatre heures précédant l’hospitalisation, le décès ou la sortie, administration d’un traitement pour l’insuffisance cardiaque dans les vingt quatre heures précédent le décès ou la sortie.
La base de données a permis de regrouper 10 692 patients dont 2 780 étaient âgés de 80 ans ou plus (26 %) et nous avons comparé leur profil clinique, les modalités de traitement, la mortalité intra-hospitalière et à douze semaines à celle des patients âgés de moins de 80 ans (74 % de la cohorte).
Analyse statistique
Les valeurs catégorielles ont été comparées par le test du Chi de Person et les variables continues par test de Wilcoxon. Le niveau de significativité de 0,05 a été retenu pour la valeur de P.
Résultats
Démographie — co-morbidités — investigations :
Le tableau 1 indique les principales données démographiques dans les deux groupes : « A » âgés de 80 ans ou plus, « B » âgés de moins de 80 ans. On retient que chez les patients octogénaires, la proportion de patients de sexe masculin est plus faible et l’index de masse corporelle est également plus bas. Les octogénaires ont plus souvent été pris en charge dans des hôpitaux locaux ou généraux et dans les structures de médecine interne ou de médecine générale que les patients plus jeunes.
A l’admission, l’insuffisance cardiaque était moins souvent la cause principale d’hospitalisation. On observait plus souvent un diagnostic de fibrillation auriculaire rapide. L’étiologie ischémique était moins fréquente chez les octogénaires de même que des antécédents d’hypertension artérielle ou de diabète.
A l’exception de ces deux derniers facteurs, les autres facteurs co-morbides étaient constamment plus fréquents chez les patients octogénaires comme l’indique le tableau 2 : 15 % des malades octogénaires n’avaient pas de facteur co-morbide associé comparés à 25 % pour les patients âgés de moins de 80 ans. A l’inverse, les octogénaires avaient, dans 34 % des cas, au moins trois facteurs co-morbides contre 24 % dans le groupe B.
L’analyse de la fonction ventriculaire gauche a été faite moins fréquemment chez les octogénaires. Notamment, la fraction d’éjection ventriculaire gauche n’était rapportée que dans 38 % des cas contre 65 %, les dimensions ventriculaires rapportées dans un quart des cas seulement chez l’octogénaire. Lorsqu’elle était disponible, la valeur médiane de la fraction d’éjection était plus élevée chez les octogénaires que chez les malades plus jeunes. Ceci indique une fréquence plus élevée de l’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection préservée dans ce groupe de patients.
Pour les investigations biologiques, on retrouve plus fréquemment une anémie sévère chez les patients âgés et une altération significative de la fonction rénale. De même, il existe une plus grande fréquence de l’hyponatrémie chez les octogénaires que chez les patients du groupe B.
Les autres investigations cardiopulmonaires ont été faites significativement moins fréquemment chez les octogénaires que chez les patients plus jeunes (tableau 3).
Pronostic
La mortalité globale lors de l’hospitalisation a été significativement plus élevée (13,2 versus 5,3 %) chez les patients âgés et la mortalité non cardiovasculaire est également augmentée (6,8 versus 2,7 %). Il n’a pas été observé de différence du mode de décès cardiovasculaire entre les deux groupes. On note par contre une tendance à l’augmentation des décès liés à l’infection chez les octogénaires. A douze semaines,
TABLEAU 1. — Données démographiques Groupe A
Groupe B ( ≥ 80 ans) (< 80 ans)
P n = 2 780 n = 7 912
Age (années) 85,3 % 69 % <0,001 Sexe masculin 37 % 59 % <0,001 Index masse corporelle 24,7 % 26,7 % <0,001 Admission en :
Hôpital local (%) 88 % 75 % <0,001 Hôpital universitaire (%) 55 % 67 % <0,001 Médecine interne (%) 64 % 42 % <0,001 Cardiologie (%) 21 % 47 % <0,001 Cardiopathie ischémique (%) 55,1 % 61,8 % <0,001 Fibrillation auriculaire/TSV 49 % 40 % <0,001 TABLEAU 2. — Co-morbidités Groupe A
Groupe B (<80 ans) ( ≥ 80 ans)
P n = 7 912 n = 2 780
AVC/AIT 21,8 % 15,2 % <0,001 Syncope 18,0 % 14,3 % <0,001 Démence / confusion mentale 22,5 % 8,2 % <0,001 Hypertension 51,3 % 54,3 % 0,008 Insuffisance rénale 21,1 % 15,8 % <0,001 Diabète 22,3 % 28,9 % <0,001 Anémie sévère 22,9 % 19,3 % <0,001 Hb < 11,5 g/dl (hommes) Hb < 10,5 g/dl (femmes)
Goutte 6,6 % 4,9 % <0,001 Pathologie articulaire 13,0 % 9,6 % <0,001 Infection 41,5 % 30,2 % <0,01
TABLEAU 3. — Investigations paracliniques Groupe A
Groupe B ( ≥ 80 ans) (<80 ans)
P n = 2 780 n = 7 912
Laboratoire
Hémoglobine (g/dl)*
12,4 13,1 <0,001 Créatinine (µmol/l)*
112 102 <0,001 Filtration glomérulaire (ml/mn)*
47,5 60,3 <0,001 Hyponatrémie**
18,2 % Potassium (mmol/l) 4,2 14,1 % 0,008 Cholestérol 46,1 % 4,3 <0,001 Cholestérol total (mmol/dl)*
4,8 66,8 % <0,001 Investigations cardiopulmonaires 5,0 <0,001 (proportion de patients) 7,2 % Coronarographie 7,1 % 39,0 % <0,001 EFR 1,5 % 19,4 % <0,001 Imagerie de stress 2,9 % 6,5 % <0,001 Test d’effort 98,5 % 19,0 % <0,001 ECG 93,7 % 98,9 % 0,10 Radio thorax 92,4 % 0,02 * médiane et quartiles **# sodium < 135 mmol/l la surmortalité observée chez les octogénaires est retrouvée (21,8 versus 10,2 %). Par contre, la durée d’hospitalisation élevée dans les deux groupes est non significativement différente.
Traitement
En ce qui concerne le traitement, des différences significatives ont été observées entre les deux groupes (tableau 4) : les agents diurétiques sont plus fréquemment prescrits chez l’octogénaire. Ceci est lié essentiellement à l’utilisation plus importante du furosémide. A l’inverse, les inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC), les bêtabloquants (BB), la spironolactone et les agents inotropes intraveineux sont moins fréquemment prescrits chez les octogénaires que chez les patients plus jeunes. Par contraste, l’utilisation de médicaments symptomatiques tels que les dérivés nitrés ou la digoxine est plus importante chez les patients âgés.
On retrouve également une diminution des associations recommandées de médicaments tels que IEC/bêtabloquants dans le groupe A. De même, il existe un sous-
TABLEAU 4. — Traitement Groupe A
Groupe B ( ≥ 80 ans) (<80 ans)
P n = 2 780 n = 7 912
Diurétiques 91,5 % 85,6 % <0,001 Furosémide 83,7 % 73,9 % <0,001 Thiazidiques 7,6 % 12,3 % <0,001 Spironolactone 14,6 % 22,7 % 0,008 IEC 50,5 % 66,0 % <0,001 IEC fortes doses*
13,9 % 25,9 % <0,001 IEC / ARA II 53,6 % 69,7 % <0,001 Bêtabloquants 23,8 % 41,6 % <0,001 Fortes doses BB**
4,6 % 10,7 % <0,001 IV 4,9 % 8,0 % <0,001 Nitrés 49,4 % 46,8 % 0,02 Digoxine 34,4 % 29,8 % <0,001 Agents antithrombotiques 74,2 % 79,1 % <0,001 Anticoagulants oraux 14,7 % 25,9 % <0,001 Aspirine, Clopidogrel ou Dipyri53,1 % 50,6 % 0,02 damole 12,0 % 15,7 % <0,001 Anti-arythmiques 6,7 % 25,3 % <0,001 Hypolipémiants 40,1 % 33,7 % <0,001 Traitements gastro-intestinaux 31,2 % 22,8 % <0,001 Suppléments diététiques 36,5 % 28,4 % <0,001 Antibiotiques 23,3 % 19,2 % <0,001 Bronchodilatateurs 35,5 % 28,0 % <0,001 Médicaments neurologiques 25,8 % 16,6 % <0,001 Anti douleurs *
Enalapril ≥ 20 mg/jour ou Captopril ≥ 75 mg/jour ou Ramipril ≥ 5 mg/jour ou Perindopril ≥ 4 mg/jour ou Lisinopril ≥ 20 mg/jour ** Metoprolol succinate ≥ 100 mg/jour ou Aténolol ≥ 100 mg/jour ou Bisoprolol ≥ 5 mg/jour ou Carvedilol ≥ 25 mlg/jour dosage des médicaments recommandés lorsque ceux-ci sont utilisés et, en particulier, la proportion de doses élevées d’IEC et de bêtabloquants est plus faible dans ce groupe.
Concernant les anticoagulants et les antithrombotiques, les deux classes sont prescrites moins fréquemment chez les octogénaires. Cela est essentiellement lié à une diminution très importante de la prescription de Warfarine et des anticoagulants oraux alors que l’utilisation d’aspirine, clopidogrel et dipyridamole est discrètement augmentée chez l’octogénaire.
Discussion et conclusion
Cette importante cohorte d’octogénaires nous permet de mettre en évidence le fait que le profil clinique des patients est différent de celui des patients plus jeunes avec une augmentation très importante du nombre de facteurs co-morbides. Les modalités de diagnostic de l’insuffisance cardiaque sont également significativement différentes de ce qui est observé chez les patients plus jeunes avec un moindre recours aux investigations cardiologiques et, notamment, à l’évaluation de la fonction cardiaque par échocardiographie ou autre test cardiopulmonaire.
Au plan thérapeutique, il existe une sous-prescription à la fois en pourcentage et en dosage des médications recommandées telles que inhibiteurs de l’enzyme de conversion et bêtabloquants, alors que des médicaments symptomatiques de l’insuffisance cardiaque tels que dérivés nitrés et digitaliques sont prescrits plus fréquemment.
Le pronostic lié à l’insuffisance cardiaque du sujet âgé est significativement plus péjoratif que ce qui est observé chez le sujet plus jeune. L’enquête européenne permet de le confirmer à la fois au cours de l’hospitalisation et à douze semaines de suivi.
De nombreux facteurs peuvent être invoqués pour expliquer le fait que la prise en charge du patient insuffisant cardiaque âgé est différente de celle du sujet plus jeune :
— difficultés liées à la fragilité du terrain et à l’existence de facteurs de co-morbidité, — apparition d’effets secondaires des médicaments recommandés, — contre-indication à l’emploi de certains médicaments, — profils particuliers de l’insuffisance cardiaque de l’octogénaire avec une plus grande prévalence de l’insuffisance cardiaque dite à fonction systolique préservée [3].
Quoi qu’il en soit, il existe un contraste entre une mauvaise application des recommandations internationales sur la prise en charge de l’insuffisance cardiaque du sujet âgé et une lourde mortalité hospitalière [4, 5].
On a montré qu’une adhésion aux recommandations concernant le traitement de l’insuffisance cardiaque était associée à une réduction des hospitalisations cardiovasculaires et pour insuffisance cardiaque [6]. Cette observation justifie donc d’entreprendre une meilleure éducation des acteurs de santé impliqués et de renforcer les liens entre gérontologues et cardiologues afin d’optimiser la prise en charge de cette pathologie dans ce groupe de patients.
BIBLIOGRAPHIE [1] CLELAND J.G.J., SWEDBERG K., FOLLATH F. et al. — The Euro heart failure Survey programme.
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[2] KOMAJDA M., FOLLATH F., SWEDBERG K. et al. — The Euro heart Failure Survey programme.
A survey on the quality of care among patients with heart failure in Europe. part II : treatment.
Eur. Heart. J. , 2003, 24 , 464-74.
[3] LENZEN M.J., SCHOLTE O.P., REIMER W.J., BOERSMA E. et al. — Differences between patients with a preserved and a depressed left ventricular function : a report from the Euro heart Failure Survey. Eur. Heart. J. , 2004, 25 , 1214-20.
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DISCUSSION
M. Jacques-Louis BINET
Dans votre étude sur la prise en charge des sujets âgés en insuffisance cardiaque, vous notez la fréquence de l’anémie aussi observée par Yves Logeais dans sa série chirurgicale. Ne transfuse-t-on plus assez en France ? Vous avez aussi montré qu’un nombre insuffisant de sujets âgés avec insuffisance cardiaque n’est pas hospitalisé en cardiologie. Doit-on créer des services de cardiologie pour sujets âgés ?
L’anémie observée au cours de l’insuffisance cardiaque est multifactorielle et non liée seulement à une hémorragie occulte. Des facteurs inflammatoires jouent un rôle important notamment les cytokines. Des études ont lieu actuellement pour tester le bénéfice de supplémentation en fer et de l’érythropoïétine. La fréquence très importante de l’IC chez le sujet âgé devrait conduire à une meilleure articulation des spécialités gérontologie et cardiologie et à une réflexion sur des structures de soins spécialisées dans la prise en charge de cette pathologie comme il en existe dans de nombreux pays.
M. André VACHERON
Quelle est la proportion des insuffisances cardiaques à fonction systolique concernées dans l’étude Euro Heart Failure Survey ?
Dans le sous groupe de patients chez lesquels était mesurée la fraction d’éjection, 46 % de la population globale et 61 % des octogénaires répondaient aux critères de fraction d’éjection préservée.
M. Alain LARCAN
Ayant fait ma thèse (1957) sur les syndromes cardio-hématiques dans le syndrome cardioanémique, l’anémie même modeste, peut être un facteur révélateur d’une cardio-angiosclérose jusque-là silencieuse. Ne faut-il pas être très prudent dans la prescription des IEC et
des spironolactones, compte tenu de la très grande fréquence de l’insuffisance rénale chez le sujet âgé ? Enfin, il ne faut pas oublier l’aspect inotrope négatif des bêta-bloquants qui peuvent être à l’origine d’œdèmes pulmonaires aigus, peut-être en raison d’imprudence de prescriptions.
L’emploi des IEC et des antagonistes de l’aldostérone doit être effectivement précautionneux chez le sujet âgé, du fait de l’altération de la fonction rénale. Certaines études ont montré, en particulier au Canada, que l’utilisation inappropriée et sans contrôle sérieux de la spironolactone avait induit une forte augmentation des hyperkaliémies sévères. Il faut donc surveiller de près la fonction rénale et le ionogramme chez ces patients. A l’inverse, il n’y a pas de raison scientifiquement établie de ne pas prescrire les traitements recommandés dans ces limites. Pour les bêta-bloquants, il est recommandé pour éviter les intolérances de débuter par de petites doses puis d’augmenter progressivement la posologie sous surveillance.
* Service de Cardiologie Médicale — Institut de Cardiologie — Groupe Hospitalier PitiéSalpêtrière — 47/83 boulevard de l’Hôpital — 75651 PARIS cedex 13. Tirés à part : Professeur Michel KOMAJDA, même adresse. Article reçu et accepté le 27 mars 2006.
Bull. Acad. Natle Méd., 2006, 190, nos 4-5, 817-824, séance du 4 avril 2006