Résumé
Premier facteur de mortalité au dix-huitième siècle, la variole tuait, chaque année, 50 000 à 80 000 personnes en France, 25 000 à 30 000 en Angleterre. En 1796, Edward Jenner découvrait les fabuleuses propriétés de ce cowpox qui, transplanté de la vache à l’homme, immunisait contre le fléau. Entre 1800 et 1850, quelques centaines de vaccinateurs ont participé à une croisade sans précédent contre la variole sillonnant les campagnes, de village en village, de chaumière en chaumière, luttant contre la routine, et, parfois, contre l’hostilité des maires ou des curés. De surcroît, il n’était pas rare que le cowpox vînt à manquer ou perdît de sa virulence. Malgré tout, leurs efforts ont été couronnés de succès : au dixneuvième siècle, la mortalité variolique s’effondre de 90 %.
Summary
First factor of mortality at the eighteenth century, smallpox killed each year about 50.000 to 80.000 people in France and 25.000 to 30.000 in England. In 1796, Edward Jenner discovered the fabulous properties of the cowpox which, transplanted from cow to human, immunized against the disease. In France, between 1800 and 1850, a few hundreds of vaccinators took part in a significant crusade against smallpox. They went in the villages and the thatched cottages, fought against the routine, and, sometimes, against the hostility of the mayors or the priests. Moreover, the cow-pox often missed or lost its strength. Despite everything, their efforts were crowned success : during the nineteenth century, small-pox mortality drops by 90 %.
En octobre 1977, le somalien Ali Maow Maalin, de Merka, près de Mogadishu, guérissait de la variole. L’heureux événement n’aurait pas mérité de faire date si Ali Maow Maalin n’était devenu le dernier variolé à ce jour recensé. Tel était l’aboutissement d’une aventure commencée en 1796 avec la vaccination d’un petit anglais de 7 ans, James Phibbs, par un certain Edward Jenner.
La variole, qui semble aussi vieille que le monde, est en fait une maladie relativement « nouvelle ». Elle n’a laissé aucune trace dans l’Antiquité. Point de visages grêlés parmi les bustes romains ni de sobriquet annonçant « le grêlé » à l’instar de Cicero , le « pois chiche », ou de
Varrus « la verrue ». Lacunes fort significatives chez un peuple qui vouait un culte au détail anatomique.
Une ancienne tradition fait remonter l’irruption de la variole en Occident au VIIème siècle de notre ère. Introduite par les Sarrasins, elle aurait été importée d’ExtrêmeOrient où elle existait de toute éternité. Pareille thèse semble peu probable : pourquoi une maladie aussi contagieuse aurait-elle attendu si longtemps avant de faire le grand voyage, alors que des liens commerciaux s’étaient tissés entre l’Orient et l’Occident dès l’Antiquité 1 ?
En fait, jusqu’à la fin du XVIIème règne une très grande confusion dans le domaine des maladies infectieuses et éruptives. En 1560, Ambroise Paré entretient cette confusion en publiant un Traité de la peste, de la petite vérole et de la rougeole , où l’amalgame est poussé si loin qu’il semble évoquer une même entité morbide.
Rougeole, scarlatine et petite vérole, sont mises dans le même sac et, parfois, désignées toutes trois sous le vocable de « petites véroles ». Le terme « variole », qui vient du latin « variolae » (tubercules, boutons), est une appellation générique d’ailleurs peu significative. Aussi est-il parfois nécessaire de la nuancer : on parlera de « grosse vérole » pour la syphilis ou de « petite vérole volante » pour la varicelle.
Beaucoup plus explicites sont les termes faisant allusion à la grêle semée par le pic-pivert : picotte, pocken, pox… En France, c’est Arnaud de Villeneuve qui, pour la première fois, emploie le terme de « picotte », ce qui semble indiquer que le mal était bien en place dès le XIIème siècle.
Lorsque, à la fin du XVIIème siècle, la variole est clairement identifiée, elle apparaît comme une maladie terrifiante.
1. Telle est la thèse soutenue au Moyen-Age par Guy de Chauliac et reprise au XVIIIe siècle par l’historien de la variole J.-J. Paulet dans son Histoire de la petite vérole (Paris, 1766, T. I, p. 83) . Le Dr
Husson, président du Comité de vaccine, reste fidèle à cette tradition dans le
Dictionnaire des Sciences médicales de Panckouke, verbo « Variole », Paris, 1821, T. 56, p. 36.
Le faciès du mal
Au congrès médical qui se tenait à Rastadt en 1798 sur le thème de « l’extirpation de la variole », un congressiste, le docteur Faust, brossait un éloquent bilan : deux personnes sur 10 ne contractent jamais la variole en raison d’une mort prématurée, 8 sur 10 la contractent un jour ou l’autre et 1 malade sur 7 en meurt 2.
Au XVIIIème siècle, la variole tuait en France environ 50 000 personnes par an et 25 à 30 000 en Angleterre 3. Elle était donc deux fois plus meurtrière que ne l’était la peste au siècle précédent. Celle-ci tuait 4 à 5 % des populations alors que la variole en tue 8 à 10 % 4. Mais alors que la peste frappait de façon traumatisante, tous les 10 à 20 ans, opérant de massives coupes claires, la variole suit un cours paisible en élimant les populations de façon régulière sans jamais sabrer dans la masse. D’où une certaine accoutumance au fléau et une sorte de fatalisme à son égard.
Ce n’en était pas moins un mal dont le faciès, aujourd’hui oublié, a inspiré de terribles récits, à l’image de la description brossée par le docteur Faust :
• « Est-elle bénigne ? Le nombre de boutons est inférieur à mille. Beaucoup de douleurs, d’angoisses, de souffrances […] » ;
• « Est-elle maligne ? Plusieurs milliers de boutons. Le corps en est à moitié couvert.
Fièvre forte et maligne pendant l’inflammation et la suppuration. La peau enflée est fortement tendue ; grandes douleurs, oppression de poitrine et angoisses ;
rêveries ; les yeux clos par le gonflement des paupières ; le corps inondé de pus et couvert de croûtes galeuses […] » L’horreur culmine avec la petite vérole confluente :
• « Nombre infini de boutons depuis la tête jusqu’aux pieds. Le corps plongé dans l’huile bouillante. Avec la suppuration, le visage monstrueusement enflé et défiguré ; les yeux clos, le gosier enflammé, fermé, ne pouvant avaler l’eau que son râle demande sans cesse ; le malade privé de lumière, d’air et d’eau […]. Tout le corps pus et pustules, ne pouvant ni se mouvoir ni être touché, gémissant et gisant immobile, la partie sur laquelle il repose souvent gangrenée. Odeur pestilentielle ».
Au terme de la période de dessiccation, les croûtes tombent par plaques tandis qu’un véritable masque se détache du visage.
La médecine était, comme aujourd’hui, complètement désarmée une fois la petite vérole déclarée. Mais depuis longtemps existait dans les campagnes un procédé empirique d’immunisation : l’inoculation variolique ou variolisation. Il s’agissait de prélever dans la pustule d’un variolé un peu de pus et de l’inoculer à un enfant sain.
2. Dr Faust, Communication au congrès de Rastadt sur l’extirpation de la petite vérole, 1798, A.N.
(Archives Nationales), F 124.
3. Selon Charles de La Condamine, Histoire de l’inoculation de la petite vérole . Amsterdam, 1773.
Estimation corroborée par les calculs de l’ensemble des auteurs.
4. Selon le Dr Jean-Noël Biraben, Les Hommes et la peste . Paris : Mouton, 1976.
Celui-ci contractait alors une petite vérole artificielle généralement bénigne, contrairement à la petite vérole contractée par voie atmosphérique.
Cette méthode, pratiquée aussi bien dans nos campagnes qu’en Orient et en Extrême-Orient, commença, à partir de 1720, à se répandre, dans sa version médicalisée, dans les milieux bourgeois et aristocratiques d’Europe.
Était-ce la panacée ? Non, car le risque de contracter une petite vérole mortelle par inoculation existait. Certains l’évaluaient à 1/50, d’autres à 1/250 ou 1/1000.
Fallait-il donc courir un léger risque immédiat pour s’épargner un risque plus grand, mais indéterminé dans le temps ? Tel était l’enjeu de l’une des grandes polémiques de la fin du XVIIIème siècle : la querelle de l’inoculation.
Les choses étaient en l’état lorsqu’un inoculateur anglais du Gloucester, le docteur Edward Jenner, s’aperçoit que certains vachers sont réfractaires à l’inoculation.
Remarquable observateur, il a vite fait de percer le mystère : tous ont contracté, au contact du pis de la vache, le cowpox, c’est-à-dire la petite vérole de la vache, maladie bénigne qui immunise à bon compte contre la variole de l’homme.
En 1796, Jenner inocule un peu de cowpox dans le bras du petit James Phibbs, qui n’a jamais eu la variole. Une pustule se forme. Trois semaines plus tard, il lui inocule du pus de variole humaine. Rien ne s’ensuit. L’enfant a reçu l’immunité antivariolique. Le premier « vaccin » (du latin vaca , vache) est né.
Après deux ans d’expérimentation, Jenner rédige un mémoire qu’il adresse aux Philosophical transactions , revue la plus prestigieuse au monde qui a jadis publié les travaux de Newton. Qu’aura pensé le comité de lecture de cette panacée de colportage ? Nul n’en saura rien, Jenner n’ayant jamais reçu de réponse, et c’est à compte d’auteur qu’il en est réduit à publier des travaux qui vont sauver des millions de vies 5.
Après un accueil glacial, la diffusion de la vaccine est foudroyante. Entre 1800 et 1804, c’est le monde entier qu’elle conquiert. De sa diffusion en France, les Archives Nationales ont gardé des traces précieuses et nombreuses.
La vaccine conquiert la France : forces d’impulsion et d’inertie
En 1811, le docteur Husson, président du Comité Central de Vaccine, écrivait dans le Bulletin central du Comité de Vaccine : « Bientôt nous touchons à l’époque où la petite vérole ne sera plus connue que par le souvenir de la terreur qu’elle inspirait et par le sentiment de la reconnaissance pour la pratique salutaire qui nous aura délivrés de ce fléau » 6.
A cette date, 2 500 000 vaccinations ont été pratiquées dans l’étendue de l’Empire et sur le territoire de la France. La variole, qui tuait 50 000 personnes en 1800, n’en tue plus que 5 000. Comment en est-on arrivé là ?
5. Sur Edouard Jenner. cf. Pr. Hervé Bazin. — Ce bon docteur Jenner , Vincennes, Editions Josette
Lyon, 1997.
6. Dr Husson. — Bulletin du Comité central de Vaccine , 1811, p. 3.
En 1800, il n’existe en France aucune structure sanitaire susceptible d’assurer la diffusion massive d’une pratique médicale. Un comité central et des comités départementaux de vaccine sont donc créés dès 1801. Préfets, maires, autorités religieuses, médecins, sages-femmes et curés sont mis en demeure d’encourager la propagation de la vaccine ou de vacciner eux-mêmes.
La diffusion de la méthode n’est pourtant pas uniforme. D’un département à l’autre, d’une année sur l’autre, les bilans changent du tout au tout. Plusieurs raisons expliquent le phénomène. Il suffit qu’un préfet à poigne prenne les choses en main ou que le conseil général vote un crédit spécial pour que la courbe des vaccinations s’envole jusqu’à 80 % ou 90 % des naissances. Parfois, c’est un vaccinateur zélé qui, à lui seul, infléchit la tendance. Vient-il à décéder ou tombe-t-il malade et c’est toute la bonne marche des opérations qui est remise en cause. Enfin, les pouvoirs prophylactiques de la vaccine crèvent les yeux. En période d’épidémie, les personnes vaccinées sont toutes épargnées, ce qui n’est pas le cas des autres. Rien de tel pour « doper » l’élan vaccinal !
Mais la vaccination de la population française n’a pas été une affaire de tout repos.
Des forces d’inertie considérables travaillent les campagnes.
Un peu partout, les vaccinateurs déplorent « l’apathie », « l’insouciance », « l’indifférence », l’éloignement et la routine qui font obstacle à la diffusion de la vaccine.
Dans sa forme la plus réservée, cette apathie est faite de pudeur. Certains paysans ne refusent-ils pas la vaccine parce qu’elle est gratuite ? Ainsi le préfet de Tarn-etGaronne peut-il écrire au ministre de l’Intérieur, en 1812 : « A Montauban, on vaccine gratuitement dans une salle des hospices, mais le peuple regarde comme une honte d’aller à l’hospice. » Force est donc de vacciner gratuitement riches et pauvres pour éviter toute forme de ségrégation pouvant être perçue comme infamante 7.
Cette pudeur est fort mal interprétée par certains vaccinateurs. C’est avec une pointe d’ironie malveillante que le docteur Laparra (Cantal) évoque l’absence de tel enfant à la séance de vaccination car « son modeste costume avait empêché sa vaniteuse mère de l’exposer, lui, si gentil, mais hélas ! si mal mis, aux yeux malignement scrutateurs des autres mères » 8.
A l’inverse, les riches n’éprouvent aucun scrupule à se faire vacciner gratuitement.
Cette prétendue « apathie » dérive encore d’une forme de fatalisme face à la mort qui fauche tant d’enfants. La résignation aidant, on invoque les décrets de Dieu. La variole, d’essence divine, viendrait au secours des parents incapables de nourrir toute leur progéniture. Irréductibles à de tels arguments, vaccinateurs et administrateurs taxent les paysans de barbarie.
En 1806, le maire de Châtillon écrit au préfet des Vosges : « Il est encore un obstacle que j’ai rencontré : mais je n’ose et ne sais comment m’exprimer : il fait frémir la 7. Montauban, le 1er décembre 1812, A.N., F8 120.
8. Séance du Comité départemental de vaccine du 5 avril 1841, A.D. (Archives départementales) du Cantal, 88 M1.
nature. J’ai trouvé, Monsieur, des hommes assez insensibles, que dis-je, assez cruels pour soustraire leurs enfans à cette opération dans la crainte de les conserver. Je les ai entendus dire qu’ils seroient bien fâchés si la petite vérole ne venoit pas diminuer leur famille » 9.
Un vaccinateur, docteur Bulloz, « signale, en gémissant amèrement, le froid et barbare calcul que font quelques parents chargés d’une famille nombreuse, que la variole leur viendra en aide en leur enlevant quelques-uns de leurs enfants que, dans cet espoir, ils refusent de faire vacciner » 10.
A cette « apathie » s’ajoute la force d’inertie créée par l’existence d’un certain nombre de préjugés.
Voici d’abord le mythe de la vertu dépuratoire de la variole. La variole, dit-on, purge l’organisme d’un certain nombre de principes morbides qui l’imprègnent depuis la naissance. Pour reprendre une expression de l’époque, elle constitue un « émontoire qui débarrasse l’économie d’humeurs qui plus tard doivent devenir funestes » 11. La douceur des effets de la vaccine est elle-même une cause de suspicion. « Que peuvent, dit-on, un, deux, quatre, six boutons sur la masse des humeurs » 12. A Paris, le docteur Calabre de Breure constate que les classes populaires ont de la peine à « concevoir qu’un seul atome de fluide vaccin inséré dans nos humeurs puisse, par son action calme et pour ainsi dire insensible, neutraliser un germe si puissant » 13.
D’une façon générale, la vaccine est suspectée d’être à l’origine de toutes les maladies qui surviennent dans les jours qui suivent l’opération. On l’accuse encore de transmettre le scorbut, les mauvaises mœurs, l’imbécillité… Elle serait même à l’origine de la prétendue cécité du roi de Rome. Mais si de telles calamités sont imaginaires, il faut reconnaître que, diffusé de façon massive et encore mal contrô- lée, le vaccin présente de réels dangers, du moins jusqu’à la généralisation de la vaccine animale, après 1870. En effet, prélevé dans la pustule d’un enfant qui n’est pas toujours sain, il peut transmettre toutes sortes de dermatoses et la variole elle-même lorsque le vaccinifère a été vacciné alors qu’il était en état d’incubation.
Vers le milieu du siècle, le cowpox humanisé est devenu particulièrement dangereux. Transmis de bras à bras pendant un demi-siècle, il s’est enrichi de germes pathogènes et il n’est pas rare qu’il soit devenu l’agent de transmission de la syphilis vaccinale.
Même frelaté, ce fluide reste précieux et sa pénurie est devenue le cauchemar des vaccinateurs. En l’absence de technique de conservation du virus vaccin, toute souche est, à l’origine, expédiée dans les campagnes par le Comité central ou un hospice départemental à l’intérieur de tubes capillaires où il court le risque de s’adultérer. Le vaccinateur doit ensuite vacciner un enfant avec succès et entretenir 9. Maire de Châtillon au préfet des Vosges, Epinal, le 4 frimaire an 14, A.N. F8 116.
10. Rapport sur les vaccinations pour 1840, p. 43.
11. Rapport du Dr Gascon, Pont-Charra, le 12 décembre 1836, A.D. de l’Isère, 115 M2.
12. Dr Dugat. — Erreurs et préjugés populaires sur la vaccine et la petite vérole , Avignon, 1823, p. 30.
13. Lettre du Dr Calabre de Breure au ministre de l’Intérieur, sd (vers 1819), A.N., F8 124.
cette chaîne qui, de bras à bras, permet de conserver une source vive de vaccine. Les campagnes de vaccination ont généralement lieu au printemps. Pendant l’hiver, certains vaccinateurs en sont donc réduits à entretenir leur souche sur des journaliers ou des mendiants rémunérés.
Dans ses tournées, le vaccinateur doit se faire accompagner par un nourrisson « porte-vaccin ». La période durant laquelle la pustule peut fournir du fluide n’excède pas une dizaine de jours. Il faut donc vacciner un maximum d’enfants en ce laps de temps. De surcroît, les vaccinifères sont souvent des enfants des hospices civils dont personne ne connaît les parents. Aussi ont-ils la réputation d’être le fruit d’un libertinage dont le germe trouvera asile dans les humeurs des vaccinés.
Telles sont les forces d’inertie qui transforment la tournée du vaccinateur en chemin de croix. Comment cette épreuve se déroule-t-elle sur le terrain ?
Le vaccinateur de campagne sur le terrain
La propagation de la vaccine en France est l’œuvre d’une minorité de vaccinateurs dont les prouesses constituent l’une des plus étonnantes épopées de l’histoire de la médecine.
Toute campagne de vaccination suppose une triple intervention :
• Première intervention : vaccination de quelques enfants ;
• Deuxième intervention : 7 à 10 jours plus tard, prélèvement du virus vaccin sur ces mêmes enfants et vaccination de tout le village ;
• Troisième intervention : Contrôle de la bonne marche de la vaccine et revaccination en cas de vaccine avortée (dans 5 % des cas).
Un canton rural se compose au minimum d’une dizaine de communes. Un vaccinateur officie en général deux fois l’an, l’une au printemps, l’autre à l’automne. Bilan :
soixante déplacements.
Pour vacciner un maximum d’enfants, les séances doivent avoir lieu les jours de marché ou le dimanche, après la messe, dans une salle de la mairie ou au presbytère.
Très simple dans le principe, cette intervention tourne souvent à la confusion générale.
L’irruption du vaccinateur dans la vie de la commune peut provoquer des réactions très vives de la part du maire. Celui d’Hérange interdit au docteur Guipon de vacciner le dimanche, l’accuse de divertir ses administrés de leurs devoirs religieux et lui conseille d’assister à la messe plutôt que de vacciner 14. Dans le Haut-Rhin, le maire de Turcheim accueille le docteur Weinziger en ces termes : « Je n’ai pas besoin d’entendre des cris d’enfants ni de voir des tétons de femmes, je m’en moque 14. Antoine Guipon, officier de santé à Sarrebourg, au préfet de la Meurthe, le 17 septembre 1820, A.D. de la Meurthe-et-Moselle, 5 M 67.
bien » 15. Un troisième vaccinateur se voit contraint d’officier dans un débit de boisson au milieu d’une troupe de musiciens ambulants…
Les opérations de vaccine sont encore tributaires des travaux des champs. Sont-ils perturbés, les efforts des vaccinateurs le sont aussi. Les mauvaises années pour les récoltes sont aussi de mauvaises années pour la vaccine. L’impératif agricole est d’autant plus contraignant qu’il est délicat de vacciner des enfants dont personne ne pourra s’occuper durant la période des servitudes agraires.
On comprend mieux, dès lors, la fameuse « apathie » des paysans. Dans les campagnes, où tous les problèmes sont liés à la survie immédiate, la terre prime tout. La vaccine est peut-être un bienfait, mais les retombées en sont lointaines, abstraites.
Entre les médecins, qui accordent la priorité aux problèmes sanitaires, et les paysans, plus soucieux de récoltes que de vaccine, le malentendu est profond. Tel est l’un des aspects du séculaire clivage villes/campagnes encore aggravé par la préférence apparente accordée par les paysans au bétail : « Les paysans grossiers préfèrent soigner leurs bêtes qui forment leur ménagerie que de s’occuper de la santé de leurs enfans », écrit le préfet de l’Hérault 16. « Ils ne craignent point la dépense pour faire traiter leur bétail quand il est malade ; mais sont-ils indisposés, eux-mêmes ou leur famille, ils appellent rarement l’homme de l’art dans la crainte de faire de la dépense », renchérit le préfet des Deux-Sèvres 17. « Les paysans, qui courent sur les champs chercher des secours pour leurs bestiaux, ne font venir chez eux les médecins que lorsque les malades sont hors d’espoir de guérison » remarque le docteur Latour du Pin, de Grenoble 18.
Sur le terrain, ce clivage prend parfois des formes dramatiques et l’on a vu des vaccinateurs se faire accueillir à coup de cailloux.
Là-dessus se greffent une foule d’incidents locaux qui éclairent d’un jour original la vie en milieu rural.
A Merheim (Haut-Rhin), les parents refusent l’enfant vaccinifère qu’on leur propose et « réclament une autre femme » que la mère qui l’accompagne.
— Pourquoi une autre femme, demande le maire, celle-ci est très propre et regorge de santé. Son fils, sur lequel le médecin a pris le vaccin, est un vrai portrait d’ange et représente la santé elle-même.
— C’est à cause de la mère de cette femme, répondent les parents, la vieille Schmidt Pauleren, qui est réputée d’avoir trop aimé les hommes dans sa jeunesse.
« Il y a un siècle, conclut le maire. Quel motif ! Oui, je suis certain que, lorsque le comte de Paris fut vacciné, la duchesse d’Orléans n’aurait pas dédaigné ni la mère ni 15. Lette du Dr Weinziger au préfet du Bas-Rhin, A.D. du Bas-Rhin, 5 M 67.
16. Préfet de l’Hérault au ministre de l’Intérieur, Montpellier, le 8 juillet 1816, A.N. F8 110.
17. Préfet des Deux-Sèvres au ministre de l’Intérieur, Niort, le 12 juillet 1812, A.N. F8 125.
18. Dr Latour du Pin au ministre de l’Intérieur, le 18 décembre 1812, A.D. de l’Isère, 5 M 3.
l’enfant. Mais nos sales paysannes de Merxheim sont plus délicates que cela. Quel peuple ! ! ! » 19 Autre incident, pour le moins saugrenu, celui de la cloche d’Ottersthal (Bas-Rhin).
En 1855, le vaccinateur cantonal, le docteur Hirtz, y fait scandale en venant vacciner un dimanche et, pour comble d’audace, il ose battre le rappel des populations en faisant sonner la cloche de l’église, provoquant une très vive réaction du curé. Dans sa lettre au sous-préfet, le maire écrit : « Ce curé n’aimait pas, à la vérité, qu’un Israélite vînt vacciner dans sa paroisse un jour qui doit être consacré en entier au service du Dieu des Chrétiens […]. La plainte de M. le curé est fondée car elle est basée sur les règles du droit canonique, sur la jurisprudence des anciens parlements, sur un avis du Conseil d’État du 18 juin 1840, sur la loi du 18 Germinal an X… » 20.
A ces déboires, s’ajoute, à partir de la décennie 1820-1830, la crise de la vaccine.
La crise de la vaccine
Deux raisons se profilent à l’origine de cette crise : l’apparition des varioles après vaccine et la dégénérescence du fluide vaccin.
Qui, à l’aube de l’ère vaccinale, aurait pu se douter que l’immunité ainsi conférée ne durait qu’une dizaine d’années ? L’apparition des premières varioles chez les vaccinés, entre 1815 et 1820, ne suscite d’abord que scepticisme. Dans le soucis de ne pas discréditer la vaccine, toutes sortes de mauvaises raisons sont invoquées : vaccin frelaté, « fausses vaccines », « diathèse spécifique ». On incrimine aussi la responsabilité des sages-femmes vaccinatrices. Vers 1825-1830, il faut pourtant se rendre à l’évidence : la vaccine n’assure qu’une couverture temporaire et la nécessité de revacciner tous les dix ans s’impose. Sur les vaccinateurs, pour qui tout est à recommencer, plane l’ombre de Sisyphe et le spectre de la dépression nerveuse.
Quant au vaccin, il se dépouille de sa virulence en transitant de bras à bras. Au fil de ses pérégrinations, il s’est en effet enrichi d’éléments exogènes qui en diminuent l’efficacité. D’où la nécessité de recourir au cowpox originel. Celui-ci n’apparaît malheureusement au pis de la vache que de façon éphémère et rare. A partir de 1836, on parvient quelquefois à le dépister, à l’utiliser, mais, faute de pouvoir entretenir la nouvelle souche, celle-ci finit tôt ou tard par se mélanger avec l’ancienne à la faveur de la technique de bras à bras.
Or, depuis 1840, des médecins napolitains cultivent le cowpox sur génisse. En 1865, un étudiant en médecine, Ernest Chambon, apprend la nouvelle en lisant L’Union médicale . Aussitôt, le voilà parti pour Naples accompagné du docteur Lanoix. Il en reviendra avec une génisse vaccinifère. Les débuts de la vaccine animale seront pourtant très modestes en France, mais, après la grande épidémie de variole de 19. Lettre de M. Convert, officier de santé, à M. de Romilly, le 14 février 1834, A.D. de l’Aube, M 1558.
20. Correspondance de novembre et décembre 1855, A.D. du Bas-Rhin, 5 M 71.
1870-1871, la technique triomphe enfin tandis que commence pour la variole l’ère des derniers soubresauts.
Reste un dernier problème : traquer la variole dans ses retranchements équatoriaux et tropicaux. Sous ces climats, la vaccine s’adultère de façon instantanée. Le problème est résolu entre les deux guerres par le professeur André Fasquelle qui met au point le vaccin sec, dit aussi « vaccin lyophilisé », et c’est à ce vaccin que nous devons l’éradication mondiale de la variole.
Bull. Acad. Natle Méd., 2001, 185, no 4, 767-776, chronique historique