Communication scientifique
Séance du 10 mai 2011

Les brouillards du Laki en 1783. Volcanisme et crise sanitaire en Europe

MOTS-CLÉS : éruptions volcaniques. mortalite. santé mondiale
The Laki fog of 1783. Volcanic activity and health crises in Europe
KEY-WORDS : mortality. volcanic eruptions. world health

Emmanuel Garnier

Résumé

Brutalement, au cours du mois d’avril 2010, les grands de ce monde, les compagnies aériennes et bientôt les assureurs découvraient que non seulement le volcanisme pouvait concerner directement l’Europe mais, qu’en plus, ses cendres pouvaient mettre en cause la circulation aérienne des pays occidentaux. A l’instar de ce qui fut affirmé au lendemain de la tempête Xynthia, il s’agissait là d’un scénario totalement « inédit » et donc… imprévisible. Contre toute attente, les archives de la Société royale de médecine conservées dans la Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine et les registres paroissiaux européens livrent un cruel démenti à cette affirmation contemporaine. Le 8 juin 1783, le volcan islandais Laki entra dans une phase éruptive de près d’un an accompagnée du rejet massif de fumées qui, en quelques heures, furent observées à l’échelle de l’Europe par les correspondants de Vicq d’Azyr et du père Cotte. Ces « brouillards à l’odeur sulfurée », outre le climat de terreur qu’ils répandirent parmi les populations, furent très rapidement soupçonnés par les médecins hygiénistes de l’époque d’être « nocifs », une réalité amplement confirmée par la signature mortifère enregistrée par les curés de France et de Navarre dans leurs registres. Ainsi, à la perturbation du ciel, le Laki ajouta une crise sanitaire, bien inédite celle-ci.

Summary

Abruptly, in April 2010, airline companies, insurers and politicians discovered that volcanic ash from Iceland could disrupt air traffic throughout western Europe. Like the Xynthia storm that had hit the west coast of France a few years previously, this was a totally ‘‘ new ’’ and completely unexpected scenario. However, archives of the French Royal Society of Medicine preserved in the library of the National Academy of Medicine, together with European parochial registers, showed that this event was perfectly predictable. Indeed, on 8 June 1783, the Icelandic volcano Laki entered an eruptive phase lasting nearly a year, spewing massive amounts of smoke which, within hours, was observed in France by correspondents of Vicq d’Azyr and by Father Cotte. These ‘‘ sulfurous fogs ’’, in addition to terrorizing the population, were quickly suspected of being harmful to health. This fear was amply confirmed by the mortality peak recorded by priests of France and Navarre.

INTRODUCTION « Le 8 juin 1783, par une claire matinée de Pentecôte, un épais nuage de sable apparut au nord des montagnes. La nuée était si vaste qu’elle recouvrit rapidement toute la région, et si épaisse qu’elle obscurcit complètement le ciel. Cette nuit-là, de violentes secousses sismiques se firent ressentir » . Non, ce récit n’est pas tiré des trompettes de l’Apocalypse mais du fameux sermon eldmessa ( le sermon de feu ) du pasteur luthérien islandais Jon Steingrimsson. L’homme d’Eglise témoigne en direct de l’un des dérèglements climatiques les plus spectaculaires de l’histoire, bien avant de pouvoir incriminer le genre humain. Réfugiés dans leur église, les fidèles de Kirkjubaejarklaustur et leur pasteur assistent alors terrifiés à l’invasion de leur village par une coulée de lave qui, in extremis ou « miraculeusement », interrompt sa progression devant le sanctuaire. Cette journée fatidique fut précédée une semaine auparavant par de nombreux séismes ressentis par les communautés riveraines.

Le drame débute donc ce matin-là, à neuf heures précises, lorsque la terre s’ouvre dans la région de Sida (Sud de l’Islande) sur une longueur de vingt-cinq kilomètres, formant une fissure de cent trente cratères appelée volcan du Laki, en islandais Lakagigar . L’éruption aussi connue sous le nom de « feu de la rivière Skafta » produira durant les cinquante premiers jours près de dix km3 de lave, un débit énorme si on le compare avec la terrible éruption de l’Etna en 1983. Le débit moyen pour le Laki fut d’environ 2 200 m3 par seconde contre une moyenne de 1 à 2 m3 pour son homologue italien.

Or, plusieurs fonds d’archives autorisent aujourd’hui l’historien du climat à entreprendre une enquête inédite sur les impacts d’un événement qui eut un retentissement politique et social au moins comparable à l’éruption de l’Eyjafjöll en avril 2010. Parmi ces archives, celles de la Société royale de médecine constituent la pierre angulaire de la recherche. Conservées à la bibliothèque de l’Académie nationale de médecine, elles représentent une manne documentaire exceptionnelle et très largement sous exploitée à l’exception notable de l’enquête effectuée dans les années soixante-dix autour de Jean-Paul Desaive et Emmanuel Le Roy Ladurie [1]. Pour mémoire, rappelons que la Société royale de médecine fut créée par lettres patentes du 20 août 1778 à l’initiative de deux médecins prestigieux : Joseph-Marie-François de Lassonne, premier médecin du roi Louis XVI et Félix Vicq d’Azyr, médecin anatomiste renommé. Disposant d’un réseau d’environ cent cinquante correspondants répartis à l’échelle du monde connu de l’époque, la Société lança une vaste enquête sur les épidémies en fonction de ses convictions néo-hyppocratiques en vertu desquelles les médecins de l’époque cherchaient à établir une corrélation entre le climat et la morbidité. C’est ainsi que l’historien dispose des bordereaux mensuels remplis par les différents correspondants. Au verso figure le tableau météorologique comportant des observations instrumentales (températures, pression barométrique, hygrométrie), visuelles comme l’état du ciel et, enfin phénologiques (stades de la végétation). Le recto comporte pour sa part les rapports nosologiques. Concrètement, nous disposons d’un fonds de près cent dix-huit cartons cotés de 85 à 204 dont le contenu, malheureusement, est inégal selon le lieu et le correspondant. Il n’empê- che, les archives de la Société royale de médecine demeurent une source d’information de première main au regard des archives d’autres sociétés savantes comme la Societas meteorologica palatina et la Royal society of London [2]. A la faveur du programme en cours de l’ANR Chedar (Climate, Health and Environment ) et d’une collaboration scientifique avec le département de géographie de l’Université de Cambridge, l’auteur présente ici les premiers résultats d’un travail inachevé, il convient de le préciser.

Un voyage au long court « Annus mirabilis , l’année prodigieuse ! » Jamais un surnom fut aussi mérité pour désigner la séquence 1783-1784.

De facto , beaucoup de choses furent « prodigieuses » ou plutôt surprenantes et c’est l’accumulation de ces paramètres anormaux qui firent de l’événement islandais une bombe à retardement dont les effets se firent ressentir dans une bonne partie du globe. Comment expliquer une telle catastrophe ? Moins puissante que d’autres grandes éruptions (Tambora en 1815, Krakatau en 1883 ou le Pinatubo en 1991), celle du volcan islandais ne projeta les trois quarts de ses gaz que jusqu’à la couche inférieure de l’atmosphère (la troposphère) où circulent justement les pluies, les nuages et les vents de surface. Or, près de cent vingt-deux millions de tonnes de dioxyde sulfurique auraient été émis dans l’atmosphère, soit l’équivalent du Pinatubo tous les trois jours [3]. En temps normal, les vents dominants auraient dû pousser ce nuage toxique vers le Nord, en direction du cercle polaire, malheureusement l’été 1783 n’était pas un été normal. S’ils avaient existé à l’époque, les bulletins météorologiques estivaux auraient indiqué sur leurs cartes un front de hautes pressions très solidement installé sur le Nord-Est de l’Europe d’où elles attiraient les vents et le « brouillard » volcanique vers le Sud-est, vers… le continent européen.

Les témoignages visuels s’accumulent rapidement pour noter le périple du nuage volcanique à travers l’Europe. À celui du lieutenant de police nancéen Dorival qui, dès le 12 juin, signale dans son journal l’apparition d’un brouillard répond en écho celui de Placide Heinrich, bénédictin de l’abbaye St-Émerame de Ratisbonne.

Correspondant fidèle et assidu de la Société Royale de Médecine, il note son apparition le 18 juin. Le religieux parle d’une « boule de feu » dont le limbe est parfaitement visible et dépourvu de rayonnement solaire, rendant impossible son observation directe. Un peu partout en Europe, on mentionne un brouillard sec à l’odeur « sulfurée », accompagné d’un air « fort affligeant ». Les régions méditerranéennes ne font pas exception. À Montpellier, le naturaliste Mourgue de Montré- don est le premier à établir un rapport de causalité entre le brouillard et l’éruption du Laki dès le 17 juin. Pendant ce temps dans le royaume, l’inquiétude populaire grandit.

À Nancy, le policier Dorival s’inquiète de la « grande frayeur » parmi la populace qui colporte des rumeurs de fin du monde imminente [4]. À Paris, le libraire Hardy n’est pas moins explicite [5]. Ici aussi, les craintes populaires et les conjectures commencent à prendre le dessus et les journées sanguines de juin répandent dans les esprits les craintes en tout genre. Parmi elles, les « bruits de peste » commencent à enfler dans l’opinion. Comment s’étonner alors que l’on se tourne vers les autorités sanitaires et les scientifiques, sollicités concurremment par la population et les autorités. Les médecins parisiens prodiguent des conseils dignes des grands principes de l’hygiénisme urbain consistant à ne pas sortir à jeun, à inhaler du vinaigre avant de sortir de chez soi. Il faut dire que l’on soupçonne rapidement la dangerosité de l’air ambiant maintes fois qualifié, avec raison, de « malsain ». Fondateur de la météorologie moderne et cheville ouvrière de la Société royale de médecine, le Père Cotte donne plusieurs conférences sur le sujet à l’Académie royale des sciences mais, à la différence de son homologue montpelliérain Mourgue de Montredon, il soutient la thèse d’une origine italienne, calabraise et sicilienne pour être plus exact.

Appelés à se prononcer par le pouvoir royal, les scientifiques de l’Observatoire de Paris effectuent une expérience de prime abord passablement amateuriste mais ô combien pertinente. Conscients du danger potentiel représenté par les brouillards, ils lancent dans le ciel vicié de Paris des cerfs-volants sur lesquels ils ont accrochés des…tranches de viande ! Après les avoir laissés dans les airs un certain temps, nos chercheurs expérimentateurs avant la lettre récupèrent la nourriture offerte en sacrifice pour constater son « entièrement corruption ». De bon sens, cette expé- rience avait de quoi inquiéter le bon peuple et les notables mais la menace était-elle fondée ? Par son ampleur spatiale, la réponse est indiscutablement affirmative et il suffit d’observer l’aire de propagation du brouillard pour s’en convaincre définitivement (Figure 1).

Dans les faits, c’est bien tout l’hémisphère nord qui est touché et le continent européen tient une place privilégiée en raison de sa proximité géographique par rapport à l’Islande. Une première vague toxique aborde dans les premiers jours de l’éruption le nord des îles britanniques et la partie septentrionale de la Scandinavie tandis qu’une seconde concerne un espace plus méridional selon un tracé passant grosso modo par le sud de la Suède (Göteborg), l’espace rhénan (Mannheim,

Cologne), la France (Paris, La Rochelle et Montpellier) et Rome, le tout entre les quinze et dix-huit juin. Plus intrigante est l’extrême sinuosité du dernier front chronologique compris entre les vingt-deux et vingt-six juin. Soulignons enfin qu’à

Fig. 1. — Propagation du « brouillard » du Laki en Europe compter du dix-huit juin, le nuage était solidement installé dans notre pays où il régna sans partage pendant un (Montpellier) à deux mois (Nancy). Au-delà du continent, le Laki atteignit le Moyen-Orient (Alep le 30 juin), l’Altaï le 1er juillet et même l’Amérique du Nord un an plus tard. Le notaire québécois Nicolas-Gaspard Boisseau assiste ainsi à l’invasion nuageuse de l’Ile d’Orléans et de sa région à compter du 15 octobre [6]. Son témoignage est éloquent quant à l’ambiance qui prévalait alors :

« Vers trois heures un quart nous eûmes une obscurité extraordinaire, si bien que l’atmosphère fut d’un jaune lumineux au dessus des campagnes ; il vint ensuite des rafales de vent et de pluye… on attribua ce phénomène à quelques mines de souffre en feu… cette obscurité s’est faite sentir jusqu’à Niagara, et non plus loin ».

Pendant méridional celui-ci, le témoignage de l’astronome portugais Bento Sanchez Dorta à Rio de Janeiro ne détonne pas lorsqu’il évoque, au cours des mois de septembre, octobre et novembre, « un brouillard et une vapeur très dense (…) à couper au couteau » [7].

 

Fig. 2. — Durée d’observation du nuage de l’été 1783 en France La crise sanitaire

On peut s’interroger légitimement sur la réalité de la menace volcanique islandaise au cours de l’été 1783 ainsi que sur le catastrophisme ambiant qui règne alors aussi bien parmi les populations qu’au sein des sphères politiques et scientifiques. À la différence du nuage de l’Eyjafjöll qui contenait essentiellement des cendres abrasives sans grand danger sur la santé des populations, les brouillards de l’été 1783 étaient autrement plus dangereux. Les scientifiques du xviiie siècle paraissent donc avoir été convaincus d’un risque atmosphérique quand ils parlent, des rives du Danube jusqu’au Brésil, de l’air « malsain et sulfuré ». Prestigieux témoin s’il en est, Benjamin Franklin, qui se trouvait en Europe, avait identifié l’odeur très forte comme émanant certainement d’un volcan [8]. Or, les reconstitutions effectuées par le Laboratoire de météorologie dynamique de l’Institut Pierre Simon Laplace grâce à un modèle numérique ont démontré que des bouffées toxiques de produits sulfuriques furent prioritairement poussées par le vent vers l’Europe puis lessivées par les précipitations en direction de la basse atmosphère et vers la surface terrestre où la concentration des produits soufrés s’élevait à cinquante parties par million en Europe occidentale [9]. Plus récemment, un enregistrement réalisé dans une carotte de glace de Summit (centre du Groenland) pour le projet Eurocor confirme la très forte concentration en SO2 et H2SO4 à l’origine des brouillards acides [10]. De facto , le Laki libéra en deux jours autant de gaz que toute l’industrie européenne en un an et, en quelques heures, donna naissance à un vaste nuage de pluies acides qui s’abattit sur les côtes méridionales de l’Islande. À l’issue des dix éruptions intervenues entre le huit juin et la fin du mois d’octobre, le cratère islandais aura expulsé dans l’atmosphère quatre-vingt fois plus de gaz que l’éruption du mont Saint Helens en 1980. Aujourd’hui, les études menées dans le cadre des pollutions atmosphé- riques d’origine industrielle montrent que les principaux effets délétères des brouillards d’acide sulfurique sur la santé sont l’érosion dentaire, l’irritation des voies respiratoires, de la peau et des yeux et une altération sensible de la fonction pulmonaire, principalement chez les très jeunes enfants [11].

En Islande, l’impact socio-économique est à la hauteur de ce spectaculaire événement naturel, autrement dit cataclysmique. Si les coulées de lave furent finalement peu destructrices, il en fut tout autrement des émissions de cendres et surtout de gaz qui contaminèrent les rivières et les prairies. Le bilan local se passe de commentaire :

environ 21 % de la population meurt de famine dans l’année ainsi que 80 % du cheptel ovin, 50 % des bovins et 50 % des chevaux à cause de la fluorose dentaire ou osseuse provoquée par les 8 millions de tonnes d’acide fluorhydrique rejetés ! Plus au sud, le géographe John Grattan a montré que le taux de mortalité de l’année 1783 en Angleterre excéda de plus de 30 % la moyenne à long terme et a évalué à plus de 10 000 la surmortalité de ce pays [12]. Plus précisément, les travaux récents conduits par les géographes de l’Université de Cambridge montrent qu’un pic anormal de mortalité intervint au cours du mois de septembre et qu’il concerna particulièrement le centre et l’est de la Grande-Bretagne [13].

En France, les sondages démographiques effectués pour la période 1774-1789 dans le cadre des projets RENASEC « Evénements climatiques extrêmes en France xvie-xxe siècles » (GIS Climat-société-environnement) et ANR CHEDAR confirment l’hypothèse des chercheurs anglais, même s’il convient de ne pas l’extrapoler exagérément. Qu’il s’agisse de Lyon, Poitiers, Nancy ou encore du village vosgien de Saint Maurice sur Moselle, tous les registres paroissiaux correspondants portent les stigmates de l’éruption islandaise (Figure 3). Pour chaque site, il est aisé d’observer un pic de mortalité indiquant une surmortalité de l’ordre de 30 à 40 % à une exception près, celle de Carcassonne où pourtant le brouillard fut signalé autour du 18 juin. Là, c’est à peine si 1783 accuse une augmentation de 7 % des décès par rapport à la moyenne des quinze années prise en compte et il y a fort à parier qu’il en soit de même pour Montpellier. Qu’en déduire sinon une inégale exposition au nuage sulfureux d’une région à l’autre. Les plus touchées ont probablement été le Nord et l’Est du pays où le brouillard fit sentir plus longtemps ses effets nocifs tandis qu’une large partie méridionale fut nettement moins exposée en durée (un mois environ) au phénomène. Nonobstant, toute généralisation est à proscrire puisque les (1774-1789) r ance F en Laki du mortalité sur La — 3.

ig.

F sondages réalisés dans les registres paroissiaux de la région d’Haguenau ne traduisent pas de recrudescence notable des décès, à la différence de la Lorraine voisine [14].

Quant à la chronologie précise de l’impact sanitaire du volcan islandais, il implique surtout la séquence juillet-octobre, les pointes se situant en septembre à Lyon et en octobre à Poitiers. Dans la paroisse lyonnaise de Saint-Nizier, comme dans toutes la paroisses de la ville, l’inflation des décès d’enfants progresse de manière consé- quente. Alors que la moyenne, entre 1780 et 1789, est de 365 sépultures annuelles pour les moins de 20 ans, on passe brutalement à 640 en 1783. Pour les adultes, la moyenne de 354 décès passe à 431 en 1783, soit une augmentation de 22 % tandis que la mortalité s’accroît de 75 % chez les enfants ! (Figure 4). Chronologiquement, la période la plus mortifère correspond à la présence du brouillard, autrement dit entre le 15 juillet et le 20 septembre. Plus troublante encore est la répartition sociale Fig. 4. — La mortalité par âges dans la paroisse St-Nizier de Lyon (septembre 1783) des disparus : à la différence des crises démographiques classiques de l’Ancien Régime, on assiste à une forme d’égalité devant la mort (Figure 5). Alors que la proportion des pauvres ne varie pas dans les registres paroissiaux, la mortalité globale s’accroît considérablement. Désormais, la mortalité n’opère plus de distinction entre le foyer de l’ouvrier et celui du prospère marchand [15].

Selon le Britannique Grattan, la crise démographique imputable à l’éruption fut plus intense encore en France et aux Pays-Bas que dans les îles britanniques. En « extrapolant » ces résultats d’Outre-Manche, il n’hésite pas à attribuer à l’événement volcanique 160 000 décès excédentaires, soit environ dix fois plus que les morts provoqués par la canicule de 2003.

 

Fig. 5. — Origine sociale des défunts de la paroisse St-Nizier de Lyon (septembre 1783) La catastrophe sanitaire estivale passée, une rémission automnale fut accordée à l’Europe, avant que ne se produise le second effet Laki. Entre temps, l’effet de dispersion du rayonnement solaire engendré par la présence de gaz dans les couches supérieures de l’atmosphère avait eu pour corollaire une réduction de l’énergie solaire atteignant la surface du sol. Ce faisant, on assista alors à une perturbation des relations entre les températures des couches supérieures et inférieures, ainsi que celles des pôles et de l’équateur, une situation elle aussi anormale, à l’origine de l’hiver extrêmement sévère de 1784 [16]. Un an après la « surprise » mondiale de l’Eyjafjöll, l’affaire du Laki apparaît bien comme un cas d’école en matière de pollution atmosphérique et de gestion d’une crise sanitaire majeure à l’échelle européenne. Nos sociétés contemporaines seraient donc bien mal avisées de mépriser cette formidable expérience historique directement extraite des archives exceptionnelles de la Société royale de médecine.

BIBLIOGRAPHIE [1] Desaive J-P., Goubert J-P., Le Roy Ladurie E., Meyer J., Peter J-P. — Médecins, climat et épidémies à la fin du xviiie siècle , (Mouton-EPHE), 1979.

[2] Garnier E. — Les dérangements du temps, 500 ans de chaud et froids en Europe , (Plon), 2010.

L’ouvrage a obtenu les Prix Gustave Chaix d’Est Ange de l’Académie des Sciences Morales et Politiques (Institut de France) et Risques 2010 La Tribune/BFM radio (2e édition).

 

Garnier E. — Exceptionnal Meanness Water and Hot Weather 500 years of drought and heat wave in France and neighboring countries, La Houille Blanche , 2010, 4 , 26-42.

[3] Thordarson T., Self S. — Atmospheric and environmental effects of the 1783-1784 Laki eruption : a review and reassessment, J. Geophys. Res. , 2003, 108 , 33-54.

[4] Bibliothèque municipale de Nancy, Ms 1310-1323, Journal de Dorival l’Aîné.

[5] Bibliothèque nationale de France, Ms. Fr. 6680 à 6677 — Mes loisirs ou Journal d’événements tels qu’ils parviennent à ma connaissance. Journal de Siméon-Prosper Hardy.

[6] Archives nationales du Canada, MG 23, G V (1), ZC 1. — Mémoires de Nicolas-Gaspard Boisseau.

[7] Mémoires de l’Académie Royale des Sciences de Lisbonne, 1781-1788, vol. 2, 346-368.

[8] Franklin B. — Meteorological Imaginations and Conjectures », Mem. Lit. Phil. Soc. Man- chester , 1785, 2 , 357-361.

[9] Chenet A.N., Fluteau F., Courtillot V. — Massive pollution following the largest historical basaltic fissure eruption : modelling the climatic effects of the 1783-1784 Laki event, Earth Planet. Sci. Lett. , 2005, 236 , 721-731.

[10] Informations aimablement communiquées par Robert Delmas, Directeur de recherche au laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l’Environnement de Grenoble (UMR CNRS).

[11] CCHST. « Effets de l’acide sulfurique sur la santé ».

http://www.cchst.ca/oshanswers/chemicals/chem_profiles/sulfuric_acid/health_sa.html.

[12] Grattan J.P., Durand M., Taylor S. — Illness and elevated human mortality coincident with volcanic eruptions », Geol. Soc. Spec. Pub. , 2003, 401-414.

[13] Witham C., S., Oppenheimer C. — Mortality in England during the 1783-4 Laki Craters éruption, Bull Volcanol , 2005, 67 , 15-26.

[14] L’auteur tient à remercier particulièrement le Professeur Guy Dirheimer qui a mis à sa disposition les résultats de ses sondages effectués dans six paroisses alsaciennes.

[15] Arch. Mun. Lyon, 2 MI O9., Garnier E. — Le renversement des saisons, Climats et sociétés en France (vers1500-vers 1850), Mémoire d’étude pour l’obtention de l’Habilitation à Diriger des Recherches, Université de Franche-Comté, 2009.

[16] Brazdil R., Démarée G., Deutsch M., Garnier E., Kiss A., Luterbacher J. et al.

European floods during the winter 1783 :1784 : scenarios of an extreme event during the Littel Ice Age, Theorical and Applied Climatology , 2010, 100 , 163-189.

 

DISCUSSION

M. Emmanuel LE ROY LADURIE

On peut comparer à l’explosion volcanique Laki celle de Tambora, Indonésie, avril 1815 ; la plus forte parmi celles qu’on a connues à l’âge moderne ; énormité du phénomène ; rideau d’aérosols autour de la planète ; légère diminution du rayonnement solaire ; baisse des températures moyennes d’environ 1° en 1816 ; saisons pourries, moissons diminuées ; crises de subsistance 1816 un peu partout ; mortalités pas considérables, mais réelles en France et Angleterre ; émeutes de subsistance ; pain taxé plus bas par la foule dans les boulangeries UK, mais celles-ci pas pillées ; c’est ‘‘ l’économie morale de la foule ’’ (E. P. Thomson).

Quant au Laki (1783), les journalistes anglais s’obstinent à y voir une cause de la Révolution française. Ils n’en démordent pas (encore récemment à la télévision). C’est faux, les récoltes françaises sont bonnes jusqu’en 1787 inclus ; médiocres en 1788 ; de là seulement viennent d’innombrables émeutes de subsistance et une forte agitation sociale (de l’été 88 à l’été 89) ; agitations de facto pré-révolutionnaires ’’.

L’éruption du Tambora fut une catastrophe à l’échelle mondiale et le Professeur Emmanuel Le Roy Ladurie est fondé de rappeler cet événement « vulcano-climatique » dramatique. Nonobstant, avec Tambora, nous nous situons dans un autre scénario catastrophique. En effet, ce furent davantage ces effets répliques que ses conséquences directes qui eurent des répercussions sur les populations de l’époque. L’explosion du volcan indoné- sien intervint en 1815 et c’est un an plus tard que le nuage de cendres projeté non pas dans la troposphère, comme ce fut le cas du Laki, mais dans la haute atmosphère eut des effets désastreux pour les productions agricoles en provoquant un été 1816 particulièrement pluvieux et frais. Sur le front agraire, la déroute céréalière se traduisit en 1817 par une disette de blé absolument tragique avec pour corollaire social une flambée d’émeutes, plus particulièrement dans les pays de l’Europe moyenne (Suisse, Allemagne, Belgique et Pays-Bas). Quant à voir dans le Laki un boute-feu de la Révolution française de 1789, je dirais qu’il s’agit là d’une vieille « légende historiographique » anglo-saxonne qui voudrait que l’hiver désastreux de 1784 ait fait le lit de la contestation anti-monarchique.

Contre toute attente, le très Chrétien — Louis XVI en l’occurrence — et son gouvernement furent on ne peut plus réactifs en prenant à bras le corps la question des inondations catastrophiques qui submergèrent littéralement la partie nord du royaume. Dans les faits, cette prise en charge du risque prit la forme d’une indemnisation massive de 3 000 0000 de livres correspondant à environ 1 % des recettes de la monarchie. A titre de comparaison, le montant des indemnisations versé par l’État républicain aux victimes de la tempête Lothar en 1999 s’élevait à 2 % des recettes. Enfin, rappelons que les terribles débordements de février et mars furent suivis d’un printemps et d’un été exceptionnellement chauds en Europe et en France, ce dont témoigne d’ailleurs la dernière procession du xviiie siècle organisée le six juin en l’honneur de Sainte Geneviève à Paris. Elle fut ordonnée pro pluvia , autrement dit contre la sécheresse. Pour les peuples affligés par les flots impétueux, les récoltes exceptionnellement abondantes et de qualité qui suivirent furent leur salut. En revanche, le rôle des orages dévastateurs de juillet 1788 sur le mécontentement populaire engendré par la cherté des blés dès avril 1789 mériterait très probablement une réinterprétation quant à ses implications politiques.

M. Alain LARCAN

Mon attention ayant été attirée il y a une dizaine d’années par un chercheur local passionné par l’étude du phénomène bio-climatique de 1783 (Monsieur Roland Rabartin), j’ai de mon côté réfléchi, en tant que spécialiste de la médecine de catastrophe et des intoxications collectives par inhalation. Très intéressé par ce que vous avez relaté, je rappelle que l’année 1783 est non seulement celle de l’éruption du Laki en Islande, mais aussi, de l’Asama au Japon. La marche du « brouillard sec, bleuâtre et odorant », se fait sur une bande de latitude assez étroite et touche la France assez rapidement après l’éruption des huit Juin et surtout vingt-neuf Juillet 1783. Benjamin Franklin remarque que le brouillard empêche de voir brûler un papier sombre au travers d’une loupe… Et le journal de Durival à Nancy, que vous avez très opportunément cité, est en effet particulièrement explicite. En ce qui concerne les conséquences sanitaires, il s’agit donc d’abord d’une pollution aiguë, avec particules (comme au Mont Saint Helens) et gaz (H2S, S02, S03, transformation partielle en S04 H2), mais il n’y a pas eu à cette époque, même en Islande d’intoxications aiguës comme se fut le cas pour d’autres catastrophes volcaniques comme en 1986 au Lac Nyos, au Cameroun (2000 morts) ou encore à l’île de Vulcano, concernant uniquement des troupeaux. La surmortalité indiscutable de 4 à 8/1 000 constatée à Orléans, en Eure-et-Loir à Brive, à Tulle, à Toulouse, en Hérault, à Belleville sur Saône, etc., qui serait même plus significative, par comparaison avec 1781 (car la mortalité fut élevée en 1782), peut s’expliquer par des maladies respiratoires, comme se fut le cas à Londres avec le Smog ou dans la vallée de la Meuse à l’occasion de pollutions industrielles. Le deuxième effet, plus indirect et retardé, concerne la modification climatique et ses conséquences sur les cultures et les troupeaux :

sécheresse initiale puis refroidissement persistant d’au moins deux degrés, entraînant des conséquences nutritionnelles et sociales considérables, et peut être en effet comme vient de le rappeler Monsieur Leroy-Ladurie, la Révolution…

Monsieur Rabartin fut en effet le factotum français du géographe anglais Grattan qui, le premier, révéla l’impact démographique du Laki dans la communauté scientifique mondiale grâce notamment aux dépouillements effectués dans les registres paroissiaux normands. Les résultats présentés dans ma communication procèdent de recherches en cours pour l’Agence nationale de la Recherche et le CNRS. Ils diffèrent sensiblement des travaux précédents dans la mesure où ils s’appuient sur l’exploitation systématique des registres paroissiaux à l’échelle du pays et de l’Europe grâce, notamment, au fonds exceptionnel que représentent les archives de la Société royale de médecine. La surmortalité, à laquelle je fais ici référence ne peut être imputée aux effets secondaires du Laki comme vous le mentionnez. Les graphiques de mortalité concernent exclusivement les mois de juillet-octobre et ne peuvent, par conséquent, être liés au sévère hiver de 1784 et encore moins à la sécheresse de 1785. Par ailleurs, mes populations sont urbaines et si le contexte météorologique avait débouché sur une disette classique de l’Ancien régime, les décès enregistrés auraient forcément dû être circonscrits aux couches les plus humbles de la société. Des historiens démographes prestigieux comme Pierre Chaunu ou encore Pierre Goubert ont montré dès les années 1960 que les crises de subsistances affectaient prioritairement les pauvres, les nantis parvenant toujours à se procurer de quoi survivre.

Enfin, les archives périphériques comme les délibérations municipales de Paris, Lyon ne mentionnent pas de problèmes de subsistance sur les marchés au cours de l’été et de l’automne 1783. En conséquence, la surmortalité estivale enregistrée dans nombre de villes du nord de la France apparaît bien comme une anomalie démographique en raison de son caractère égalitaire face à la mort.

 

<p>* Membre senior de l’Institut Universitaire de France et Professeur des Universités. Centre de Recherche d’Histoire Quantitative UMR CNRS Université de Caen. Membre du Groupe de Travail sur « les conséquences médicales des changements climatiques » (Commission permanente 14 Santé et environnement). 3 Impasse du Théâtre — 88120 Gerbamont, e-mail : egarnier.cea-cnrs@orange.fr ’’ Tirés à part : Professeur Emmanuel Garnier, même adresse Article reçu et accepté le 9 mai 2011</p>

Bull. Acad. Natle Méd., 2011, 195, nos 4 et 5, 1043-1055, séance du 10 mai 2011