Communication scientifique
Séance du 9 novembre 2004

Le médecin, le malade et les antibiotiques

The physician, patient and antibiotics
KEY-WORDS : anti-infective agents. drug resistance. patient compliance. physician-patient relations.

Jean Claude Péchère *

Résumé

Plus de 3000 personnes ont été interrogées dans 4 pays européens à propos des qualités de leur médecin et de la perception qu’ils avaient sur un traitement antibiotique reçu dans les deux mois précédents pour une infection respiratoire bénigne. Le résultat des consultations a permis de définir six comportements, à partir desquels les malades ont été classés en quatre catégories, les impliqués (30 %), les déférents (23 %), les ignorés(13 %) et les critiques(17 %). Les impliqués et les déférents connaissent mieux les règles de bon usage des antibiotiques (p<0,01), observent mieux leurs ordonnances (p<0.01) et se disent mieux informés par leur médecin (p<0.01). Les ignorés gardent plus souvent des antibiotiques non utilisés pour un usage ultérieur non contrôlé. Une grande majorité des personnes de toutes les catégories estime qu’il faut traiter une grippe avec des antibiotiques. De notables différences nationales ont été constatées. C’est en Allemagne que l’on trouve le plus grand nombre de malades impliqués, un taux élevé de confiance dans le médecin qui les informe mieux qu’ailleurs, mais moins de malades connaissent l’inutilité des antibiotiques dans la grippe. En Espagne, il existe une plus forte demande d’antibiotiques, les espagnols font le moins confiance à leur médecin, alors qu’ils ont une perception de plus grande bénignité de leurs infections. Les malades critiques se recrutent surtout en France et en Italie. C’est en Italie où la proportion de malades ignorés est la plus élevée. Les français sont de très loin ceux qui sont le moins informés par leur médecin. En conclusion, un déficit de connaissance a été mis en évidence chez les malades en ce qui concerne les antibiotiques. Le médecin est le mieux placé pour le combler. Si le malade est plus impliqué, on diminuera d’autant la catégorie des ignorés qui accumule les risques de mauvais usage et, par conséquent, de sélection de résistance bactérienne . MOTS-CLÉS : ANTIINFECTIEUX. RÉSISTANCE AUX MEDICAMENTS. OBSERVANCE PRESCRIPTION. RELATION MÉDECIN-MALADE. * Membre correspondant de l’Académie nationale de médecine. * Universities of Geneva and Marakech, Président, International Society of Chemotherapy 19 Krieg 1208 Geneva Switzerland. Tirés-à-part : Professeur Jean-Claude PÉCHÈRE, même adresse. Article reçu le 20 octobre 2004, accepté le 25 octobre 2004

Summary

More than 3.000 randomized patients, who received an antibiotic course for a mild respiratory infection in the last 2 months have been interviewed in 4 European countries about their perceptions of antibiotic therapy and the doctor’s skills. Six attitudinal dimensions related to the doctor identified 4 patients type : Involved (30 %), Deferents (23 %), Ignored (13 %) and Critical (17 %). Involved and Deferent patients knew better the rules of good antibiotic use (p<0,01), , were more compliant (p<0,01),and received more accurater information from the doctor(p<0,01). Ignored patients keep left over antibiotics for uncontrolled further use most often (p<0,01). A large majority of patients, whatever the category, believed that a flu should be treated with an antibiotic. Germany includes more involved patients, the highest rate of confidence in physician’s skills, who was the most informative, but they also had less people knowing the uselessness of antibiotics in flu. Spaniards had more propensity to expect antibiotics from their doctor, showed the lesser level of confidence in their physician’s skill, and were the most prone to claim for the benign character of their infection. Critical patients were mostly recruited in France and Italy which also includes the highest rate of ignored patients. French patients were by far the less likely to receive accurate information from their physician. In conclusion, an actual educational deficit has been found in the patients regarding antibiotic use. The physician is in the best position for correcting the deficit. By implicating more the patients in the medical decision, he or she will deflate the ignored category, the most likely to misuse antibiotics, and hence to produce antibiotic resistance.

INTRODUCTION

Des modèles mathématiques [1] ont montré l’impact d’un usage abusif des antibiotiques sur de la résistance bactérienne. Au-delà d’un certain seuil, plus on en consomme, plus la situation empire [2]. Afin de préserver le bénéfice considérable des antibiotiques, il importe d’agir sur les causes de la surconsommation. Des campagnes médiatiques ont été lancées dans plusieurs pays (France, Belgique, Royaume Uni en particulier) afin de sensibiliser les malades sur les dangers d’une utilisation incontrôlée. Cependant les bases scientifiques d’une bonne compréhension des abus restent fragmentaires.

Dans une première étude, nous avons confirmé l’observance insuffisante des prescriptions antibiotiques [3]. Plus de 5000 personnes traitées récemment pour une infection respiratoire d’intensité modérée dans 9 pays des 4 grands continents ont été interrogées, faisant apparaître de grandes disparités nationales. Le pourcentage de ceux qui affirmaient avoir suivi leur traitement jusqu’au bout allant de 90 % au Royaume Uni à seulement 53 % en Thaïlande (France 82 %). Des résultats similaires ont été publiés chez des enfants européens [4]. Cette observation dévoile la dimension socioculturelle de la consommation des antibiotiques, déjà soulignée
ailleurs [5]. Notre étude [3] a aussi montré nombre de perceptions et de pratiques erronées. Ainsi un pourcentage significatif des personnes interrogées ont déclaré que les antibiotiques s’attaquaient à l’immunité (59 %) et qu’il fallait les utiliser pour un mal de gorge (72 %), une fièvre (67 %), d’un mal d’oreille (65 %), des crachats purulents (64 %), une mauvaise toux (65 %), une grippe (64 %), ou même d’un simple rhume (37 %). Beaucoup gardent chez eux le médicament non consommé pour un usage ultérieur sans prescription spécifique (4 à 24 % selon le pays, en France 9 %), 11 % dirent avoir exagéré leurs symptômes pour obtenir des antibiotiques de leur médecin. Dans tous les pays inclus dans l’étude, y compris en France, des antibiotiques ont été acquis directement du pharmacien, sans ordonnance.

La fiabilité de ces études dépend de la sincérité et la fidélité de la mémoire des sujets.

À ce titre elles sont contestables. Cependant, une appréciation générale reste valide :

trop de malades utilisent mal les antibiotiques et contribuent à la surconsommation.

Par conséquent une meilleure éducation devrait être mise en place. Sans nier l’impact des grandes campagnes, le rôle du médecin praticien est probablement central dans la démarche pédagogique. Sans lui, aucune action durable n’est envisageable.

L’étude présentée ici vise à mieux cerner les qualités médicales requises pour promouvoir le bon usage des antibiotiques auprès des malades. A partir d’entrevues, six dimensions attitudinales ont été définies. Elles ont permis de classer les malades en quatre catégories, chacune ayant leur spécificité par rapport à l’usage des antibiotiques et la perception du médecin. Le meilleur profil médical pour l’éducation des malades en a été déduit.

SUJETS ET METHODES

Sujets

Un total de 3.254 entretiens face à face ont été réalisés en France, Allemagne, Italie et Espagne entre février et mars 2000. Les sujets ont été sélectionnés selon la méthode des quotas afin d’assurer une bonne représentativité nationale selon la région, l’âge, le sexe et le niveau socioéconomique. Dans chaque pays, l’échantillon comprenait environ 600 adultes et 200 personnes encharge d’un enfant âgé de 18 mois à 12 ans. Toutes ces personnes, ou leur enfant, avaient eu une infection respiratoire dans les 2 mois précédents pour la quelle une prescription antibiotique avait été faite. Etaient exclus les cas de traitement prolongé et ceux ayant requis une hospitalisation.

Questionnaires

Les entrevues ont été standardisées pour être applicables dans les 4 pays. Ils comprenaient des questions sur les sujets interrogés (âge, sexe, niveau socioécono-
mique et d’éducation) et sur l’infection traitée (gravité, impact sur la vie quotidienne). Le plus grand nombre de questions portaient sur le médecin. Les personnes de l’étude étaient invitées à hiérarchiser des listes de mots simples le décrivant. Les réponses étaient regroupées en 3 dimensions attitudinales : « sympathie », « compétence », « accessibilité ». La variable sympathie était basée sur une corrélation positive avec des mots tels que sympathique, ouvert, rassurant, ou compréhensif. La dimension « compétence » était mesurée par la corrélation avec des mots tels que compétent, expérimenté, au courant, intelligent. L’accessibilité était évaluée au moyen d’une corrélation négative avec des mots tels que condescendant, rude, indifférent, impatient. Après une première analyse, trois autres dimensions ont été introduites à partir des mêmes listes : « capacité d’écoute », « implication » et « expertise ». Au total six dimensions attitudinales ont formé une base de données psychologiques utilisée pour la définition de quatre classes de malades selon la qualité de la relation avec le médecin. Les classes de malades ont ensuite été confrontées avec l’usage des antibiotiques et la perception de la maladie.

Analyse des données

Plusieurs tests non paramétriques ont été appliqués aux données : Kruskal Wallis pour la comparaison des médianes des données ordinales, test U de Mann et Whitney pour la comparaison par paires des données ordinales, le chi carré pour la comparaison des données catégorielles, et le rho de Spearman pour les corrélations des données classées par rang. Dans chacune des analyses, les observations incomplètes ont été exclues afin d’éviter l’imputation statistique des données manquantes.

Les tests ont été faits en utilisant le programme Statistica, version 5.5, édition 1999.

RÉSULTATS

Catégories de malades

Les six dimensions attitudinales ont permis d’identifier quatre catégories de patients applicables à 82 % des adultes et 85 % des soignants d’enfants.

Les malades impliqués participent le plus activement à leurs propres soins. Les décisions concernant leur santé sont prises conjointement avec leur médecin, qui éventuellement accepte de prescrire ce qu’ils désirent. Ils représentent 30,36 % du total (988/3254), soit 31 % en France, 43 % en Allemagne, contre seulement 14 et 13 % respectivement pour l’Italie et l’Espagne. Ils sont légèrement plus âgés que les autres malades mais partagent les caractéristiques démographiques.

Les malades déférents considèrent leur médecin comme un expert en qui mérite toute leur confiance. C’est à lui seul de décider du traitement. Les déférents consultent plus souvent que les autres malades, surtout quand il s’agit de leurs enfants. Ils sont au total 737/3254 (22,64 %), soit 34 % en France, 13 % en Allemagne, 21 % en Italie et 32 % en Espagne. Ils sont un peu plus âgés que l’ensemble.

Les malades ignorés ont peu d’interaction avec leur médecin. Ils se sentent mis de côté, pensent que le médecin ne les écoute pas, ou ne les croit pas. Ils disent devoir exagérer leurs symptômes pour obtenir ce qu’ils veulent. Ils étaient 427/3254 dans l’étude (13 %) soit 12 % en France, 19 % en Allemagne, 25 % en Espagne et 44 % en Italie, chiffre remarquablement élevé. Ils n’ont pas de particularités démographiques.

Les malades critiques utilisent plus souvent que les autres les mots rude, condescendant, indifférent, ou intimidant pour décrire leur médecin, dont ils doutent de la compétence. Ils estiment souvent savoir mieux que lui ce qu’il faudrait prescrire. Ils étaient 543/3254 (16,68 %), on les trouve surtout en France (35 %) et en Italie (34 %), significativement moins en Allemagne et en Espagne (16 et 15 % respectivement). Les malades critiques ont un niveau d’éducation supérieur à celui du groupe :

56 % ont atteint un niveau universitaire (40 % pour l’ensemble, p<0.05).

Les impliqués et les déférents ont souvent pleine confiance en leur médecin (44 et 39 % respectivement), nettement plus que les ignorés et les critiques (11 et 18 %, p<0,05).

Catégories de malades et antibiotiques

Des différences remarquables selon la catégorie de malades apparaissent dans les réponses (tableau 1). Dans l’ensemble, les impliqués et les déférents respectent mieux les consignes et s’estiment mieux informés que les deux autres catégories. Les ignorés, et dans une moindre mesure les critiques accumulent au contraire les attitudes fautives, et se disent moins bien informés. La dimension subjective apparaît clairement à la question sur la notice trouvée dans l’emballage du médicament.

Chacun reçoit bien sûr la même, mais les ignorés et les critiques sont nettement moins satisfaits par les informations qu’elle contient. Le taux de réponses positives suit une courbe similaire à propos de l’information fournie par le médecin. Dans les 4 catégories, il existe une corrélation positive (p<0.05) entre la qualité de l’information reçue du médecin et la perception d’efficacité, ce qui engendre en retour une plus grande satisfaction quant aux prestations de celui-ci.

Toutes catégories confondues, l’étude confirme l’étendue des idées fausses à propos des antibiotiques. Moins de la moitié des personnes interrogées savent qu’il faut respecter les durées prescrites. Plus des trois quarts attendent un antibiotique pour traiter une grippe. L’habitude de garder un antibiotique pour un usage ultérieur est jugée acceptable par 48 % des adultes et 35 % des soignants d’enfants.

Différences nationales

Au-delà de la répartition inégale des catégories de malades dans les 4 pays étudiés signalée plus haut, d’autres différences ont été documentées. En Allemagne moins de malades savent l’inutilité des antibiotiques dans la grippe (13 % chez les adultes, 21 % pour les enfants, en France 21 et 36 % respectivement). Les espagnols sont

TABLEAU 1. — Pourcentages de réponses positives selon la catégorie de malades. Certains résultats remarquables sont soulignés. Toutes les différences ligne par ligne sont significatives (p<0.01, test U de Mann et Whitney sur des valeurs pairées).

Impliqués Déférents Ignorés Critiques Je suis pleinement d’accord avec les propositions suivantes :

• Il faut finir le traitement même si je me sens mieux 52 % 46 % 19 % 36 % 80 % 80 % 38 % 62 % • Il faut bien respecter les doses prescrites • Il ne faut pas garder un antibiotique non utilisé pour un usage ultérieur 46 % 41 % 20 % 31 % • Pas d’antibiotique pour une grippe 16 % 18 % 25 % 23 % • La notice du conditionnement contient suffisamment d’informations 46 % 39 % 25 % 21 % 85 % 82 % 80 % 74 % • Mon traitement a été très efficace J’ai été bien informé par mon médecin sur les points suivants :

• Tout ce que je voulais savoir sur les antibiotiques 43 % 39 % 17 % 16 % 77 % 77 % 36 % 60 % • Date d’arrêt du traitement • Date probable de l’amélioration sous traitement 30 % 28 % 12 % 20 % • Effets secondaires possibles 35 % 37 % 15 % 24 % ceux qui attendent le plus la prescription d’un antibiotique de leur médecin pour leur infection récente (42 % chez les adultes, 47 % pour les enfants, France : 25 et 28 % respectivement), alors qu’ils ne sont qu’une minorité (adultes : 7 %, soignants :

3 %) à juger leur maladie comme potentiellement sévère. Une totale confiance dans le médecin est beaucoup plus courante en Allemagne (37 % des adultes, 46 % pour les enfants) qu’en Espagne (18 % des adultes, 34 % pour les enfants), la France se plaçant dans l’intermédiaire (27 et 33 % respectivement). La perception d’efficacité du traitement antibiotique est plus élevée en Allemagne (extrêmement efficace chez 21 %, seulement 10 % chez les français).

De très loin les français apparaissent les moins bien informés par leur médecin :

selon la question posée, de 16 à 40 % des personnes interrogées estiment avoir reçu les détails indispensables sur la durée du traitement, le nombre de doses, la date d’arrêt à respecter, la date probable des améliorations et les effets secondaires possibles. Aux mêmes questions 40 à 81 % des allemands ont répondu positivement.

DISCUSSION

Au moyen d’enregistrements audio-visuels, cinq styles de consultations ont été distingués dans une étude antérieure [6], allant depuis l’approche très scientifique jusqu’à des formes de clientélisme. Le degré de satisfaction du malade le plus élevé
était observé pour des consultations très techniques quand un élément d’empathie était introduit [6]. Nous avons utilisé ici une méthode d’analyse complètement différente à partir d’un effet en miroir entre le patient et son médecin. Des catégories de malades ont été définies à partir de l’image qu’ils avaient de leur médecin. L’étude montre que la perception du médecin par le malade affecte son attitude vis-à-vis des antibiotiques. A cet égard, le meilleur profil est celui des impliqués, qui s’inscrit dans une véritable collaboration entre les deux partenaires, au bénéfice d’un moindre risque de mauvais usage des antibiotiques. A l’opposé, les malades ignorés ont beaucoup plus de propension aux pratiques erronées. Le déférent répond à l’image du malade traditionnel, très respectueux de son médecin et de ses instructions.

Quant au critique, avec un bagage universitaire généralement plus étoffé, surrepré- senté en France et en Italie, son manque de confiance dans la décision médicale le pousse à se plaindre des résultats et à mal observer les prescriptions.

Il est tentant de spéculer que certaines pratiques augmentent le risque de résistance.

En ce qui concerne la mauvaise observance, deux attitudes peuvent être distinguées :

raccourcir le traitement, essentiellement parce que l’on se sent mieux, et oublier des doses [3]. Dans le premier cas, des échecs thérapeutiques sont possibles, mais l’impact sur le niveau de résistance est douteux. On peut même assumer (sans démonstration formelle) que les traitements les plus longs, qui mathématiquement accroissent les quantités administrées, augmenteraient le risque de sélection de résistance par le biais d’une pression antibiotique prolongée. Ainsi, l’usage des bêta-lactamines et des macrolides (calculé au niveau de la population par la dose définie quotidienne par habitant et par année) favorise la résistance des pneumocoques aux antibiotiques correspondants [2]. En revanche, ne pas prendre toutes les doses prescrites conduit à un sous dosage qui est un facteur reconnu de sélection accrue de résistance [7, 8]. Des concentrations trop basses d’antibiotique dans le sang et les tissus éliminent les éléments sensibles des populations bactériennes sans affecter les formes résistantes qui peuvent alors croître plus librement. Cette forme de non-observance, la plus dangereuse pour la résistance, s’observe significativement plus souvent chez les ignorés et les critiques en comparaison avec les deux autres catégories [9].

Garder des antibiotiques non utilisés dans l’armoire à pharmacie familiale est courant dans les quatre pays de l’étude, surtout chez les ignorés et les critiques. Elle a été dénoncée ailleurs, en particulier en Russie [10]. Cette pratique pourrait avoir un impact négatif sur la résistance. Conservés dans des conditions incontrôlées à la température ordinaire, ces reliquats sont souvent réutilisés sans prescription pour de mauvaises indications comme le mal de gorge ou la toux chez des enfants [3, 10]. La date d’expiration n’est pas toujours respectée [10], ce qui peut engendrer des pertes d’activité antibiotique dangereuse pour la sélection de résistance. Dans certains pays comme le Royaume Uni ou le Canada, le pharmacien ne délivre que les quantités prescrites. Outre une diminution des coûts, cette procédure limite le risque d’utilisation incontrôlée des restes non utilisés et permet un meilleur contrôle de l’observance par le médecin traitant.

Une des zones grises dans l’attitude des malades consiste à acquérir des antibiotiques directement du pharmacien. Bien qu’illégale dans les pays de l’étude, cette pratique a été retrouvée partout, surtout en Espagne. Nous avons nous-mêmes réussi à obtenir des antibiotiques sans ordonnance en France, sans dévoiler notre profession. La fréquence de cette conduite reste très difficile à évaluer car on peut douter de la sincérité des personnes interrogées à propos d’un sujet aussi sensible.

Cependant, il s’agit là d’une ligne rouge à ne pas franchir qui mériterait un contrôle plus strict.

Les malades s’attendent à recevoir des antibiotiques pour des situations cliniques telles que le mal de gorge ou la toux. Notre étude montre que près de 80 % des personnes interrogées pensent que la grippe se traite aux antibiotiques, quelque soit la catégorie du malade (tableau 1). La campagne française « les antibiotiques c’est pas automatique » allait donc bien dans la bonne direction. Pour un effet durable, il faudrait cependant qu’elle soit relayée par les médecins.

Celui-ci a un rôle privilégié dans l’éducation du malade, en particulier par sa contribution à la conformation de son profil. Il peut faire passer du pire au meilleur en ce qui concerne l’usage des antibiotiques, à savoir de la catégorie des ignorés à celle des impliqués. Avec plus d’écoute, d’empathie, en expliquant les raisons du traitement, ses effets et ses risques, il introduit dans sa relation avec le malade une dimension bénéfique de participation. En outre, il peut convoyer des messages précis sur les fautes à éviter dans la conduite du traitement et l’attitude vis-à-vis des antibiotiques. Un des effets bénéfiques inattendus de cette attitude médicale sera une amélioration de la perception d’efficacité comme le suggère notre étude. Les infections respiratoires considérées ici sont bénignes, susceptibles de guérison spontanée avec un bénéfice limité de l’antibiothérapie. Cependant, les impliqués rapportent une meilleure efficacité que les ignorés, qui montre l’importance de la perception dans les attitudes des malades.

REMERCIEMENTS .

La récolte des données et leur analyse ont été supervisées par Marion Schoenfeld.

L’étude statistique a été réalisée par Kevin Mahoney. J’exprime toute ma gratitude au groupe PACE (C. Cenedese, Italie, O. Müller, Allemagne, B. Perrez-Gorricho, Espagne, M. Ripoll, Espagne, A. Rossi, Italie, J.P. Stahl, France, R. Stahlmann, Allemagne et A.

Tramarin, Italie) pour leur contribution inestimable.

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DISCUSSION

M. Pierre GODEAU

Au-delà des statistiques globales, n’y a-t-il pas, dans un même pays, des discordances importantes d’une région à l’autre en fonction de l’environnement socio-culturel ? Un facteur limitant éventuellement la consommation d’antibiotiques, mais dans le mauvais sens, résulte de la crainte des malades de ne pas les tolérer : « Je ne supporte pas les antibiotiques », affirmation préremptoire mais dénuée de toute preuve scientifique qui conduit ces patients à refuser un traitement utile. A-t-on pu évaluer la fréquence de cette attitude négative ?

Il existe de grandes différences dans l’usage et la perception des antibiotiques selon le contexte social, le niveau d’éducation, l’origine rurale ou citadine. Nous avons aussi trouvé une relation avec l’environnement religieux. L’influence protestante se traduit par plus de discipline, observance en particulier (Scandinavie, Allemagne, Hollande), en comparaison avec les pays de tradition catholique (Espagne, Portugal) ou orthodoxe (Grèce). Certains malades craignent les antibiotiques, en particulier parce qu’ils pensent qu’ils « minent l’immunité » (41 % des personnes interrogées). L’effet de cette perception erronée sur la consommation reste cependant douteuse parce que souvent les mêmes personnes estiment que les antibiotiques sont puissants, capables d’accélérer leur gué- rison. Nous avons la même contradiction avec les troubles digestifs : une mauvaise tolérence reflète la « force » des antibiotiques.

M. Pierre BÉGUÉ

Votre enquête sur les mauvaises pratiques en antibiothérapie a porté sur plusieurs pays, dont la Thaïlande. Vous n’avez pas abordé la vente libre et désordonnée d’antibiotiques déconditionnés sur les grands marchés d’Afrique, en particulier sub-saharienne. Peuvent-ils contribuer à la diffusion de la résistance aux antibiotiques hors de ce continent ?

La vente incontrôlée des antibiotiques de fabrication douteuse est un véritable fléau dans le Sud-Est asiatique, le sous-continent indien, l’Afrique sub-saharienne et l’Amérique Latine. Elle contribue sûrement à la multiplication des résistances locales. L’impact sur notre propre taux de résistance n’a pas été évalué avec les méthodes appropriées à ma connaissance.

M. Georges DAVID

Quelle est la part de la résistance aux antibiotiques due à l’utilisation des antibiotiques dans les élevages animaux ?

Sur la base d’un impact possible, mais dont l’importance reste conjecturale, la communauté européenne a banni l’usage des antibiotiques pour l’élevage des animaux. Je crois que cela est une bonne décision selon le principe de précaution. Observation intéressante, le bannissement n’a pas entraîné d’augmentation des coûts de production de la viande. Il reste que le lien avec les résistances humaines n’a jamais été démontré sur une large échelle.

M. Léon LE MINOR

La majorité des bacilles tuberculeux résistant aux antibiotiques sont-ils importés en France ?

Oui, plus de 50 % ont bien une origine étrangère, avec en particulier un impact des émigrations non contrôlées venant de l’Europe de l’Est. Il reste que des souches multi— résistantes sont sélectionnées chez nous, en particulier parmi les sans-abri (qu’ils soient nationaux ou non).

M. Yves GROSGOGEAT

Cette antibiothérapie dispersée et aveugle n’est-elle pas, malgré tout, à l’origine de la disparition, en quelques décennies sous nos climats, de la redoutable pathologie streptococcique, responsable du rhumatisme articulaire aigu avec ses conséquences cardiaques valvulaires ?

La pathogénie du rhumatisme articulaire aigu comporte de nombreuses zones d’ombre, mais, dans notre travail au sud marocain, la promiscuité, la pauvreté, la difficulté d’accès à un centre de santé apparaissent déterminants. Sans exclure votre hypothèse, je crois que l’amélioration des conditions socio-économiques en général (incluant une plus grande consommation d’antibiotiques) a été le facteur déterminant de la quasi disparition de la maladie en France.

M. Henri LECLERC

Nombre d’infections nosocomiales sont dues à des bactéries commensales de l’homme (telles que les staphylocoques blancs, les corynébactéries, etc.) et également à des bactéries de l’environnement considérées, les unes comme les autres, comme non pathogènes. Est-ce la résistance aux antibiotiques qui confère à ces bactéries leur pouvoir pathogène nouveau ?

En général, les résistances par mutation affectent la rapidité de multiplication et donc la virulence, à l’opposé de ce que vous suggérez. En revanche, l’analyse des génomes bactériens a révélé des îlots de pathogénicité contenant à la fois des gènes de virulence et des gènes de résistance. Un exemple emblématique est, Enterococcus faecalis où la résistance à la vancomycine, peut-être transférée « en bloc » avec plusieurs facteurs de virulence M. Bernard HILLEMAND

On a allégué le rôle des O.G.M. dans la genèse de la résistance à certains antibiotiques.

Qu’en est-il au juste de ce sujet ?

Voila au moins une bataille gagnée. Certains OGM de la première génération contenait des gènes de résistance. La communauté scientifique a notamment réagi, et l’industrie a obtempéré en ôtant les séquences potentiellement dangereuses. Il nous faut cependant rester vigilants en refusant fermement cette stratégie contraire à l’éthique.

Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 8, 1257-1267, séance du 9 novembre 2004