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Session of 24 juin 2008

Le mal au ventre en Afrique : pathologie et imaginaire

MOTS-CLÉS : afrique. culture (sociologie). douleur abdominale. maladies de l’appareil digestif
Epigastric pain in Africa : pathology and imagination
KEY-WORDS : abdominal pain. africa. culture. digestive system diseases

Francis Klotz

Résumé

Les épigastralgies sont un motif fréquent de consultation sur le continent africain. Elles expriment une pathologie organique ou fonctionnelle. Elles peuvent avoir une signification particulière dans les civilisations africaines où la tradition et la culture imposent un schéma pluraliste dans lequel les puissances occultes jouent un rôle important. L’homme fait partie intégrante de la nature. Les féticheurs ont un pouvoir déterminant dans la maîtrise des puissances de l’invisible.

Summary

Upper digestive pain is a frequent presenting symptom in Africa, and is often due to an organic or functional cause. This complaint may take on a particular meaning in some African settings, where tradition and culture combine to form a pluralistic schema with involvement of malignant occult forces. Humans are an integral part of nature. ‘‘ Fetishers ’’ play a central role in countering the bad spells that sorcerers sometimes cast upon African patients.

La pathologie digestive haute sur le continent africain est fréquente et variée. Elle s’exprime le plus souvent par une gêne ou des douleurs épigastriques dont la charge symbolique est importante dans un contexte socioculturel aux racines profondes avec ses particularités ethno-régionales.

 

Quelles que soient son ethnie, son mode de vie et sa religion, le désordre du système digestif haut est particulièrement anxiogène chez l’africain. Pour lui le mal s’est porté sur le centre du corps ; ce corps qui n’est que l’expression passagère de la vie sous la dépendance de puissances invisibles. Quelle que soit la cause de ces perturbations : expression d’une pathologie digestive haute ou simple traduction psychosomatique d’une angoisse, elles sont vécues comme une perte de chance entraînant une atteinte de l’intégrité corporelle dont l’origine doit être recherchée dans le monde invisible.

Les épigastralgies représentent un motif fréquent de consultation en Afrique Noire ; 10 % des consultations à l’hôpital et plus de 60 % des indications d’endoscopie digestive haute. Le pic de fréquence se situe entre vingt et quarante ans avec un sex-ratio discrètement en faveur des hommes.

Dans une étude effectuée à Libreville au Gabon [1], les épigastralgies associées au pyrosis représentent 16,4 % des indications d’endoscopie digestive haute. Le taux de prévalence des oesophagites par reflux est inférieur à 10 %. Les chiffres sont comparables à ceux rencontrés dans les autres pays d’Afrique noire et en Europe. La pathologie gastrique n’a pas non plus de spécificité lorsque l’on compare les séries endoscopiques étudiées dans les différents pays [2-7]. L’ulcère et le cancer de l’estomac ne sont pas plus fréquents, mais souvent diagnostiqués après un vécu algique prolongé contrairement à ce que l’on constate en Europe.

La pathologie duodénale est par contre beaucoup plus fréquente sur le continent noir. La pathologie ulcéreuse duodénale est rencontrée deux fois plus souvent au Sénégal et au Maghreb qu’en Europe de l’Ouest et trois fois plus souvent en Côte d’Ivoire. Il en est de même pour ses complications. Cela s’explique par les difficultés socio-économiques du continent entraînant un faible niveau d’hygiène générale et par conséquent une prévalence de l’infection par helicobacter pylori (Hp) précocement importante. Chez les patients présentant une symptomatologie digestive haute motivant une endoscopie digestive, la prévalence de portage d’Hp varie de 25 à 50 % en Europe alors qu’elle atteint 82 % à Dakar et 75 % à Saint Louis du Sénégal. La contamination a lieu dans l’enfance [8]. Au Nigeria, on retrouve une séroprévalence de 58 % avant un an et de 69 % à l’âge de dix ans [9]. La prévalence de portage d’Hp chez les ulcéreux duodénaux est de 95,8 % à Dakar et de 100 % à Saint Louis [10].

La pathologie hépatique peut également être responsable d’épigastralgies en Afrique : hépatomégalie fébrile et douloureuse de l’amibiase hépatique [11], gêne épigastrique et hépatomégalie pseudotumorale de l’hydatidose [12], douleur excruciante et lancinante de l’hépatocarcinome associé souvent à un tableau clinique évocateur car il est découvert tardivement « le foie grossit pendant que le malade fond » [13]. L’incidence du cancer primitif du foie dans ces régions varie de 50 à 100/100 000 habitants avec parallèlement une séroprévalence de portage de l’antigène HBs dans la population générale qui peut dépasser 15 % [14]. Ce cancer atteint surtout l’adulte jeune. 98 % des malades sont porteurs de marqueurs d’infection par le virus B qu’ils ont quasiment toujours contracté dans la prime enfance.

 

Les épigastralgies peuvent sembler isolées sans cause objectivable, entrant dans le cadre d’une dyskinésie digestive. Dans une étude effectuée au CHU de Libreville [15] : 21 % des malades ayant été reçus dans le service de pathologie digestive ne présentaient pas d’anomalie en endoscopie digestive haute et n’avaient pas de pathologie de voisinage pouvant expliquer la symptomatologie décrite. Les cent premiers patients ont subi : un interrogatoire, un examen clinique complet, des biopsies antrales et fundiques, un examen parasitologique des selles et un examen psychologique complété dans 30 % des cas par un examen psychiatrique, 77 % de ces patients étaient des femmes avec une prédominance entre vingt et un et trente ans. Les épigastralgies évoluaient le plus souvent dans un cortège de signes de dyskinésie digestive associée à des dysesthésies et des céphalées. Les parasitoses digestives étaient fréquentes : 30 % des malades étaient porteurs de larves d’anguillules, aucun d’entre eux ne présentait de duodénite à gros plis, classique dans cette nématodose. L’anguillulose était six fois plus fréquente dans cette population d’algiques que dans la population générale. 11 % avaient des ankylostomes et décrivaient plus volontiers des brûlures épigastriques. On notait également 17 % d’ascaridiase et 28 % de trichocéphalose [16]. Des signes de colopathie fonctionnelle avec constipation prédominante étaient retrouvés dans 50 % des cas. Une consommation excessive d’alcool était notée chez 90 % des hommes et 40 % des femmes. On sait que dans les régions d’Afrique Noire peu islamisées, la consommation d’alcool et de bière en particulier, peut être importante et entraîner des gastrites et des poussées de pancréatite responsables de syndrome douloureux épigastrique.

Le syndrome de plainte digestive haute sur le continent noir intègre de manière constante et parfois exclusive, des éléments psychosomatiques.

De l’Afrique maghrébine aux confins de l’Afrique Noire, avec des variantes ethnoculturelles multiples, la vie est régulée entre les mondes du visible et de l’invisible.

Tout ce qui s’exprime dans le visible trouve sa causalité dans l’invisible. La maladie ne peut être seulement un fait naturel. C’est un dérèglement à réajuster, c’est un problème de famille, l’intrusion au sein de la communauté d’une force adverse inconnue. Le corps n’est qu’une expression passagère de la vie gouvernée par des puissances occultes. Seuls les initiés peuvent avoir accès aux éléments invisibles. Les grandes religions monothéistes : le christianisme et surtout l’islam tendent à servir de dénominateur commun entre les peuples africains, mais les croyances ancestrales et les racines ethno-culturelles sont prégnantes et immuables quel que soit le niveau socio-culturel de l’individu.

En Afrique subsaharienne, l’homme se compose de quatre entités : un corps palpable enveloppant une âme immortelle qui appréhende les réalités de l’invisible, un double protecteur qui est une entité dont l’aspect est perçu par l’initié comme identique à celui du corps. Après la mort l’être humain devient dieu mâne entrant dans le monde des ancêtres.

Le double sert d’aliment aux « mangeurs d’âmes » que sont les sorciers. Seuls les féticheurs peuvent contrecarrer les sorciers par leurs pouvoirs et les empêcher de capturer les doubles grâce aux amulettes. Ces féticheurs sont à la fois : éducateurs initiant dans « le bois sacré », prêtres, déterminant les sacrifices à offrir aux puissances occultes et guérisseurs avec un talent qui peut être réel surtout en zone forestière où l’abondance et la connaissance des plantes médicinales peuvent entraî- ner dans certains domaines une efficacité authentique des prescriptions surtout lorsqu’elles sont à visée symptomatiques. Malheureusement le plus souvent l’ignorance dangereuse se cache derrière les rituels et les incantations.

La maladie est provoquée par un fluide nocif. C’est une énergie propagée par les puissances malfaisantes que sont les génies (djinns au Maghreb) et les ancêtres mécontents.

Ils se servent de ce fluide pour punir ceux qui transgressent la tradition. Cette énergie malfaisante est nommée différemment selon les ethnies : le kélé chez les Lobis, le

Zana chez les Ashantis, le gnama chez les Mossis et les Baoulés. Ce fluide peut se répandre sur les animaux, les objets, les végétaux et toute personne qui touchera ces éléments contaminés sera frappée par la maladie. L’homme africain fait partie intégrante de la nature où les génies exercent leurs pouvoirs sur les êtres et les choses.

Ce sont eux qui donnent la puissance aux hommes pour lutter contre le mauvais sort jeté par les sorciers [17].

Tout ceci permet de comprendre que même si le diagnostic étiologique est bien établi, la solution ne relèvera pas du simple protocole thérapeutique de la médecine occidentale.

La maladie digestive s’inscrit dans une logique globale du mal. Elle n’est pas seulement une pathologie d’organe, c’est l’individu de manière globale qui est atteint, mais également le groupe car la société traditionnelle rejette le mal et tout ce qui porte atteinte à l’intégrité de la famille et à la cohésion sociale. Le malade même s’il est pris en charge par un médecin pour une affection bien cadrée, consultera un féticheur pour en connaître la cause profonde et mettre en place les moyens de lutte contre cette malédiction. Le féticheur cherchera dans le passé récent du patient ce qui a pu mécontenter les ancêtres protecteurs mais aussi les génies qui ont le pouvoir de faire le bien et le mal.

Dans les services des hôpitaux africains, il y a la médecine du jour pratiquée par les médecins institutionnels et la médecine de la nuit où les guérisseurs entrent en scène.

La nuit est très propice à l’expression du monde invisible.

Au Sénégal la cérémonie du « Ndeup » qui est un rite thérapeutique employé en psychiatrie traditionnelle, va permettre la communication entre le monde du visible et de l’invisible. Au dualisme corps esprit, l’africain substitue un complexe « théosocio-psychosomatique » . C’est à partir de ces constatations qu’Henri Collomb édicta à Dakar [18, 19] un mode d’exercice de la psychiatrie « anthropo-sociale » , partant du fait que le moi africain est un moi collectif. Le hasard n’ayant pas sa place dans l’explication de la maladie, si un membre du groupe est agressé, il faut comprendre pourquoi afin que l’agresseur lâche sa proie et que l’individu concerné retrouve sa place dans le groupe. Le rassemblement des malades de leur famille, du personnel soignant et des guérisseurs va permettre l’expression de chacun dans un vaste espace de palabre, la séance thérapeutique trouvant sa conclusion dans des danses traditionnelles qui vont réconcilier le patient avec les ancêtres.

Le guérisseur va également distribuer des potions mais aussi des fétiches (amoués pour les baoulés) [20]. Ce sont de véritables médicaments personnalisés, réalisant un blindage magique contre la maladie. Ces fétiches sont très polymorphes : des lieux, des arbres, des objets personnels et portatifs appelés plus communément « gri-gri » en Afrique sub-saharienne. Il s’agit d’amulettes et de petits sacs en cuir contenant toute sorte d’objets hétéroclites ou une simple phrase sur un papier. Parfois il s’agit de cordelettes entourant la zone malade [21].

Dans sa quête de solution à son mal, le patient peut parfois accéder à la médecine occidentale et se voir proposer une endoscopie digestive haute. Dans une logique de similitude, il pourra parfois assimiler le fibroscope à un serpent noir qui va l’aider à se débarrasser de la maladie en pénétrant du monde du dehors à celui du dedans. Cet appareil fétiche va faire fuir par sa lumière salvatrice les esprits malfaisants et le fluide nocif. La signification de la pénétration de cet instrument insolite par la bouche ne peut être imaginé par un esprit occidental non averti [22].

Le syndrome douloureux épigastrique qu’il soit lié ou non à une pathologie organique, parasitaire ou fonctionnelle, survient dans un contexte particulier dans les sociétés africaines, en raison de l’essence même des rapports entre l’homme, la nature et ses forces occultes, le groupe social et les ancêtres.

Cette douleur qui provient du centre du corps est perçue dans la topologie de l’imaginaire africain comme une énergie délétère émanant de puissances invisibles, qui doit être refusée par l’individu et condamnée par le groupe. Ces éléments étrangers à la pensée occidentale cartésienne font le ciment des sociétés africaines même s’il existe en surimpression une intelligentsia talentueuse, des scientifiques brillants et des techniciens expérimentés. La connaissance de cette ambivalence lève un pan du voile mystérieux qui enveloppe ce géant insolite qu’est le Continent Noir.

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<p>* Membre correspondant de l’Académie nationale de médecine Tirés à part : Professeur Francis Klotz, Professeur au Val de Grâce, Paris , Directeur de l’hôpital principal BP 3006 Dakar Sénégal, et e-mail : directeur@hpd.sn Article reçu le 11 janvier 2008 et accepté le 7 avril 2008</p>

Bull. Acad. Natle Méd., 2008, 192, no 6, 1215-1220, séance du 24 juin 2008