Cher Philippe Lançon,
Ce prix Jean Bernard, que j’ai l’honneur de vous décerner au nom de tous les membres du jury, et en particulier du Pr Jacques Louis Binet qui l’a créé en 2002, vous êtes le 1er, m’a-t-on dit, à l’obtenir dès le premier tour à l’unanimité. Nous n’avons eu en effet aucune hésitation, en ce 23 octobre dernier, car votre livre « le lambeau » est une très grande œuvre littéraire, dans la forme et le fond, et d’ailleurs il a également été récompensé quelques jours plus tard par le prix Femina. En quelques mots, pourquoi notre choix ?
Tout d’abord parce que nous avons aimé la fluidité et la beauté de votre écriture, sa simplicité sans pathos, son réalisme sans complaisance (en dépit des circonstances), son incroyable pouvoir d’évocation qui conduit le lecteur à être avec vous, presqu’en vous, dans le présent , ces « deux jambes noires », ce couloir des gueules cassées, ces 5 cabanes à l’hôpital, cette quinzaine de descentes au bloc opératoire, ces rondes de nuit aux Invalides, ce pied droit encore sensible posé sur la tomette rouge, etc. Nous sommes aussi avec vous dans le passé, lorsque vous lisiez le Rouge et le Noir dans un hôtel de Mogadiscio dont vous étiez le seul occupant ou lorsque vous alliez au Prado voir et revoir les Velasquez, Goya et Greco, ce trio qui, dites-vous, « a formé mon regard »
Ensuite, nous avons été impressionnés par la sincérité avec laquelle vous vous livrez, et vous nous livrez, sans jamais vous plaindre et parfois même avec humour, votre intimité, vos angoisses, vos sensations, vos cauchemars, vos espoirs, vos sympathies, vos réflexions, et aussi vos souvenirs dans ce perpétuel aller-retour entre la vie d’avant et la vie d’après, et surtout, vous nous confiez vos alliés absolus, ceux qui ne vous ont jamais quitté pendant vos mois d’hospitalisation: l’affection et l’amitié de vos proches, l’autre trio qui vous a nourri « Proust, Kafka, et Thomas Mann», et la musique de Bach qui vous apportait la paix.
Nous avons été fascinés par l’acuité de votre regard sur tous ceux que vous côtoyez au sein de l’alchimie hospitalière et par les liens que vous tissez avec eux: la petite infirmière brune têtue et volontaire, l’aide-soignante costaude au caractère bien trempé, la kiné d’une douceur d’ange, la marquise des Langes, le policier « Schtroumpf à lunettes », la policière qui écrivait un roman lesbien … Nous avons été particulièrement touchés par la bienveillance avec laquelle vous avez su écouter les uns et les autres: Je vous cite « il n’y a pas que les patients, ici, pour avoir une vie difficile. Ceux qui vous soignent ont souvent vécu des drames, maladies graves ou autres. On l’apprend peu à peu, en miroir de sa propre situation »
Et puis il y a cette relation exceptionnelle avec votre chirurgienne, Chloé, dont la sévérité enjouée et l’absence de complaisance attirèrent immédiatement votre sympathie et votre confiance, qui devint ce que vous appelez votre premier « surmoi thérapeutique » et qui sut vous protéger encore, alors que vous étiez bien loin, à New York, le 13 novembre 2015 par ce bref texto, « Je suis heureuse de vous savoir loin, ne rentrez pas trop vite ».
Nous vous avons admiré d’avoir réussi, après avoir vécu l’enfer le 7 janvier 2015 et subi tant de souffrances dans les suites, à écrire un livre qui raconte avec une telle authenticité, sans jamais être triste ou racoleur, votre reconstruction, votre renaissance, un livre qui est à la fois un superbe hommage à notre médecine hospitalière et un hymne à la littérature, à la musique, à la peinture, à l’affection, à l’amitié, bref un hymne à la vie, probablement le plus bel hommage que vous puissiez rendre à vos amis de Charlie qui, eux, l’ont perdue.
Au nom de tous les membres du jury, merci, Monsieur Philippe Lançon ! C’est l’Académie Nationale de Médecine qui s’honore en vous décernant pour LE LAMBEAU le prix Jean Bernard de Médecine et littérature 2018.
Marie-Germaine BOUSSER*
Texte lu le 18 décembre lors de la séance de remise des prix de l’Académie nationale de médecine.
* Membre de l’Académie nationale de médecine
