Communication scientifique
Séance du 4 janvier 2005

L’allongement acquis de l’espace QT dans l’hypertrophie ventriculaire. Origine, fréquence, significationn

MOTS-CLÉS : canal membranaire. cardiomegalie. insuffisance cardiaque. potentiel action.. qt long, syndrome
The acquired long QT during cardiac hypertrophy. Origin, incidence and significance
KEY-WORDS : action potentials.. cardiomegaly. heart failure, congestive. ion channels. long qt syndrome

Bernard Swynghedauw

Résumé

Les allongements de l’intervalle QT à l’ECG, ne sont pas seulement héréditaires ou associés à certains médicaments. Ils sont aussi et surtout le reflet du degré d’adaptation du myocarde à une surcharge mécanique chronique. Dans les conditions normales, sur cellule isolée, la durée du potentiel d’action, PA, ne dépend que de l’activité de plusieurs canaux ioniques, par contre, in vivo , à l’ECG, d’autres facteurs jouent un rôle déterminant, ce sont les gradients transmuraux et la projection thoracique en trois dimensions des vecteurs électriques. Dans l’hypertrophie et l’insuffisance cardiaque, l’augmentation de la durée du PA est un fait solidement établi. Le courant ionique le plus habituellement en cause, chez l’homme en particulier, est un courant potassique sortant, I , dont la densité est diminuée du fait d’une tO réduction de la densité des gènes codant pour les canaux ioniques correspondants. Mais, in vivo , l’hypertrophie modifie, et peut même inverser, le gradient transmural. Chez l’homme ou le rat, la surcharge mécanique isolée, telle qu’on l’observe dans les cardiopathies hypertensives, est associée à une prolongation réversible de l’intervalle QT. La réduction du courant I est adaptative, participe au ralentissement du cycle cardiaque et reflète la tO reprogrammation de l’expression fœtale. La traduction ECG de cette donnée cellulaire peut être atténuée voire occultée du fait soit de l’ischémie associée à l’hypertrophie soit du remodelage, complexe, de la structure anatomique du cœur, tel qu’il est observé après un infarctus. La prolongation de l’intervalle QT n’est donc pas seulement d’origine génétique ou médicamenteuse, c’est aussi une composante importante du processus adaptatif dans les surcharges mécaniques. Sa mesure est donc essentielle dans tout bilan d’une insuffisance cardiaque, mais sa valeur est limitée aux cardiopathies d’origine purement mécanique, comme la cardiopathie hypertensive.

Summary

Long QT is not only inherited or drug-induced. It reflects the degree of myocardial adaptation to mechanical overload. In normal conditions, in isolated cells, the action potential (AP) duration depends on the activity of several ion channels. On body-surface ECG, the QT interval depends on two additional factors, namely transmural gradients and the spatial 3D projection of the electrical wave vectors. AP lengthening is a welldocumented feature of cardiac hypertrophy and failure. The ion current most frequently involved, especially in humans, is an outward potassium current, I , whose density is tO reduced as a consequence of a reduction in the corresponding gene density. In vivo, cardiac hypertrophy can modify and even reverse the transmural gradients. In humans and rats, hypertensive cardiopathy is associated with a reversible prolongation of the QT interval. The reduction in the density of I is adaptative, participates in the slowing of the cardiac cycle, tO and reflects fetal reprogramming. The ECG counterpart of this cellular mechanism is frequently attenuated or even masked by associated myocardial ischemia or by remodelling of the cardiac anatomic structure. Prolongation of the QT interval is a crucial component of the adaptative response to mechanical overload. As such, it has prognostic significance in heart failure of purely mechanical origin, such as hypertensive cardiopathy.

La découverte récente de mutations situées sur les gènes des sous-unités de plusieurs canaux ioniques à l’origine d’allongements héréditaires pathogènes de l’intervalle QT à l’ECG, a indiscutablement représenté un progrès important dans la compré- hension et la prévention des morts subites, surtout des morts subites du sujet jeune.

Le décryptage du syndrome du QT long héréditaire [1] est l’un des plus bels exemples de ce qu’il est convenu d’appeler les convergences génétiques [2, 3], c’est-à-dire le fait que les déterminants géniques d’un même trait clinique, phénotypique, particulier sont habituellement multiples. Il y en a de nombreux autres exemples en cardiologie [4].

Sans oublier ces avancées, il est important de se rappeler que le syndrome du QT long héréditaire est une affection très rare et qu’il existe aussi des allongements acquis de l’intervalle QT, certains sont d’origine médicamenteuse et peuvent d’ailleurs servir de révélateurs des QT longs héréditaires, mais la très grande majorité des allongements de l’intervalle QT sont ceux qui sont associés à la surcharge mécanique, à l’hypertrophie cardiaque, et finalement à l’insuffisance cardiaque, cause majeure de mortalité, subite ou non, dans nos pays.

Le but de cet article est de rappeler qu’en pratique clinique cardiologique courante, l’allongement du QT le plus fréquemment observé n’est pas d’origine génétique, mais acquis et lié au degré de surcharge mécanique du myocarde dont l’hypertrophie est un témoin. Dans ce contexte, c’est à la fois un indicateur du degré d’adaptation biologique du myocarde [5] et un facteur de risque de mort subite important [6]. Sa genèse pose néanmoins des problèmes complexes électriques et surtout anatomiques.

INTERVALLE QT ET REPOLARISATION VENTRICULAIRE DANS LES CONDITIONS NORMALES

Sur myocyte cardiaque isolé

La durée de la repolarisation ventriculaire c’est la durée du potentiel d’action, PA, (phases 1 à 3) puisque la dépolarisation (phase 0) est quasi-instantanée. Cette durée est le résultat d’un équilibre complexe entre les activités des différents courants ioniques. Cette activité dépend également de la densité des canaux et de leurs protéines régulatrices (comme KChP2), et de la densité des gènes correspondants. Il faut savoir enfin que les canaux ioniques sont faits de sous-unités qui ont la capacité de se recombiner en amas hétéromèriques très polymorphes.

Cette complexité permet au myocarde de s’adapter finement à la fois aux variations permanentes des conditions de charge et à la complexité anatomique de la structure des fibres myocardiques. L’apport de la génétique des QT long familiaux a, dans ce contexte, été décisive pour la compréhension des déterminants moléculaires de la repolarisation en démontrant, entre autre, que la durée de repolarisation pouvait être régulée aussi bien au niveau des courants entrants qu’à celui des courants sortants [1].

Sur cœur entier

On peut mesurer les PA sur un cœur entier , mais cliniquement ce n’est guère possible et dans le meilleur des cas les seuls potentiels mesurés sont en fait des potentiels de lésion. Plus habituellement, on se contente d’enregistrer un ECG de surface et d’en analyser les composants. La durée de repolarisation est alors celle de l’intervalle QT, lequel est une mesure à la fois moyennée, dérivée et projetée.

Sur une préparation de paroi ventriculaire par exemple, la durée du QT dépend à la fois de la durée du PA de chaque cardiocyte et du gradient transmural. L’une des données les plus constantes de la littérature est que la durée du PA est toujours plus courte dans les cellules épicardiques, que dans les cellules endocardiques, et que la durée d’un PA, la plus longue, est généralement celle des cellules situées au milieu du myocarde, les cellules M [7]. On admet actuellement que la durée de l’intervalle QT à l’ECG est, de façon prédominante, déterminée par les gradients de voltage existant de part et d’autre des cellules M. Des expériences faites avec un inhibiteur du courant sodique, ATX-II, ont par ailleurs montré que cet agent, qui augmente la durée du PA de toutes les cellules du myocarde (et celle du QT), augmentait préférentiellement la durée du PA des cellules M, suggérant que ce type de cellules était la cible préférentielle de tous les changements de la durée de repolarisation [7].

La projection thoracique tridimensionnelle complique les choses, et enlève, aussi bien en théorie qu’en pratique [8-11], toute signification pronostique [10], à la détermination de la dispersion de l’intervalle QT [10, 11], mais, bien évidemment pas à celle de l’intervalle QT moyenné, comme l’ont montré les études faites sur le QT long familial (Tableau 1).

TABLEAU 1. — Principaux déterminants d’une augmentation de l’intervalle QT (sont exclus les allongements de QT d’origine médicamenteuse).

La densité des courants ioniques

Augmentation des courants entrants sodique ou calcique — QT long héréditaire : mutations gain de fonction sur les gènes du canal sodique

SCN5A (LQT3) [1] — hypertrophie cardiaque chez la souris : augmentation de la densité des canaux I [12] CaL • Diminution des courants sortants potassiques — QT long héréditaire : mutations perte de fonction des gènes des canaux potassiques : canal I -gènes

KvLQT1 et KCNE1 ; canal I -gènes

Ks Kr HERG et KCNE2 [1] — hypertrophie cardiaque :

• chez l’homme et le rat : diminution des canaux I [13, 14] tO • chez le lapin : diminution des canaux I [15] Ks Les gradients tissulaires • Gradient transmural : la durée du potentiel d’action epi < endocarde [7] • Gradient apex < base [16] ; base (epi et endo) < septum gauche et bien d’autres, voir [17]….

En fait les gradients sont plus complexes et dépendent de la structure en corde trois fois hélicoïdale du myocarde ventriculaire dans laquelle se superposent des fibres descendantes et ascendantes [18]. Cette structure est simplifiée par l’hypertrophie, mais compliquée par le remodelage post-infarctus [19] La projection thoracique

La structure vectocardiographique de l’onde de repolarisation se projette sur la surface courbe du thorax rendant toute mesure d’une dispersion de l’intervalle QT illusoire [8-11] INTERVALLE

QT

ET

REPOLARISATION

VENTRICULAIRE

DANS

L’HYPERTROPHIE ET L’INSUFFISANCE CARDIAQUE

Il y a deux facteurs qui interviennent dans la genèse des changements de la durée de l’intervalle QT : la densité des gènes codant pour les canaux ioniques responsables de la durée du PA, et les changements anatomiques dûs à l’hypertrophie et plus encore au remodelage post-ischémique et à la fibrose. Ce qui est propre à l’hypertrophie cardiaque, c’est que ces deux paramètres sont d’égale importance, alors que, par opposition, seuls les paramètres de nature électrique sont à prendre en compte
dans le QT long héréditaire. Un troisième facteur doit toujours être pris en compte, l’ischémie, laquelle peut modifier en moins la durée du QT.

Les potentiels d’action intracellulaires

L’allongement de la durée du PA intracellulaire dans l’hypertrophie aussi bien clinique qu’expérimentale est une des données les mieux documentées de la littérature [revu in 13,14]. Cet allongement est directement relié à la surcharge hémodynamique, la durée du PA du ventricule gauche est par exemple plus longue que celle du ventricule droit. Le responsable de cet allongement est un changement d’expression génique, mais les gènes en cause ne sont pas toujours les mêmes et peuvent être différents d’une espèce animale à l’autre.

Le courant ionique le plus souvent en cause, chez l’homme et chez le rat en particulier, est I , le courant potassique sortant responsable de la phase initiale de tO dépolarisation ventriculaire. Ce courant est déprimé dans l’hypertrophie cardiaque, il est même presque supprimé, chez l’homme, dans le septum de sténoses aortiques opérées [17]. Plusieurs études expérimentales ont montré que cette diminution avait pour origine une réduction réversible [20] de la densité des gènes codant pour le canal potassique correspondant ( Kv 1,4, Kv 2,1 et Kv 4,2 ). I n’est pas toujours le tO seul courant sortant en cause, et chez le lapin l’hypertrophie s’accompagne d’une réduction de I [15], le résultat est le même. Ce type de substitution est très courant Ks en biologie et fait également partie de la convergence génétique décrite plus haut [2].

Chez l’homme et chez la plupart des mammifères, la densité de I est inchangée, ce CaL qui signifie que l’expression des gènes correspondant est activée proportionnellement au degré de surcharge mécanique. La seule exception connue est la souris, chez qui la densité de I est augmentée après sténose aortique, alors que celle de I est CaL tO inchangée [12], ce qui, en d’autres termes veut dire que chez la souris l’allongement du QT est due à une augmentation d’un courant entrant. La situation peut se compliquer lorsqu’intervient la réaction neurohormonale, les catécholamines, l’aldostérone pouvant, entre autre, modifier l’expression des gènes codant pour les canaux calciques [21].

L’ECG

Dans l’hypertrophie cardiaque, il y a très peu d’études au cours desquelles ont été à la fois mesurées la durée de l’intervalle QT à l’ECG, et celle des PA intracellulaires.

À ce titre, celle faite par Yan et coll [22] sur une préparation de paroi ventriculaire perfusée, dans un modèle d’hypertension artérielle rénovasculaire du lapin, est particulièrement instructive. Elle démontre en effet que l’allongement de la durée du PA est significativement plus marquée sur, dans l’ordre, les cellules sous endocardiques (l’équivalent des cellules M dans ce travail), puis endocardiques, puis épicardiques. Ces changements de gradient rendent parfaitement compte de l’allongement du QT et de l’accroissement de la dispersion transmurale de la dépolarisation. Ils constituent un facteur arythmogène important.

Mais l’inversion du gradient transmural, telle qu’elle est observée dans le modèle d’hypertrophie aux catécholamines chez le rat, n’empêche pas nécessairement l’allongement de l’intervalle QT lequel dépend du plus long et du plus court des PA transmuraux, ce qui compte ici c’est l’existence d’un gradient [7]. Dans les sténoses aortiques chez le rat la diminution d’I et celle du courant net (I + I ) n’est tO tO CaL significative qu’à l’apex, mais ceci suffit à allonger l’intervalle QT [23].

La mise en évidence d’un allongement du QT au cours du développement d’une surcharge mécanique en clinique humaine pose quelques problèmes dont le principal est l’association à une ischémie, laquelle masque ou modifie les anomalies du QT.

C’est un élément qui limite l’utilisation de ce paramètre en clinique humaine et explique certaines des confusions de la littérature. Plusieurs études ont démontré que l’intervalle QT corrigé pour la fréquence cardiaque, QTc, et mesuré sur un ECG conventionnel était significativement augmenté dans les cardiopathies hypertensives, c’est-à-dire dans des surcharges mécaniques a priori isolées. La première démonstration fut faite par Algra chez des hypertendus [24]. Cela fut confirmé par Mayet et coll. [25], puis, surtout, par les investigateurs de LIFE [26] chez des hypertendus, la valeur limite du QTc étant autour de 430 msec. Ces investigateurs ont mis en évidence une corrélation linéaire entre les valeurs maxima de l’intervalle QT et le degré d’hypertrophie cardiaque. Ils ont également montré que la dispersion de QT était une mesure non fiable. Des résultats comparables ont été retrouvés dans les cardiomyopathies hypertrophiques [27].

Nous avons, pour essayer de clarifier le problème, étudié la durée du QT chez un animal, le rat, qui ne fait pratiquement jamais d’athérome coronarien, en utilisant une souche génétique de rats hypertendus, les rats SHR (‘‘ Spontaneously Hypertensive Rats ’’) [28]. L’enregistrement télémétrique se fait sur animal éveillé, non anesthésié et libre de ses mouvements. Le cœur de rat, à température normale, ne possède pas d’onde T à l’ECG, et la durée de repolarisation doit se mesurer manuellement, et cette mesure doit être validée par des expériences pilotes. Le degré d’hypertrophie cardiaque est mesuré par échocardiographie, chez ces animaux il atteint environ + 30 %. L’hypertrophie régresse totalement sous inhibiteur de l’enzyme de conversion. Il existe, dans ces conditions, une relation linéaire entre index cardiaque et durée de la repolarisation. L’augmentation de la durée de repolarisation régresse également sous traitement, parallèlement à la réduction de l’hypertrophie (Tableau 2).

Signification biologique de l’allongement de l’intervalle QT dans l’hypertrophie cardiaque

L’allongement de l’intervalle QT a la même signification que la réduction de Vmax, la vitesse maxima de contraction pour une charge nulle, avec d’ailleurs le même type de restrictions. Tous deux sont des indicateurs du degré d’adaptation du myocarde à la surcharge mécanique qui lui est imposé [14, 29]. Au niveau cellulaire, la diminution de la densité d’ I est le reflet de la reprogrammation de l’expression génétique tO

TABLEAU 2. — Durée de repolarisation (intervalle QT, QTc) enregistrée par télémétrie sur ECG. Rats ‘‘ Spontaneously Hypertensive Rats ’’, SHR, non traités ou sous inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC). ** p<0,01, ***p<0,001 SHR non traités vs témoins. §§p<0,01, §§§ p<0,001 SHR sous IEC vs SHR non traités. [d’après 28].

Rats Wistar témoins

Rats SHR non traités Rats SHR sous IEC

Poids VG/Poids du 1,38 corps, mg/g fi 0,10 3,60 fi 0,25***

2,36 fi 0,20§§ Intervalle RR, ms 201 fi 4 227 fi 10**

232 fi 7 Intervalle QT, ms 55 fi 1 71 fi 1***

61 fi 2§§§ QTc, ms 122 fi 3 151 fi 3***

128 fi 4§§§ TABLEAU 3. — Distribution régionale des potentiels d’action, et du courant I . Rats. Hypertrophies tO cardiaques (environ 30 %) obtenues par sténose de l’aorte abdominale. Contrôles, C. Hypertrophies, H. *** p<0,001 C vs H. [d’après 23].

Paroi libre

Apex

Septum du ventricule gauche

C

H

C

H

C

H

Durée du potentiel d’action 50 120***

123 160***

180 178 (APD ), en ms 90

Densité du courant I , en tO 7,5 3,0***

4,8 3,0 2,1 2,0 pA/pF

Densité du courant I , en

Ca – 6,5 – 8,0 – 7,8 – 7,6 – 8,0 – 7,5 pA/pF

Courant net = somme algébrique + 1,0 – 5,0***

– 3,5 – 4,0 – 6,0 – 5,5 (I + I ) en pA/pF tO

Ca myocardique vers le programme fœtal qui caractérise sur un plan moléculaire les surcharges cardiaques. I , et les gènes qui en contrôlent l’expression, sont en effet tO régulés au cours du développement puisqu’I n’apparaît qu’après la naissance.

tO Cette programmation inclut d’autres modifications dans l’expression génétique en plus ou en moins, comme l’activation des gènes codant pour les isoformes lentes de la myosine ou pour les sous-unités alpha de la pompe à sodium, ou la diminution de l’ATPase du reticulum sarcoplasmique. Le résultat final est un ralentissement de Vmax et de la vitesse de relaxation et une amélioration de l’économie musculaire.

Mesurer le QT c’est donc un moyen de connaître les réserves énergétiques disponibles.

LA MISE EN JEU CLINIQUE

Il y a, comme l’a, le premier, souligné Philippe Coumel, plusieurs raisons pour considérer la dispersion de l’intervalle QT comme totalement artefactuelle : — l’index de dispersion consiste à mesurer la différence entre le QT le plus long et le QT
le plus court, ce qui n’a aucun sens, rien ne dit en effet que ces valeurs, comme toutes valeurs extrêmes, soient représentatives ; — mais surtout il faut se rappeler que l’ECG n’est que la projection thoracique des vecteurs myocardiques, et de nombreuse études comparatives ont montré que la dispersion électrique sur la surface thoracique n’était en rien corrélée avec la dispersion des potentiels de surface myocardique [8, 9] ; — les très nombreuses publications visant à utiliser cette dispersion comme index pronostique n’ont fourni que des résultats contradictoires [8-11,27].

Lorsqu’il s’agit de surcharges mécaniques simples, comme dans la cardiopathie hypertensive, la prolongation du QT est corrélée avec le degré d’hypertrophie et sa valeur pronostique est indiscutable. C’est bien un index du degré d’adaptation [24-26, 28]. Les résultats sont beaucoup plus difficiles à interpréter dans les cardiopathies ischémiques [30, 31]. Dans ce type de cardiopathie, le plus fréquent, le remodelage post-infarctus modifie considérablement la structure anatomique du myocarde et donc la nature des gradients. De plus les patients y souffrent fréquemment d’ischémie aigüe, laquelle modifie très significativement la durée de l’intervalle QT [31] et la forme de l’onde T — ce qui rend la mesure de l’intervalle QT plus difficile.

Il faut en effet rappeler une notion anatomique souvent omise. Le cœur n’est pas une simple sphère creuse et la paroi du cœur n’est pas faite de fibres homogènes et parallèles. Les fibres ventriculaires sont d’obliquité variable selon la topographie en surface, mais aussi dans la profondeur. La structure « en corde » trois fois hélicoï- dale de la bande contractile qui constitue le myocarde ventriculaire est une évidence anatomique, phylogénique, et embryologique, confirmée par l’imagerie [18, 32].

Cette structure en corde est modifiée dans les cardiopathies dilatées, c’est la perte de la complexité de cette structure qui va être responsable en grande partie de la diminution de la fraction d’éjection [19]. L’étude des gradients transmuraux n’a jamais tenu compte de ces considérations, elle reste à faire.

REMERCIEMENTS

Cet article est dédié à la mémoire de Philippe Coumel, un des pionniers en ce domaine, comme dans bien d’autres.

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DISCUSSION

M. Yves GROSGOGEAT

Pourquoi le QTc est-il différent chez l’homme (0,39 sec) et chez la femme (0,44 sec) ?

Peut-on mesurer véritablement avec précision l’espace QT en pratique clinique ?

Les différences homme/femme sont en effet bien connues, mais j’en ignore les raisons qui peuvent d’ailleurs n’être qu’anatomiques. La mesure de l’intervalle QT en clinique n’est pas simple, d’abord parce qu’il n’est pas le même d’une dérivation à l’autre, et que le retour à la ligne isoélectrique n’est pas toujours bien marqué. Il existe un programme automatique de détection, mis au point à Lariboisière par Philippe Coumel, et qui est entré dans la pratique courante. Par contre, le rat n’a pas d’onde T, à température normale, la repolarisation est une sorte de grosse bosse qui fait suite au QRS, mais sa détermination, manuelle, est une mesure fiable, comme nous l’avons démontré avec Christophe Baillard.

M. Louis GUIZE

Existe-t-il une susceptibilité génétique dans le degré d’allongement de l’intervalle QT lié à l’hypertrophie ventriculaire gauche acquise, comme cela est observé avec certains médicaments ?

Merci pour cette question qui met le point sur un sujet tout-à-fait important, les formes dites ‘‘ frustes ’’ (même pour les anglophones) du QT long. Il y a quelques années en effet, plusieurs observations de QT long ont été rapportées, avec manifestations cliniques graves, et même mort subite, après absorption de plusieurs types de médicaments qui, en se fixant sur certains canaux ioniques, révèlent des mutations cliniquement latentes. Il est très possible que l’hypertrophie révèle également des QT longs génétiques, et que l’allongement, modeste, de l’intervalle QT du au processus adaptatif, puisse voir ses effets en quelque sorte amplifiés par le fait que le patient soit porteur d’un QT long héréditaire jusque-là cliniquement latent. Le même discours peut être tenu pour les épisodes isché- miques, suggéré par Philippe Coumel. Une anomalie latente, génétique, du QT pourrait très bien expliquer certaines morts subites survenant chez des patients ayant une hypertrophie cardiaque apparemment bien tolérée.

M. Alain LARCAN

À côté des mécanismes génétiques, médicamenteux et mécaniques, il ne faut pas oublier les causes électrolytiques et spécialement les modifications de l’ion Ca2+ ? Quel est le modèle de surcharge que vous utilisez ? Dans l’hypertrophie associée ou non à l’ischémie et au remodelage, étudiez-vous l’histochimie topographique et, en électrophysiologie, y a-t-il intérêt à faire des enregistrements sous endocardique et épicardique en les comparant ?

Tant que la surcharge mécanique est bien tolérée, l’équilibre électrolytique est conservé.

Les anomalies bien connues de l’intervalle QT dans l’hypocalcémie par exemple sont clairement un autre chapitre. Par contre, il est intéressant de rappeler qu’à l’échelon moléculaire et ionique le mécanisme par lequel le QT s’allonge peut varier d’une espèce animale à l’autre. Chez l’homme et la plupart des mammifères de laboratoire, le mécanisme dominant est une réduction d’un courant sortant, ItO. Chez la souris, le courant en cause est I qui est un courant entrant et dont l’activité est augmentée, mais le cœur de CaL souris bat très vite, à 300 bpm, et ce mécanisme est probablement nécessaire pour obtenir une relaxation et un remplissage coronaire efficaces lorsque la fréquence cardiaque est élevée. Nous avons utilisé pendant des années les sténoses de l’aorte abdominale, SAA, chez le rat (ou le lapin), mais cette technique pose des problèmes de reproductibilité. On obtient aussi des énormes hypertrophies en combinant SAA et insuffisance aortique (obtenue au moyen d’un mauvais cathétérisme rétrograde, technique mise au point par PY Hatt). Actuellement on utilise plus la sténose de l’aorte thoracique chez le jeune murin, ce qui a l’avantage de donner des surcharges mécaniques très progressives. Nous utilisons l’histochimie du myocarde, en fait surtout l’immunohistochimie, c’est un outil de base particulièrement développé dans notre groupe qui est actuellement dirigé par JL Samuel qui est une des pionnières en ce domaine. Il est important d’étudier les diverses couches du myocarde, vous avez parfaitement raison, mais ce n’est pas simple car le myocarde n’a pas une structure homogène, type ballon, mais une structure complexe de type ‘‘ serpillère ’’ qui est rarement prise en compte dans la plupart des études.

M. André VACHERON

Quel sont les médicaments qui entraînent la meilleure régression de l’hypertrophie et donc de l’allongement des QT ?

Les inhibiteurs de l’enzyme de conversion sont certainement les plus efficaces et ceux qui ont le moins d’effets secondaires, ils agissent, comme tout le monde le sait, à la fois au niveau de la charge et au niveau trophique proprement dit. Tous les hypotenseurs courants sont efficaces, c’est le facteur mécanique est déterminant. C’est ce qu’a montré il y a longtemps l’un de nos amis communs, le regretté Professeur Krayenbühl, à Zurich, en étudiant les effets de la correction chirurgicale d’une sténose aortique non seulement sur le poids du cœur, mais aussi sur la fibrose.


* Membre correspondant de l’Académie nationale de médecine. Directeur de recherches à l’INSERM. U572-INSERM — Hôpital Lariboisière — 41, bld de la Chapelle — 75475 Paris cedex 10. Bernard.Swynghedauw@larib.inserm.fr Tirés-à-part : Professeur B. SWYNGHEDAUW, même adresse. Article reçu le 7 juin 2004, accepté le 18 octobre 2004.

Bull. Acad. Natle Méd., 2005, 189, no 1, 31-42, séance du 4 janvier 2005