Résumé
L’obésité, avec le vieillissement de la population, constitue l’une des causes majeures connues de l’arthrose. Elle agirait par des facteurs biomécaniques et aussi par des facteurs biochimiques systémiques, en relation avec une masse lipidique anormale. Comme le suggéraient Apsden et al., l’arthrose serait une maladie métabolique systémique, liée à des anomalies lipidiques entrainant localement une perte de l’homéostasie articulaire. Cette atteinte progressive serait due à l’action locale des adipokines, en particulier à la leptine, au sein de l’articulation où leur répartition est différente de celle du plasma, avec une augmentation de la leptine et une diminution relative de l’adiponectine et de la résistine. Parmi les éléments qui militent en faveur de cette proposition, on peut souligner plus particulièrement : l’expression prépondérante de la leptine dans le cartilage arthrosique, son augmentation reliée à la sévérité des lésions cartilagineuses, sa relation privilégiée aux ostéophytes, et sa présence plus marquée chez les femmes. Cette liaison entre arthrose et adipokines devrait privilégier certaines orientations nouvelles dans la prévention de la maladie et dans la recherche de nouvelles cibles pharmacologiques.
Summary
In addition to aging, obesity is one of the most common underlying causes of osteoarthritis (OA). Mechanical loading, together with biochemical and systemic factors linked to altered lipid metabolism, are thought to contribute to the onset of OA. It has been suggested that OA is a systemic metabolic disease associated with lipid disorders affecting joint homeostasis. These gradual changes may be due to the local effect of adipokines, and especially leptin. Indeed, their relative levels in joints differ from that found in plasma. In particular, leptin levels are increased and adiponectin and resistin levels are reduced. This hypothesis is supported by — leptin overexpression in OA cartilage and its correlation with the degree of cartilage destruction, — abundant leptin synthesis by osteophytes, and — the high leptin levels found in OA joints from female patients. This link between OA and adipokines provides new leads regarding the prevention of OA and the identification of new drug targets.
SITUATION DU SUJET
L’arthrose, dont la prévalence augmente considérablement avec le vieillissement de la population, est la plus fréquente des pathologies articulaires. Ainsi, à partir de 65 ans, elle affecte environ 60 % des hommes et 70 % des femmes [1]. Elle se manifeste le plus souvent par l’apparition d’un dysfonctionnement articulaire qui est accompagné d’atteintes douloureuses. Elle peut évoluer plus ou moins rapidement en un handicap important et même vers une perte de fonction. Son diagnostic, suite à un examen radiologique, est le plus souvent effectué postérieurement à l’apparition des symptômes. Sa détection est donc trop tardive et, comme il n’existe aucun traitement de fond de l’arthrose [2], la thérapeutique actuelle reste le plus souvent purement symptomatique. C’est la raison pour laquelle la connaissance des facteurs de risque de l’arthrose et l’étude de leurs relations à la pathologie articulaire pourraient prendre une grande importance vis à vis de la prévention de la maladie, du suivi du risque pathologique et de la recherche de nouvelles cibles pharmacologiques.
La principale caractéristique morphologique de l’arthrose est une atteinte dégéné- rative du cartilage articulaire (fissures, érosions, fibrillations, …) s’accompagnant de changements qui s’exercent sur l’ensemble de l’articulation. Ils concernent l’os sous chondral, la formation d’ostéophytes, la membrane synoviale, les muscles et les tendons. L’étiologie de la maladie est multifactorielle et encore imparfaitement connue. On admet actuellement, qu’en plus du vieillissement et des traumatismes, l’obésité et la surcharge pondérale représentent les principaux facteurs de risque associés à l’arthrose.
Selon les articulations concernées (genoux, hanches, mains), l’obésité pourrait contribuer à l’initiation et à la progression de l’arthrose par des processus mécaniques et/ou métaboliques [3]. Si l’influence des facteurs mécaniques est évidente dans les zones portantes du cartilage, le rôle éventuel des facteurs métaboliques est aussi actuellement bien admis. C’est ainsi que l’arthrose des mains, dénuée d’influence biomécanique, est corrélée à l’indice de masse corporelle (IMC), suggérant le rôle d’un facteur métabolique dans le développement de l’arthrose [4]. En outre, selon Toda et al. , si la perte de poids peut prévenir l’apparition de l’arthrose, cette protection est plus liée à la diminution de la masse adipeuse qu’à celle du poids corporel [5]. La contribution potentielle d’un facteur systémique d’origine adipeuse à la maladie arthrosique se justifie donc pour diverses raisons :
— le vieillissement de la population ;
— le caractère épidémique de l’obésité actuellement ;
— la découverte de la leptine et de sa fonction [6] ;
— l’importance du rôle des adipocytes, du tissu adipeux et des adipokines [7, 8] ;
— la modulation de certaines adipokines au cours de pathologies articulaires [9, 10].
Le présent document rassemble les résultats expérimentaux, en particulier ceux de notre groupe, qui permettent de considérer la leptine et sans doute certaines autres adipokines comme des liens métaboliques éventuels entre l’obésité et l’arthrose.
Obésité, tissu adipeux et adipokines
Depuis plusieurs décennies, surcharge pondérale (IMC>25) et obésité (IMC>30) affectent considérablement la population qu’elle soit jeune ou adulte. Cette incidence de l’obésité peut favoriser ou accompagner des pathologies satellites comme le diabète de type 2, le syndrome métabolique, l’athérosclérose et aussi, à plus ou moins long terme, l’arthrose. Cette dernière association pose un vrai problème de santé puisque le handicap articulaire qui s’exerce peut accroître, au cours du vieillissement, les conséquences d’une baisse d’activité importante. Ces divers éléments contribuent à expliquer d’une part le choix du Secrétaire des Nations Unies, Kofi Annan, décrétant la décennie 2000-2010 comme décade consacrée à la prévention et au traitement des maladies musculo-articulaires [10], et d’autre part, l’importance des recherches effectuées sur la régulation de la prise de nourriture, l’homéostasie pondérale et le rôle du tissu adipeux. Bien que peu de solutions thérapeutiques éprouvées soient issues actuellement de ces démarches, elles apportent cependant des avancées considérables sur nos connaissances de la physiopathologie du tissu adipeux et du rôle des adipocytes.
On sait maintenant que le tissu adipeux est réparti dans différents sites de l’organisme, y compris dans les articulations (ligament graisseux de Hoffa). Il est constitué pour la majeure partie d’adipocytes qui ne sont pas seulement des cellules passives servant au stockage de lipides, mais aussi des cellules sécrétoires, libérant des produits importants (adipokines, cytokines, médiateurs inflammatoires,…) qui peuvent agir au niveau central et/ou périphérique. Dans l’obésité, les adipocytes sont associés à des macrophages [11] provoquant un état inflammatoire permanent (TNFα, IL-6, …). De plus, les excès de tissu adipeux n’ont pas tous les mêmes potentialités pathogènes selon leur répartition. Ainsi, la surcharge de tissu graisseux abdominal a une valeur pronostique, au point de vue cardio-vasculaire, beaucoup plus défavorable que le tissu adipeux sous-cutané [12]. Enfin, des travaux ont montré que l’obésité pouvait s’expliquer par le déficit ou le dysfonctionnement d’un signal adipocytaire, montrant ainsi l’importance du rôle endocrine des adipocytes et les potentialités pharmacologiques liées à la modulation de ses propriétés de sécré- tion [13].
La fonction sécrétoire du tissu adipeux est assurée en majeure partie par les adipocytes matures, en coopération avec d’autres cellules, comme les cellules endothéliales, les monocytes/macrophages, les préadipocytes. Parmi les nombreuses substances sécrétées, certaines sont des protéines qui ne proviennent pratiquement que des adipocytes du tissu adipeux blanc, ce sont les adipokines. Parmi celles-ci, trois au moins, semblent revêtir un intérêt particulier dans les maladies métaboliques et dans les pathologies dégénératives articulaires, à savoir la leptine, l’adiponectine et la résistine.
La leptine est une protéine de 16 kDa, codée par le gène ob, qui, dans des conditions normales, contribue à l’homéostasie pondérale des individus. En activant son récepteur fonctionnel ObRb (les autres isoformes ObRa, ObRc, ObRd, ObRf ne sont pas fonctionnelles ou rentrent en compétition avec la leptine, comme le récepteur soluble ObRe), la leptine favorise au niveau central l’action de peptides anorexigènes et augmente les dépenses énergétiques. Produite par le tissu adipeux souscutané, la leptine est retrouvée en plus grande quantité chez les femmes que chez les hommes, et sa concentration plasmatique apparaît directement reliée à l’IMC.
Ainsi, de manière paradoxale, les individus obèses présentent des taux sanguins de leptine élevés. L’obésité, dépendante de la leptine, pourrait ainsi provenir :
— de mutation du gène codant la leptine (l’administration de leptine permet de rétablir les fonctions de satiété et fait régresser l’obésité) ou son récepteur (cette altération fonctionnelle ne peut pas être corrigée par l’administration de leptine) ;
— d’une diffusion défectueuse de la leptine à travers la barrière hématoencéphalique (absence d’effet central) ;
— de la dégradation de la leptine (action de la protéine c-réactive) ;
— d’un système de rétrocontrôle négatif exacerbé et permanent des voies de signalisation de la leptine (activation permanente de SOCS-3) conduisant à un état de résistance.
Depuis la découverte de la leptine, la grande diversité de ses propriétés biologiques a été mise en évidence, dépassant largement celle de sa fonction initiale comme hormone régulant la satiété. On sait maintenant qu’elle agit dans de nombreux tissus périphériques pour moduler l’hématopoïèse, l’angiogénèse, la pression sanguine, la formation osseuse, la réponse immunitaire, la fertilité, ou encore l’inflammation. D’après Zhang et al. [14], la leptine serait ainsi un mécanisme intégral de signalisation propre à influencer le contrôle physiologique de nombreuses fonctions biologiques.
L’adiponectine est une protéine de 30kDa [15] qui présente une analogie de structure avec le facteur C1q du complément. Contrairement aux autres adipokines et bien que produite par les adipocytes, l’adiponectine présente des taux plasmatiques réduits chez les individus obèses. Cette adipokine est en fait un marqueur et un régulateur de la sensibilité à l’insuline et peut être considérée comme un lien
métabolique entre l’activité du tissu adipeux et l’insulinorésistance. La réduction des taux sanguins d’adiponectine serait également associée à une hyperlipidémie, l’athérosclérose, ou à l’angiogénèse. L’action de la rosiglitazone se traduit par une augmentation du taux d’adiponectine [16] et le rapport leptine/adiponectine serait un index de la variation du risque d’athérosclérose chez les patients atteints d’un diabète de type 2 [17]. Leptine et adiponectine auraient donc des actions ou des valeurs prédictives antinomiques dans la plupart des cas.
La résistine est une adipokine de 12,5 kDa exprimant des potentialités proinflammatoires [18]. Chez les rongeurs, la résistine est produite uniquement par les adipocytes, augmente avec l’obésité et provoque une résistance à l’insuline [19].
Chez l’homme, elle serait surtout produite par les macrophages [20]. L’action biologique de la résistine sur la sensibilité à l’insuline est moins établie et controversée, et d’autres études sont nécessaires pour définir les formes circulantes de résistine et leurs fonctions.
Les adipokines sont donc des médiateurs très actifs impliqués dans l’obésité et dans des pathologies associées. La recherche qui a été effectuée a eu pour but d’évaluer leur rôle éventuel comme lien métabolique entre l’obésité et l’arthrose. Elle correspond à une démarche, comme celle d’Apsden et al. [21], qui considère l’arthrose comme un désordre systémique lié au métabolisme lipidique (figure 1).
STRATEGIE DE RECHERCHE
Nos investigations ont été effectuées à la fois chez l’homme et chez l’animal [22, 23] et ont permis de :
— mettre en évidence la production intra-articulaire de leptine, d’adiponectine et de résistine en comparant les concentrations d’adipokines mesurées dans les compartiments synoviaux et circulants, et en identifiant les sources potentielles d’adipokines dans l’articulation, — mettre en évidence le récepteur soluble de la leptine dans le liquide synovial afin de déterminer l’activité biologique potentielle de cette adipokine, — évaluer l’expression de la leptine dans le cartilage, et établir une relation entre son niveau d’expression et la sévérité des lésions cartilagineuses, — étudier les liens potentiels entre l’expression de la leptine et celle de facteurs de croissance impliqués dans le maintien de l’homéostasie du cartilage, — déterminer chez le rat les effets de la leptine sur le métabolisme chondrocytaire.
Cette étude a été réalisée sur des pièces opératoires (cartilage, membrane synoviale, ligament de Hoffa, ostéophytes et ménisques) provenant de l’articulation du genou et prélevées lors d’interventions chirurgicales orthopédiques chez des patients atteints d’arthrose sévère, et ceci après information orale et le consentement écrit de chaque participant. Les patients inclus dans l’étude ont des IMC allant de 22 à
FIG. 1. — Arguments en faveur d’une relation entre l’obésité et l’arthrose.
34 kg/m2. Des tissus sains sont collectés lors d’opérations de prélèvement multiorganes réalisées dans le cadre d’un accord avec l’Etablissement Français des Greffes.
Les effets de la leptine sur le métabolisme des chondrocytes ont été explorés après une administration intra-articulaire de doses variables de leptine dans le genou de rats Wistar.
CONTRIBUTIONS DES ADIPOKINES DANS L’ARTHROSE
Les investigations concernant le rôle des adipokines dans les pathologies articulaires sont encore relativement restreintes. Elles concernent plus fréquemment l’arthrite rhumatoïde, et, dans les maladies dégénératives, davantage l’os que le cartilage. Les résultats présentés ici sont donc les premiers à établir des relations entre l’obésité et l’arthrose par l’intermédiaire des adipokines, et à apporter une avancée sur leurs effets sur le cartilage, en particulier ceux de la leptine.
Les adipokines dans le liquide synovial
Le liquide synovial est considéré comme un ultrafiltrat modifié du plasma qui répond à deux fonctions majeures : il assure la lubrification des surfaces cartilagineuses et sert aux échanges entre les tissus de l’articulation et le plasma. Il peut constituer aussi un milieu particulier où peuvent agir des facteurs solubles produits dans certaines situations pathologiques et provenant du plasma ou bien des tissus de l’articulation. La leptine qui possède des récepteurs fonctionnels sur les chondrocytes [24], peut ainsi provenir de la circulation générale ou être produite localement par les adipocytes du ligament de Hoffa et les cellules articulaires.
TABLEAU. — Concentrations de leptine et de son récepteur soluble (sOb-R), d’adiponectine et de résistine dans le sérum et le liquide synovial (LS) de patients atteints d’arthrose.
Les résultats sont exprimés sous forme de moyenne fi SEM. Les comparaisons entre les groupes homme et femme ont été réalisées selon le test de Mann-Withney ( ) et celles entre les compartiments synoviaux *
et circulants d’après le test de rang de Wilcoxon (#). Les coefficients de corrélation ® ont été établis d’après le test de corrélation de
Spearman.
Le seuil de significativité est fixé à 5 % .
Femme (n=14) Homme (n=11) Sérum LS r Sérum LS r Leptine (ng/ml) 14,39 17,57 0,789 8,56 9,73 0,936 (2,71) (2,75) # ( P =0,0044) (2,66)*
(2,87)*
( P =0,0031)
Adiponectine (µg/ml) 11,04 1,59 0,559 8,68 2,23 0,924 (1,62) (0,25) # ( P =0,0437) (1,44) (0,60)# ( P =0,0056)
Résistine (ng/ml) 10,09 5,51 -0,077 14,01 3,67 0,816 (0,98) (1,45) # (NS) (1,69) (0,59)# ( P =0,0099) sOb-R (ng/ml) 17,38 7,81 0,483 14,47 4,34 0,750 (3,79) (1,11) # (NS) (4,43) (1,27)# ( P =0,0339)
Les concentrations de leptine et de son récepteur soluble (sOb-R), d’adiponectine et de résistine ont été mesurées pour des échantillons appariés de sang et de liquide synovial provenant de vingt-cinq patients arthrosiques, pour permettre de comparer les taux sanguins et synoviaux chez un même patient. Les résultats mettent en évidence la présence de leptine, d’adiponectine et de résistine dans l’articulation de patients atteints d’arthrose (tableau). Comme il est observé dans le plasma, les taux synoviaux de leptine sont corrélés à l’IMC des patients (r=0,572 avec P<0,01) [23].
Les résultats montrent surtout que les différentes adipokines ont entre elles des profils de distribution très différents entre les compartiments circulant et articulaire.
Les taux sériques de résistine et d’adiponectine sont supérieurs aux taux synoviaux.
A l’inverse, les taux sériques de leptine sont à peine inférieurs (hommes) ou très inférieurs (femmes) aux taux synoviaux. La cavité articulaire des patients atteints d’arthrose présente donc un profil particulier par rapport au compartiment circulant, avec un niveau de leptine élevé et un faible taux d’adiponectine. Le récepteur soluble est également détecté dans le liquide synovial avec un comportement opposé à celui de la leptine : les taux de sOb-R sont supérieurs dans le compartiment circulant à ceux détectés dans la cavité articulaire (tableau). De nombreux travaux indiquent que le récepteur soluble à la leptine détermine l’activité biologique de cette adipokine [25]. Ainsi, les concentrations de leptine rapportées à celles de sOb-R permettent de déterminer la fraction libre, et par conséquent, la fraction biologiquement active de leptine. La présence d’une forte teneur de leptine dans le liquide synovial et à l’inverse d’un faible taux de sOb-R conduit à une fraction libre de leptine très élevée dans la cavité articulaire des patients atteints d’arthrose, et ceci de façon très marquée chez les femmes.
Production d’adipokines par les tissus articulaires
Afin de déterminer si les adipokines présentes dans le liquide synovial proviennent d’une production intra-articulaire, les concentrations d’adipokines ont été déterminées par une méthode ELISA dans les surnageants de culture de différents tissus prélevés chez douze patients atteints d’arthrose. Les structures articulaires produisent spontanément de la leptine et de l’adiponectine, la résistine n’ayant pas été détectée avec la technique utilisée [22]. La membrane synoviale et le ligament adipeux de Hoffa constituent des sources majeures d’adipokines dans l’articulation (figure 2). On constate que l’os, dans les conditions choisies, sécrète peu d’adiponectine mais de manière relativement équilibrée par rapport à la leptine (index leptine/ adiponectine x100), alors que cet index est en faveur de la leptine dans le cas de la membrane synoviale et surtout des ostéophytes (figure 2c). Ces derniers présentent donc un index de production très élevé en leptine comparé aux autres tissus, le ligament graisseux de Hoffa ayant un index équilibré pour les deux adipokines.
Expression de la leptine dans le cartilage de patients atteints d’arthrose
L’étude de l’expression de la leptine dans le cartilage a été réalisée à partir des tissus provenant de onze patients atteints d’arthrose (huit femmes et trois hommes) [23].
La détection de la leptine est faite par immunohistochimie sur des échantillons présentant des lésions de sévérité variable définies d’après une étude histologique.
Dans le cartilage sain, l’expression de la leptine est très faible et ne se situe que dans la couche moyenne. Sa distribution dans les différentes couches cartilagineuses est modifiée dans le cartilage pathologique et son expression augmente avec la sévérité des lésions. La protéine est ainsi fortement exprimée dans les couches superficielles et moyennes des tissus arthrosiques et est détectée dans les zones du cartilage endommagé (déplétion de la matrice, fibrillations et chondrocytes regroupés en clusters). De façon intéressante et en accord avec la forte production de leptine mise en évidence pour les ostéophytes, la leptine est fortement exprimée dans ces structures ostéo-cartilagineuses.
A la différence du cartilage normal, le TGFβ et l’IGF-1 sont décelés dans le cartilage arthrosique avec une topographie et une intensité paralléles à celles de la leptine.
Ainsi, les chondrocytes présents dans les zones peu lésées expriment peu la leptine et synthétisent de faibles quantités de facteurs de croissance. En revanche, dans les régions les plus sévèrement atteintes, les cellules expriment fortement ces protéines.
Des résultats analogues sont observés avec les ostéophytes : les cellules positives pour le marquage à la leptine expriment également le TGFβ, mais pas l’IGF-1.
Il existe donc chez les patients atteints d’arthrose une relation entre l’expression de la leptine et la sévérité de l’atteinte cartilagineuse qui se manifeste à la fois dans les zones d’érosion et dans les zones de prolifération (ostéophytes), cette relation étant également associée aux facteurs de croissance.
FIG. 2. — Quantité de leptine (a) et d’adiponectine (b), et rapport molaire leptine/adiponectine (c) libérées par les différents tissus de l’articulation prélevés chez des patients atteints d’arthrose (n=12) (membrane synoviale, S ; ligament de Hoffa, LH ; ménisque, M ; ostéophytes, O ;
cartilage, C ; os, Os).
Les valeurs médianes sont indiquées ( – ).
Effets de la leptine sur les chondrocytes
L’expression d’un récepteur fonctionnel sur les chondrocytes humains [24] suggère que la leptine peut exercer des effets biologiques périphériques au niveau de l’articulation. Une étude expérimentale réalisée chez le rat a permis de mettre en évidence les propriétés stimulantes de la leptine sur la synthèse des constituants de la matrice cartilagineuse. En effet, l’injection intra-articulaire de leptine augmente fortement la synthèse des protéoglycanes, avec une variation d’intensité selon la dose utilisée et le site considéré. Ainsi, le plateau interne semble mieux répondre aux faibles doses de leptine alors que les modifications d’anabolisme dans le plateau externe apparaissent les plus importantes pour des fortes doses de leptine. De manière intéressante, cette augmentation de la synthèse des protéoglycanes s’accompagne d’un induction de l’expression des facteurs de croissance (TGFβ et IGF-1) tant au niveau des ARNm que des protéines. La leptine est également capable d’induire sa propre synthèse en agissant sur Ob-Rb mis en évidence dans le cartilage de rat [23].
DISCUSSION
Avec le vieillissement important de la population, l’obésité s’est avérée être une des causes majeures de l’arthrose et c’est la raison pour laquelle des recherches ont été entreprises pour mieux connaître les liens entre ces deux pathologies. L’obésité comporte une augmentation plus ou moins importante du tissu adipeux qui peut se traduire notamment par une sécrétion d’adipokines modifiée quantitativement et qualitativement (rapport leptine/adiponectine par exemple).
L’étude chez des patients atteints d’arthrose de la répartition des adipokines entre les compartiments systémique et articulaire montre que l’articulation est un espace privilégié où la leptine, l’adiponectine et la résistine, subissent individuellement des régulations particulières pour jouer un rôle d’effecteurs potentiels de l’atteinte cartilagineuse [22, 26, 27]. Au site articulaire, cette régulation se traduit, par rapport au plasma, par une augmentation du taux et de l’activité potentielle de la leptine, et par une diminution des taux d’adiponectine et de résistine. Ainsi, les taux circulants de leptine, d’adiponectine et de résistine ne sont pas le reflet de la situation observée dans l’articulation de patients atteints d’arthrose. La forte teneur en leptine dans la cavité articulaire peut s’expliquer par une production locale importante en particulier par la membrane synoviale, le ligament adipeux de Hoffa et les ostéophytes. La leptine étant capable d’induire sa propre synthèse dans le cartilage [23], la leptine circulante pourrait aussi accroître la production locale de leptine, et ce taux élevé de leptine dans l’articulation pourrait être à l’origine de la forte expression de cette adipokine observée dans le cartilage de patients atteints d’arthrose.
Parmi les adipokines étudiées, la leptine semble être un élément clé impliqué dans la physiopathologie de l’arthrose : la fraction biologiquement active présente dans
l’articulation est très largement supérieure à celle mesurée dans le compartiment circulant, et les femmes ont des taux de leptine libre plus importants que ceux des hommes. La présence d’une forte teneur de leptine biologiquement active au sein de l’articulation chez les femmes pourrait expliquer pourquoi le sexe féminin et l’obé- sité sont deux facteurs de risque pour la pathologie arthrosique et conforte l’hypothèse d’un rôle important de cette adipokine dans la régulation de l’homéostasie du cartilage.
L’expression de la leptine dans les zones les plus endommagées du cartilage, c’est-à-dire dans des régions où les processus de synthèse et de dégradation semblent exacerbés, laisse supposer un rôle effecteur double de la leptine dans les chondrocytes. Les propriétés inductrices de la leptine sur l’expression de facteurs de croissance est sans doute à l’origine de l’augmentation de la synthèse des protéoglycanes observée chez le rat, mais aussi de la formation des structures ostéophytiques chez l’homme. Il peut également expliquer l’effet stimulant de la leptine sur la prolifération cellulaire et la production d’éléments matriciels (protéoglycanes et collagène de type 2) par des chondrocytes humains en culture [24]. Il est à noter que la réponse des chondrocytes humains est observée in vitro pour des concentrations en leptine semblables à celles mesurées dans le liquide synovial de patients atteints d’arthrose.
De manière intéressante, la diminution de la stimulation des processus de prolifération et de synthèse aux plus fortes concentrations de leptine [24] pourrait être à l’origine de la baisse de l’anabolisme obervée au cours de l’arthrose chez les individus obèses qui présentent de forts taux de leptine au sein de leur cavité articulaire. Les potentialités cataboliques de la leptine pourraient être reliées à des coopérations avec des cytokines pro-inflammatoires. La leptine pourrait en effet contribuer à la dégénérescence du cartilage dans la mesure où son association avec l’interleukine-1, une cytokine retrouvée dans le liquide synovial de patients atteints d’arthrose, conduit à une production accrue de monoxyde d’azote ou NO qui provoque une diminution de l’anabolisme et une augmentation de la dégradation du cartilage [28].
Ces résultats préliminaires montrent clairement les liens qui relient obésité, adipokines, arthrose et perte de l’homéostasie du cartilage. Ils posent cependant de nombreuses autres questions, en particulier sur la contribution de plusieurs autres mécanismes physiopathologiques en relation avec la leptine, sur le rôle éventuel d’autres adipokines et aussi sur l’action de la leptine vis à vis de tissus cibles autres que le cartilage.
La leptine est considérée, à l’inverse de l’adiponectine, comme une adipokine proinflammatoire [29] inductible par l’IL-1 et capable d’induire la production de cytokines pro- et anti-inflammatoires (IL-1, TNFα, IL-1Ra,…). Ces propriétés, associées aux contributions des différentes cellules de la membrane synoviale, permettent d’envisager un rôle exacerbé de la leptine au cours des poussées inflammatoires. Cette coopération peut-elle inverser les potentialités anabolisantes de la leptine et quels sont les médiateurs impliqués ?
La leptine agit au niveau du tissu osseux par des mécanismes centraux et périphé- riques qui peuvent s’opposer [30]. Cependant, la résistance à la leptine au niveau central chez les individus obèses laisse supposer que cette adipokine exerce surtout un effet central inhibiteur de la formation osseuse, et des effets périphériques stimulants pouvant expliquer la prévention de l’ostéoporose par l’obésité. Cette action périphérique impliquerait nettement la leptine dans les modifications du tissu osseux observées dans l’arthrose et pourrait s’ajouter à la participation de l’adiponectine [31]. L’action des adipokines sur les ostéoblastes doit-elle devenir une cible prioritaire ?
En modifiant l’expression de gènes cibles, la leptine pourrait, selon les conditions physiologiques de l’articulation (hypoxie relative), ou associée à des dérèglements métaboliques souvent rencontrés dans l’obésité (résistance à l’insuline), moduler l’expression de gènes liés à l’énergétique cellulaire ou à l’état de différenciation cellulaire [32, 33]. Peut-on expliquer ainsi certaines modifications tissulaires du cartilage arthrosique et la perte des qualités biomécaniques originelles ?
La leptine, présente en grande quantité au sein de l’articulation, semble avoir un rôle clé dans la pathologie arthrosique. Cependant, la baisse de l’adiponectine qui l’accompagne peut également avoir des effets sur le métabolisme chondrocytaire. La modification du rapport leptine/adiponectine pourrait ainsi avoir une plus grande conséquence physiopathologique que la seule augmentation de la leptine, et sa détermination, une plus grande valeur prévisionnelle du risque d’arthrose.
La découverte fréquente de nouvelles adipokines (visfatin, RBP4, ou omentine pour les plus récentes) nécessite un suivi permanent des données physiopathologiques les concernant [34, 35]. Dans ce contexte, peut-on se demander si le tissu adipeux de Hoffa produit une adipokine particulière dans l’articulation des individus obèses ?
Enfin, l’action des adipokines sur les chondrocytes comme cible privilégiée de l’arthrose ne doit pas faire négliger le rôle éventuel des autres tissus de l’articulation.
Le tissu osseux, qui comporte des récepteurs fonctionnels à la leptine ou à l’adiponectine et qui exprime et sécrète de la leptine, les adipocytes du ligament de Hoffa dont on connaît mal la sécrétion en adipokines, et les cellules de la membrane synoviale sont autant de cibles qui méritent d’être mieux évaluées.
CONCLUSION
Les résultats obtenus confirment l’hypothèse présentant l’arthrose comme une maladie métabolique systémique liée à des anomalies lipidiques entraînant localement un dysfonctionnement articulaire. Cette atteinte progressive du cartilage articulaire serait due à l’action locale des adipokines, notamment à la leptine, et liée à une distribution différente des adipokines entre les compartiments articulaire et circulant. Les adipokines seraient donc bien des liens physiopathologiques entre l’obésité et l’arthrose. L’expression de la leptine, prépondérante dans le cartilage
arthrosique, qui augmente avec la sévérité des lésions cartilagineuses, et la présence de fortes quantités de leptine biologiquement active dans la cavité articulaire chez les femmes confirment bien cette proposition.
Cette relation n’est pas seulement théorique, mais offre des perspectives importantes aux plans biologique et thérapeutique. Il serait particulièrement important de mieux connaître le profil « adipokinique » de l’arthrose et de savoir s’il se distingue de ceux des autres maladies métaboliques (diabète de type 2, …), pour permettre d’évaluer précocement l’importance du risque et l’intérêt réel des thérapeutiques proposées.
La valeur de produits susceptibles de moduler les adipokines ou leur profil, comme les agonistes des récepteurs activés par les proliférateurs de peroxysomes, ou comme certains antagonistes de cannabinoïdes, et d’autres encore comme les statines pourrait être ainsi mieux appréciée cliniquement ou expérimentalement. Enfin l’importance des conséquences à long terme de l’obésité en matière d’arthrose souligne l’intérêt évident de la prévention le plus tôt possible, par l’activité physique accrue et régulière, l’hygiène alimentaire, sans négliger également l’éducation des jeunes et des adultes.
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DISCUSSION
M. Christian NEZELOF
Les pressions mécaniques ne sont pas les seules dans le déterminisme du développement du tissu cartilagineux, puisque le tissu cartilagineux se développe chez l’embryon, le fœtus, le squelette des poissons primitifs (raie, esturgeon) et dans le tissu de certaines pseudarthroses. Le contenu du liquide synovial est-il le reflet (fidèle ou non) de l’équilibre protéique et enzymatique du tissu cartilagineux ?
Oui on peut suivre par l’examen du liquide synovial l’activité de certaines enzymes du cartilage.
M. Claude JAFFIOL
Avez-vous observé une corrélation entre le taux de leptine et les composants du syndrome métabolique ? Pensez-vous que les faits que vous avez rapportés (excès de leptine dans le cartilage artrosique) soient suffisants pour autoriser d’impliquer la leptine dans la pathogénie arthrosique ?
Nous sommes très intéressés par les dérèglements relatifs au syndrome métabolique. A cet effet, nous voulons mieux évaluer les profils biologiques des patients arthrosiques, en particulier ceux qui concernent les adipokines, pour les comparer à ceux qui sont observés dans le syndrome métabolique et le diabète de type 2. Concernant les corrélations entre leptine et composants du syndrome métabolique, nous avons seulement établi, chez des patients arthrosiques, les différences de comportement entre la leptine, d’une part, la résistine et l’adiponectine d’autre part, dans leur répartition entre les compartiments articulaires et circulants. Concernant l’implication directe de la leptine dans la pathogénie arthrosique, nous devons poursuivre nos recherches pour mieux comprendre le rôle physiopathologique de la leptine sur le cartilage. Il convient cependant de noter qu’il existe une relation évidente entre leptine et ostéophytes, et que l’injection intraarticulaire de leptine à des rats provoque un effet pro-anabolique très net sur les chondrocytes.
M. Jean-Paul GIROUD
Quel est le rôle des nouvelles adipokines ? Quels sont les médicaments qui pourraient moduler les adipokines ?
De nombreuses publications décrivent chaque année de nouvelles adipokines. Ainsi, après la découverte de la visfatine, d’autres adipokines ont été découvertes, comme l’omentine et la vaspine, qui semblent favoriser l’action de l’insuline. La vaspine exerce cette action favorable chez le rat obèse OLETF de façon transitoire, diminuant au cours du vieillissement. Une évolution de ce type pourrait-elle se produire chez les adipocytes articulaires et se traduire alors par une diminution de l’utilisation du glucose par les chondrocytes et une diminution de leur activité de biosynthèse au fur et à mesure du vieillissement ? Concernant les médicaments qui pourraient moduler les adipokines, j’ai signalé dans l’exposé plusieurs substances capables d’y parvenir, comme les agonistes PPAR, les antagonistes des récepteurs CB1 des cannabinoïdes, mais il en existe d’autres.
J’ai évoqué aussi d’autres approches, non médicamenteuses, favorables, comme une activité physique accrue et un régime alimentaire adapté pour mieux contrôler la masse pondérale précocement et de façon permanente.
M. Roger BOULU
Qu’en est-il de l’interférence avec les cannabinoïdes ?
Les antagonistes des récepteurs CB1 des cannabinoïdes, en diminuant la prise alimentaire et en favorisant la perte de poids, devraient s’avérer bénéfiques dans la prévention du risque d’arthrose et même peut-être pour son traitement. En outre, des études récentes publiées sur le produit SR141716 (FASEB 2005) , montrent que ce produit est capable de reverser le phénotype obèse des adipocytes et de rétablir ses caractéristiques macroscopiques et génomiques ; il réduirait en outre le niveau d’inflammation lié à l’obésité.
M. André-Laurent PARODI
La sélection animale —aussi bien dans certaines espèces de production (porcs, bovins) que de compagnie (chien) — fait apparaître dans des lignées animales à croissance rapide des lésions précoces et étendues des cartilages articulaires. Ces lésions d’ostéochondrose, aussi bien des membres que du rachis, se caractérisent par une apoptose des chondrocytes profonds, conduisant à une délamination du cartilage articulaire et à une évolution vers l’arthrose. Ces animaux, jeunes, ne sont pas gras. En dehors de la leptine ou d’autres facteurs associés à l’adipocyte, pourrait-on envisager certaines voies pathogéniques, associées à la croissance rapide et qui pourraient expliquer la fréquence de ces chondrodystrophies ?
Cette suggestion pourrait s’avérer intéressante, car il n’existe pas de modèles expérimentaux d’arthrose totalement satisfaisants.
M. Jean-Pierre NICOLAS
Quels arguments vous ont conduits à suspecter un lien entre leptine et arthrose autre que par une action mécanique ?
Cette association entre leptine et arthrose est la résultante de nombreuses lectures et réflexions concernant les liens possibles entre l’obésité et l’arthrose. Les contributions mécaniques ne pouvant tout expliquer, en particulier l’arthrose des mains et l’atteinte plus importante des femmes, nos investigations ont été orientées, plus particulièrement, vers le tissu adipeux accompagnant l’obésité (adipocytes, adipokines, leptine). De plus, ce choix a été favorisé par la mise en évidence du rôle sécrétoire important des adipocytes et des propriétés de « type cytokine » de certaines adipokines.
M. Jean CIVATTE
Les adipocytes des lipomes secrètent-elles les mêmes produits que les adipocytes de l’obé- sité ? Si oui, y a-t-il des rapports entre les arthroses et les lipomatoses, surtout diffuses (par exemple l’adénolipomatose de Launois-Bensaude) ?
Nous n’avons pas étudié les rapports éventuels entre arthroses et lipomatoses. L’étude des sécrétions des adipocytes articulaires est à peine ébauchée et celle des adipocytes des différents tissus adipeux, augmentés dans l’obésité, est encore sans doute incomplète.
M. Jean DUBOUSSET
Avez-vous étudié ou pensez vous utile d’étudier la leptine dans les épiphysiolyses fémorales supérieures qui s’accompagnent souvent d’obésité et qui parfois lèsent aussi bien le cartilage de croissance que le cartilage articulaire ?
C’est sans doute une possibilité intéressante, mais qui n’est pas prioritaire dans notre démarche actuellement, car nous avons de nombreuses autres pistes à explorer.
* Physiopathologie et pharmacologie articulaires, Faculté de médecine, avenue de la forêt de Haye, BP 184, 54505 — Vandœuvre les Nancy. Tirés à part : Professeur Patrick NETTER, même adresse. Article reçu et accepté le 9 octobre 2006.
Bull. Acad. Natle Méd., 2006, 190, no 7, 1421-1437, séance du 24 octobre 2006