Résumé
Jean Fernel (1497-1558) incarna l’esprit humaniste de la Renaissance. Après avoir étudié la philosophie (et en particulier Aristote), l’astrologie, l’arithmétique, les mathématiques, et la littérature latine, il se consacra à la médecine. Il fit une synthèse complète et compréhensive du système de la médecine de Galien, et inventa les termes de « physiologie » et « pathologie ». Son goût pour l’enseignement, sa pratique clinique considérable, sa bienveillance pour les malades, et sa considération pour l’homme et la nature humaine complè- tent le portrait d’un humaniste. Il fut le médecin le plus célèbre de son temps, mais son œuvre médicale fondée sur la philosophie et le dogmatisme galénique devint obsolète. Oublié pendant un demi millénaire, Fernel, lointain précurseur d’une médecine holistique, suscite un intérêt renouvelé.
Summary
Jean Fernel (1497-1558) embodied the humanist spirit of the Renaissance. He studied philosophy (especially Aristotle), astrology, arithmetic, mathematics and Latin literature before devoting his life to medicine. He conducted a comprehensive synthesis of the medical system of Galen, and invented the terms ‘‘ physiology ’’ and ‘‘ pathology ’’. His taste for teaching, his extensive clinical practice, his benevolent attitude to the sick, and his consideration for individuals and for human nature all contribute to Jean Fernel’s image as a humanist. He was the most famous physician of his time, although his work relying on philosophy and galenic dogmatism eventually became obsolete. Forgotten for half a millennium, this distant precursor of holistic medicine is worthy of renewed interest.
* Pneumologie — Centre de référence des maladies pulmonaires rares , Hôpital Cardiovasculaire et
Pneumologique Louis Pradel — 69677 Lyon (Bron) ; e-mail : jean-francois.cordier@chu-lyon.fr
Tirés-à-part : Professeur Jean-François Cordier, même adresse
Article reçu le 7 avril 2011, accepté le 30 mai 2011
Pour parler équitablement de notre époque, les arts et les sciences, après une nuit, ou plutôt une mort de 1 200 ans, ont connu enfin une renaissance (…). L’éloquence, la philosophie sous toutes ses formes sont florissantes. La musique, les mathématiques, la peinture, l’architecture, tous les arts en un mot ont produit des chefs-d’œuvre qui ne le cèdent en rien à la perfection antique (…). Pourquoi donc refuser à notre époque le droit d’innover ? (…). Il ne nous serait pas permis de développer les idées d’Hippocrate et de perfectionner l’ancienne méthode de guérir ! ».
L’homme de la Renaissance qui écrit ces lignes en 1548 [1] est Jean Fernel (1497- 1558), qui incarne en Médecine, avec François Rabelais (1483-1553) et Ambroise Paré (1510-1590), ses contemporains, l’esprit humaniste du xvie siècle.
La mort de douze cents ans en Occident, dont parle Fernel, est le Moyen-Âge, dominé par la spiritualité chrétienne de l’an mille, mais oublieux des civilisations grecque et romaine. La Renaissance est la redécouverte de la civilisation et de l’art gréco-romain. L’humanisme qui l’accompagne se traduit par un retour sur la philosophie antique, et la prise pour fin de la personne humaine. Ce retour sur le passé, étonnamment, ouvre la porte sur le progrès des sciences et des arts.
FORMATION ET VIE D’UN HUMANISTE
La vie de Fernel nous est connue par la
Vita Fernelii, écrite par son élève Guillaume
Plancy (
Plantius ), qui vécut pendant dix ans sous son toit. Cette biographie fut imprimée (en latin), pour la première fois, trente-neuf ans après la mort de Plancy, et traduite par Jean Goulin [2].
Né en 1497 à Montdidier, près d’Amiens, Jean Fernel apprit la grammaire sous un maître qui y tenait école. Vers l’âge de dix-neuf ans, il demanda à son père la permission d’aller à Paris, pour y étudier l’éloquence et la philosophie. La scolastique, enseignée alors dans les universités, visait à concilier la foi chrétienne et la philosophie antique (d’Aristote en particulier). La scolastique déclinait la lectio, exposant dans le détail les textes de l’enseignement ; la quaestio, soumise par le maître ; la disputatio , discussion qui relevait souvent de la spéculation intellectuelle formelle. La remise en cause de la scolastique fut une des caractéristiques de l’humanisme.
Le Collège de Sainte-Barbe était alors réputé pour la qualité de ses maîtres. Fernel y étudia la philosophie, et, « habile dans la dispute », obtint après trois ans le titre de maître es arts.
Sollicité de professer la dialectique par plusieurs principaux de collèges, il refusa, car il voulait « approfondir la doctrine de Platon, d’Aristote, et de Cicéron » . Pour cela, il prit le parti de renoncer « aux amusements, aux sociétés, aux parties de plaisir, aux festins » pour s’instruire dans les Belles Lettres, mais aussi en mathématiques. Il partagea son temps en exercices d’arithmétique et de mathématiques le matin, en étude de philosophie l’après-midi, et à la lecture des écrivains latins le soir. Atteint de fièvre quarte, il alla « respirer dans sa patrie un air plus pur et plus salubre » . Guéri, et de retour à Paris, il choisit de s’orienter vers la médecine car « comme il aimait la solitude et la retraite, qu’il parlait peu, la chaire et le barreau ne le tentaient guère » .
Son père lui reprochant les dépenses que lui avaient coûté ses études, Fernel se résolut à enseigner publiquement la philosophie à Sainte-Barbe, où son cours rencontra un vif succès.
En 1524, il entreprit d’étudier la médecine. Docteur en 1530, il abandonna les questions philosophiques et médicales pendant quelques années, « afin de reprendre la lecture des excellents livres qu’il avait interrompue » . Il se lia alors avec Jacques
Louis Destrebey (
Strebaeus ), grammairien et rhétoricien distingué du collège de
Reims, près de Sainte-Barbe, pour un échange de leurs savoirs. Pendant deux ans, Destrebey apprit de Fernel les mathématiques, et Fernel de Destrebey les finesses de la littérature. Marié depuis quelque temps, Fernel s’adonna à la « contemplation des astres et des mouvements célestes » et pour cela fit exécuter à grands frais des instruments en cuivre. Mais « ni la tendresse conjugale, ni les caresses de ses enfants, ni l’intérêt des affaires domestiques ne pouvaient l’en arracher ». Son beau-père lui reprocha de manière de plus en plus pressante de « tout abandonner pour ses études, d’y vieillir et de se rendre par là comparable à celui qui s’endormirait nonchalamment sur les arides écueils des Sirènes » . Fernel restant inflexible, son beau-père ne garda « plus de ménagement et s’emporta en paroles un peu trop dures (nous nous tairons sur ces scènes désagréables) » dit Plancy.
Après avoir renvoyé ciseleurs et graveurs qu’il entretenait chez lui, Fernel avertit les élèves auxquels il enseignait les mathématiques de se chercher un autre maître ; se défit des écrits des anciens sur les sciences, de ses astrolabes et autres instruments en cuivre, et se livra tout entier à la médecine. Bientôt il expliqua, au collège de Cornouailles, Hippocrate, et Galien dont les œuvres firent l’objet de très nombreuses éditions à la Renaissance, imprimées de 1525 (editio princeps Aldine ) jusqu’en 1560 surtout, à Paris et à Lyon [3]. Il eut des disciples de tous les pays de l’Europe :
« sa célébrité devint telle qu’il n’y eut personne à qui son nom fut inconnu » . En réunissant en quelques années « la double fonction de médecin praticien et d’enseignant », sa réputation s’accrut au point qu’il pouvait à peine suffire au nombre des malades qui s’adressaient à lui, même des étrangers. Parallèlement, il composait la Physiologia qui parut en 1542. Il « bannit des écoles de médecine ces ineptes et frivoles questions proposées par les docteurs ignorants et disputants (…), et ces subtilités non moins obscures qu’entortillées qu’avançaient gravement ces sophistes pointilleux dont tout l’art consistait à envelopper de ténèbres épaisses les choses les plus claires » .
En 1545, Fernel fut appelé à la Cour par un « ordre presque royal » (du dauphin
Henri) auprès d’une « femme de qualité » (Diane de Poitiers, ouvertement maîtresse du dauphin). La « cure éclatante à l’égard d’une femme très chérie du dauphin » amena ce dernier à proposer à Fernel la place de premier médecin de sa personne.
Mais « la passion de s’instruire, plus puissante chez lui que celle des honneurs et de la gloire, ne lui permit point d’accepter ». En effet « il n’ignorait pas, et répétait même souvent, que la pratique de la médecine formait beaucoup plus que les livres et les leçons ; que les médecins (…) quelque instruits qu’ils soient des règles de leur art, ne pouvaient rien exécuter de véritablement glorieux sans l’usage et l’expérience ».
Suivant Fernel « le chemin le plus court et le plus sûr pour parvenir à la véritable connaissance de la médecine était, après s’être profondément instruit des préceptes de philosophie, de lire quelque ouvrage bien écrit qui contînt en abrégé ce qu’il est nécessaire de savoir sur la nature du corps humain, d’étudier ensuite les propriétés des médicaments simples et composés, leurs saveurs, leurs vertus, leurs doses ; d’apprendre et d’imprimer fortement dans sa mémoire les différences et les causes des maladies, de leurs symptômes, de leurs signes ; de suivre enfin longuement et assidûment un vieux praticien, mais savant et éclairé par une longue expérience, et d’observer auprès des malades ce qu’on aura vu dans les livres, et ce que le maître aura enseigné de vive voix ».
Fernel regrettait que, parmi les médecins, « très peu étaient praticiens, parce qu’ils employaient beaucoup plus de temps à se former dans l’art de bien parler que dans celui de guérir ».
Avec acharnement, Fernel consacra plusieurs années à la rédaction de ses œuvres. A la mort du roi François Ier, Henri II, son successeur, sollicita Fernel pour qu’il vienne auprès de lui. Désireux de continuer ses travaux, Fernel fit valoir que Louis de Bourges, médecin de François Ier, avait le droit de conserver sa charge, et que lui-même souhaitait poursuivre ses travaux. Mais quand Louis de Bourges mourut, Fernel n’eut plus d’excuse pour refuser la charge de médecin du roi. La guerre contre les Espagnols et les Anglais amena Fernel à suivre le roi partout où il allait.
Toutefois, « au milieu des agitations d’une vie militaire et ambulante, il ne passait aucun jour sans écrire ». A son retour, Fernel suivit la Cour à Fontainebleau, avec sa femme. Cette dernière tomba malade et fut emportée en trois semaines par une fièvre et des convulsions. A son tour, Fernel fut pris d’une fièvre continue. Henri II demanda à ses autres médecins de ne rien négliger pour lui rendre la santé, disant « je ne pourrais, sans le plus grand chagrin et le plus vif regret, supporter la mort d’un homme si nécessaire, puisqu’elle me ferait perdre l’espoir dont j’osais presque me flatter de ne point mourir tant qu’il vivrait » . Fernel mourut le dix-huitième jour de sa maladie, le 26 avril 1558.
Plancy nous donne, dans la Vita , quelques détails personnels sur Fernel : « la trempe ferme de son âme, sa vertu sévère et rigide, lui inspiraient de l’aversion pour tous les plaisirs (…) . On le voyait toujours pensif, et un peu triste. Le nombre de ceux qui venaient le consulter était si grand que, pendant tout l’été, il était obligé de dîner debout ; il écoutait patiemment tout le monde et ne renvoyait personne, quelque pauvre qu’il fût (…) . Bien que son visage fut grave, sévère et sombre, il prenait un air souriant et gracieux, lorsqu’il abordait les malades ; il leur parlait avec douceur, avec politesse, avec aménité ; il les interrogeait sur leurs moindres symptômes (…) . Jamais il n’enlevait à un malade, à un mourant, à un homme mortellement attaqué, l’espoir de sa guérison ; il aidait toujours au contraire à soutenir en lui cette confiance (…) ».
ŒUVRES DE FERNEL
L’éclectisme des ouvrages publiés par Fernel témoigne de son esprit humaniste.
Monalosphaerium (1527) [4] est un ouvrage de mathématiques, comportant notamment la description d’un astrolabe pour déterminer l’heure et la mesure du temps, avec une discussion des jours et les divisions de l’année. Il inclut une analyse astrologique des signes du zodiaque qui témoigne des discussions d’alors sur l’influence des astres sur la santé.
Cosmotheoria (1528) [5] traite de la structure et de la forme de la terre. Fernel effectua une mesure de grandeur de la terre en déterminant la distance représentée par un degré de méridien. Pour ce faire, après avoir pris les repères astronomiques, il fit le trajet de Paris à Amiens, en comptant le nombre de tours de roue de sa voiture et parvint, par ses calculs à une longueur du degré de méridien de 56 746 toises (valeur extrêmement proche de celle qui fut établie au siècle suivant par l’Abbé Jean Picard, 57 060 toises) [6].
De Proportionibus (1528) [7] est un ouvrage de mathématiques, qui comporte notamment une description de la théorie des fractions. Pour cet ouvrage, Fernel a été considéré comme le seul mathématicien français distingué du seizième siècle [8].
De Naturali Parte Medicinae (1542) [9] est la première ébauche de la physiologie .
De Vacuandi Ratione (1545), sur la saignée, en critique les excès ou insuffisances, précisant notamment que « c’est non seulement dans les excellents ouvrages des anciens qu’il faut aller puiser les règles qui apprennent si l’on doit saigner et comment, mais encore dans le livre infaillible de l’expérience » .
De Abditis Rerum Causis (1548) [1] est un dialogue philosophique entre Philiatros,
Brutus, et Eudoxus (ce dernier représentant les opinions de Fernel), recherchant et examinant ce qu’il y a de divin (caché) dans la physique et la médecine. Dans cet ouvrage médico-philosophique, Fernel analyse l’œuvre de Galien dans une perspective compatible avec la foi chrétienne. Il entend que Galien s’est persuadé de l’origine divine des formes et a tenté en vain de chercher la substance du divin fondateur. Pour Fernel, les fonctions divines ne sont pas surnaturelles, mais transnaturelles ( trans naturam ). Procréation, nutrition et croissance sont des fonctions naturelles produites par des causes occultes [10, 11].
Medicina (1554) [12] débute par la Physiologia, qui reprend l’ouvrage de 1542. C’est à Fernel que l’on doit l’introduction pratique du terme de
Physiologie , ainsi que celui de
Pathologie qui traite des maladies. La Pathologie de Fernel n’est pas une simple collection de cas, mais une analyse systématique des maladies et de leur localisation. La description des maladies témoigne d’une expérience clinique souvent remarquable. La Medicina comporte également la thérapeutique complète. On y trouve aussi le seul portrait connu de Fernel.
Universa Medicina (1567) [13], publié après la mort de Fernel par les soins de Plancy, inclut les trois parties de la
Medicina , en y adjoignant De Abditis Rerum Causis .
L’
Universa Medicina fut une « somme de la médecine galénique » [14, 15] qui marqua son époque comme la « somme théologique » de Thomas d’Aquin, au cœur de la scolastique, avait marqué la sienne, trois siècles plus tôt. La Vita Fernelii y fut ajoutée dans l’édition de 1607. L’
Universa Medicina fit l’objet de trente-deux éditions, dont la dernière parut en 1680 à Genève [16].
PHYSIOLOGIE ET PATHOLOGIE
Dans son latin cicéronien, clair et précis, Fernel a présenté une vision globale de la Médecine exprimée dans la préface de la Physiologia [17] .
« Qu’est-ce que l’homme peut plus désirer et souhaiter, que cet art (la médecine) qui chasse et bannit bien loin les ennemis les plus cruels du genre humain, c’est-à-dire les maladies et la mauvaise santé, qui conserve et qui maintient très longtemps la vie exempte et libre de toute douleur et de toute langueur ? Et comme il n’y a aucune richesse, ni aucune fortune plus grande que la bonne et constante santé du corps, de même il n’y a rien de plus fâcheux, ni plus malheureux que la santé qui est faible et qui va tomber (…).
Il faut premièrement que le Médecin connaisse la nature du corps humain accompli de toutes ses parties (…).
On disposera ainsi par ordre les cinq parties de toute la Médecine. Premièrement, sera celle appelée physiologice , c’est-à-dire la physiologie ou discours de la nature humaine, qui explique entièrement la nature de l’homme sain, toutes ses facultés et ses fonctions ;
en second lieu, la pathologice , c’est-à-dire la pathologie ou discours des maladies, qui enseigne les maladies et les affections qui outre nature peuvent survenir à l’homme, et quelles en sont les causes et les signes ; en troisième lieu, la prognostice , c’est-à-dire pronostic, qui traite des signes des maladies, par lesquels les médecins prévoient les choses futures, le cours des maladies, et quelle en sera l’issue ; en quatrième lieu, l’ ygeine , c’est-à-dire le régime de vivre, qui conserve par un bon régime de vivre la santé du corps entière et parfaite, et empêche qu’il ne tombe dans des maladies où il était proche de tomber, et ordonne aux malades la manière de vivre propre et nécessaire ; et en cinquième lieu, la therapeutice , c’est-à-dire la thérapeutique, qui chasse la maladie du corps, par l’usage et l’application des remèdes salutaires, et qui rend la santé, laquelle comme la principale partie compose avec conduite et raison l’art de toute la Médecine, et fournit plusieurs remèdes, avec l’aide desquels elle secourt et guérit, ou tout le corps, ou chaque petite partie malade. Et partant la Médecine est composée des cinq parties, dont les trois premières sont occupées dans la contemplation et la simple connaissance des choses qu’elle considère, et les deux dernières consistent entièrement dans l’action, employant tout leur office pour conserver la santé ou pour chasser les maladies (…). Maintenant on fait trois espèces de la pratique, diaitetice, pharmaceutice, cheirougice , car l’on estime que la diversité des maladies a produit tant de divers genres de guérir ».
La physiologie de Fernel comporte d’abord l’anatomie, à laquelle il consacre une étude approfondie de la dissection et des structures anatomiques (« il faut apprendre la géographie pour la connaissance et la vérité de l’histoire, de même il faut apprendre la description du corps humain, pour savoir et pour pratiquer l’art de la Médecine »).
Un détail radical y témoigne de l’esprit humaniste de Fernel : il demande que « celui qui préside à la dissection premièrement montre la dignité du corps humain, comme il excelle par dessus tous les autres animaux … » .
Outre l’anatomie et les fonctions organiques telles que la digestion (coction) ou la respiration, Fernel consacre une part importante à la physiologie de l’âme ( « La connaissance de l’âme est très obscure et difficile. Notre esprit la peut seulement connaître par les fonctions et les opérations qu’elle produit » ). Les facultés de l’âme dominent les éléments du système galénique, les tempéraments, les esprits et la chaleur naturelle, les fonctions et les humeurs, et la génération de l’homme, car si « tout corps vivant est organique, tout ce qui lui donnera la vie et les actions vitales, il le faut estimer être l’âme, car c’est la perfection du tout ».
CRITIQUE ET OUBLI DE FERNEL
La médecine de Fernel relève du dogmatisme médical, dans lequel le raisonnement et la philosophie ( « mère de tous les arts ») sont la méthode pour expliquer les maladies. Tout le progrès de la Médecine dans les siècles suivants résulte de l’abandon du dogmatisme au profit de la science médicale.
Deux raisons ont jeté l’œuvre de Fernel dans l’oubli : la découverte de la circulation du sang par William Harvey en 1628 [18, 19], et la contestation obstinée de cette circulation par des médecins français qui se sont appuyés sur l’œuvre de Fernel pour développer des arguments insoutenables face à l’évidence. Malgré l’extraordinaire contribution de Galien à la médecine, son affirmation de l’existence de communication du sang par des pores entre le ventricule gauche et le ventricule droit était un dogme incontesté depuis des siècles. Même si des précurseurs l’avaient comprise auparavant, la circulation du sang entre le ventricule droit, le poumon, et le ventricule gauche, démontrée par Harvey, fut une révolution. En France, Gui Patin (1600-1672), verbeux et arrogant, pétri de latin [20], et Jean Riolan le fils (1580-1657) menèrent un combat rétrograde contre la circulation du sang. Harvey répondit à Riolan [19] par deux lettres célèbres (qui témoignent toutefois de l’estime qu’il lui portait), où il fit preuve d’ironie envers Fernel, en indiquant que, contrairement à lui, malgré ses dissections et observations, il n’avait rencontré les esprits aériens ni dans les artères, ni dans les veines…La circulation du sang fut longue à s’imposer.
Descartes lui-même en donna en 1637 une vue encore erronée [21]. Le xviiie et xixe siècles entérinèrent la désuétude de l’œuvre médicale de Fernel. Sa philosophie fut occasionnellement analysée au siècle dernier [22, 23].
RÉDUCTIONNISME OU HOLISME ?
Toute l’évolution de la Médecine moderne, « réductionniste », s’est appliquée à déconstruire les structures et fonctions de l’organisme humain pour mieux les comprendre [24, 25]. La découverte du microscope modifia le niveau d’analyse de l’anatomie. L’auscultation découverte par Laennec, l’anatomopathologie, la microbiologie, la médecine expérimentale, transformèrent l’approche de la physiologie et de la pathologie. La thérapeutique devint enfin efficace. Les progrès de la génétique et de la biopathologie moléculaires poussent aujourd’hui l’analyse au plus profond de l’être humain.
La dévotion pour Jean Fernel de Sir Charles Sherrington (1857-1952), neurophysiologiste et Prix Nobel en 1932, s’exprima dans un livre, Man on his nature [26] et surtout une biographie extrêmement érudite,
The endeavour of Jean Fernel , en 1946 [27] qui remit, brièvement, Fernel en lumière [28, 30].
Le « holisme », terme forgé par l’homme d’état sud-africain J.C. Smuts (à partir du grec holos , « tout entier, complet ») [31], se fondant sur le principe aristotélicien que « le tout est plus que la simple somme des parties », réaffirme que l’homme est un tout qui ne peut pas être expliqué seulement par ses composantes isolées les unes des autres [24, 32].
La Physiologia , traduite récemment pour la première fois en anglais, a été publiée par l’
American Philosophical Society [15] , et présentée comme un texte majeur, illustrant l’influence d’Aristote et du Platonisme dans la vie intellectuelle de la Renaissance. Son analyse dans Nature [33] a souligné combien l’œuvre de Fernel prend en compte de manière globale, « holistique », toutes les structures et fonctions de l’être humain.
Aujourd’hui, l’œuvre de Fernel ne peut pas être lue littéralement comme elle le fut à tort, et naïvement, chaque progrès de la médecine étant pris pour preuve de son obsolescence. Une lecture plus attentive et bienveillante nous permet au contraire d’apporter, à la plupart de ses observations et réflexions, les explications fournies au fil des siècles par le progrès médical. Et, malgré les progrès de la neurophysiologie et de la psychiatrie, la « connaissance de l’âme » ne reste-t-elle pas encore « très obscure et difficile » ?
Après plusieurs siècles d’oubli, l’esprit humaniste de Fernel garde son message pérenne et mérite un intérêt renouvelé.
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Bull. Acad. Natle Méd., 2011, 195, no 6, 1399-1407, séance du 7 juin 2011