Résumé
L’électrophysiologie intracellulaire in vivo fournit la possibilité unique d’écouter la ‘‘ rumeur synaptique ’’ du réseau cortical, captée par l’électrode d’enregistrement dans un neurone isolé, et de reconstruire la distribution des sources d’entrée dans l’espace et dans le temps. Ainsi est-il possible de visualiser la dynamique macroscopique du réseau cortical pendant le traitement sensoriel. Cette méthode d’ingénierie rétrograde nous a permis de démontrer la propagation d’activité visuelle par la connectivité latérale (impliquant ou non les aires corticales supérieures) dans le cortex visuel primaire des mammifères supérieurs. Cette approche, fondée sur l’échographie synaptique, est comparée ici avec une technique temps-réel d’imagerie cérébrale, utilisant la fluorescence réémise de colorants membranaires sensibles au potentiel. La première méthode donne accès aux processus de convergence microscopiques sur des neurones isolés, alors que la deuxième décrit à un niveau macroscopique le pattern de divergence dans le réseau cortical. L’application combinée des deux techniques est utilisée pour démontrer l’origine corticale de processus automatiques de liage perceptif (de bas niveau, non liés à l’attention) participant à l’émergence de percepts prédits par les théories psychologiques de la Gestalt.
Summary
In vivo intracellular electrophysiology offers the unique possibility of listening to the ‘‘ synaptic rumor ’’ of the cortical network, captured by a recording electrode in a single V1 cell. It allows one to reconstruct the distribution of input sources in space and time, i.e. the effective network dynamics. We have used a reverse engineering method to demonstrate the propagation of visually evoked activity through lateral (and feedback) connectivity in the primary cortex of higher mammals. This approach, based on synaptic echography, is compared here with a real-time brain imaging technique based on voltage-sensitive dye imaging. The former method gives access to the microscopic convergence processes of single neurons, whereas the latter describes the macroscopic divergence process on the neuronal map. A combination of the two techniques can be used to elucidate the cortical origin of low-level (non attentive) binding processes participating in the emergence of Gestalt percepts.
Contraintes d’organisation topologique des voies visuelles
L’organisation anato-fonctionnelle des voies nerveuses responsables de la perception visuelle dans le cerveau des vertébrés supérieurs crée le paradoxe suivant.
D’une part, la spécificité fonctionnelle du système visuel responsable de la vision consciente est généralement expliquée par une cascade de filtres en série, de la rétine au cortex . L’impact synaptique des projections topographiques directes (‘‘ feedforward ’’) est fort et résulte en des représentations multiples ordonnées, point à point, de la rétine sur les structures cibles. Dans le cas de la voie rétino-thalamocorticale, cette projection, par le corps genouillé latéral dorsal puis le cortex visuel primaire, forme un homéomorphisme continu de l’espace visuel sur le plan des couches du manteau cortical.
D’autre part , l’architecture connexionnelle des voies visuelles inclut également une profusion de voies de rétroaction (‘‘ feedback ’’ ), du cortex sur le thalamus, des aires corticales supérieures (secondaires, associatives..) sur le cortex visuel primaire (V1), ainsi que des connexions récurrentes et latérales, intrinsèques à chaque station de traitement.
Ainsi, le liage fonctionnel sous-tendu par la connectivité latérale introduit une violation de la rétinotopie imposée par les projections directes. Comment ce désaccord topologique est résolu au sein des premières étapes corticales reste encore mal compris. Cependant, il est bien établi que l’ordre rétinotopique dans le cortex visuel primaire est dominant au niveau fonctionnel: la plupart des neurones thalamiques et corticaux expriment dans leur décharge une vue ‘‘ tubulaire ’’ du monde visuel, et ne déchargent à des stimuli visuels que lorsque ils sont présentés dans une fenêtre sensorielle de taille réduite, appelée champ minimal de décharge (CMD). Cette zone d’intégration est limitée à 1 à 2° d’angle solide en vision centrale (autour de l’axe du regard) chez le chat et quelques dizaines de minutes d’arc en vision fovéale humaine.
Cette taille réduite est observée, en dépit du fait que les neurones corticaux, qui forment dans la couche IV du cortex la première étape d’intégration corticale du message visuel, reçoivent la plupart de leurs entrées synaptiques (>94 %) non pas en provenance du thalamus, mais en provenance d’autres neurones corticaux. Ces neurones présynaptiques pour la majorité sont situés dans V1 et analysent des régions distinctes de l’espace visuel ou dans d’autres aires corticales avec des champs récepteurs de plus grande taille [1]. L’impact fonctionnel de cette modulation non-topographique est difficile à mesurer car son signe (facilitation/dépression) et son amplitude dépendent grandement des conditions contextuelles utilisées pour stimuler le système visuel.
En imagerie humaine, la perturbation topographique, induite par la connectivité latérale et rétrograde, est contournée en ignorant l’échelle microscopique du substrat anatomique et en remplaçant le problème des corrélations stimulus → réponses par celui de l’étude de l’application inverse réponse → stimulus [2]. Pourtant, l’hypothèse la plus souvent faite est de conserver un principe de rétinotopie macroscopique et d’identifier la projection inverse à partir de l’observation répétée de patterns (voxels 3D) d’activation corticale en réponse à une classe donnée de stimulations sensorielles. Des algorithmes d’optimisation permettent, pour des images humaines naturelles par exemple, de prédire de façon performante le pattern le plus probable présenté sur la rétine [3]. En dehors du fait que, dans les exemples cités, l’existence d’une application inverse unique n’est pas démontrée, ce type d’approche ne rend pas compte du vaste domaine des illusions et ambiguités perceptives où le flux rétinien produit une perception différente ou instable de la réalité physique. C’est le cas des illusions de mouvement lors de présentations d’objets statiques et des percepts instables et ambivalents (dans les tableaux de Salvador Dali par exemple) dont l’alternance varie selon le sujet et/ou le contexte [4]. Des mécanismes d’association puissants au niveau central changent de façon non consciente notre interprétation du monde visuel. Ils sont présents dès les aires corticales primaires et très probablement activés dans les états mentaux d’anesthésie ou de rêve.
Imageries multi-échelles
Plusieurs approches expérimentales permettent potentiellement de visualiser l’impact fonctionnel de la connectivité latérale. Ces approches utilisent des techniques invasives, afin d’enregistrer in situ la dynamique corticale locale, ce qui requiert généralement d’exposer la surface corticale par craniectomie et résection de la pie-mère:
La démarche macroscopique la plus directe est d’utiliser une stimulation visuelle focale, dont les caractéristiques/attributs sont optimisés pour déclencher l’activité d’une (ou un nombre minimal de) colonne corticale. Un stimulus adéquat est, par exemple, un disque de la taille d’un champ récepteur dont la luminance est modulée selon une orientation, fréquence spatiale et temporelle prédéterminées. On mesure alors dans le cortex le pattern spatio-temporel d’activité relayée dans le plan des couches corticales (qui est le plan de représentation du champ visuel). Cette mesure est réalisable par imagerie de fluorescence extrinsèque, où un colorant membranaire est appliqué à la surface du cortex soumis à une source d’éclairage exogène . La fluorescence réémise dans une autre longueur d’onde par les colorants liés aux membranes neuronales traduit l’état local de dépolarisation corticale. Les caméras actuelles en imagerie corticale in vivo (technologie à transfert de charge CCD) les plus performantes ont une précision spatiale (50 μm) et une précision temporelle (0.1 ms) compatibles avec l’échelle columnaire et le décours des réponses synaptiques sensorielles [5]. Cette technique d’imagerie macroscopique a été appliquée avec succès pour enregistrer les patterns de divergence d’activation intracorticale produits par une entrée ponctuelle (focale).
Une approche complémentaire , bien que normalement hors du champ de l’imagerie cérébrale traditionnelle, s’adresse à une autre échelle d’observation, plus microscopique. L’électrophysiologie intracellulaire permet d’enregistrer le potentiel de membrane en continu pendant plusieurs heures dans un même neurone in vivo et de détecter le bombardement continu d’évènements synaptiques sous-liminaires liés au traitement sensoriel ou à des processus de réverbération spontanée. Cette activité irrégulière est le résultat de l’influence composite synaptique provenant de multiples sources ‘‘ non vues ’’ dans le réseau, et un traitement du signal approprié mène à l’identification du processus gradué de convergence intervenant au niveau du neurone isolé. Mon laboratoire a développé depuis une quinzaine d’années des techniques d’ingénierie rétrograde (‘‘ reverse engineering ’’), s’apparentant à une imagerie échographique (imagerie synaptique fonctionnelle [6]). L’analyse faite à partir de la rumeur synaptique captée au niveau neuronal donne une prédiction de l’état macroscopique d’activation du cortex visuel. La reconstruction de la vague de propagation nécessite d’extraire les corrélations dans l’espace et dans le temps des fluctuations du potentiel de membrane avec des attributs spécifiques du stimulus (orientation, direction, dominance oculaire etc.), et de reconstruire le graphe connexionnel effectif dans lequel la cellule considérée est insérée à chaque point dans le temps. Le succès de cette opération de dé-multiplexage repose sur l’hypothèse (non démontrée) que la plupart des échos synaptiques sont séparables.
De l’électrophysiologie intracellulaire a l’imagerie synaptique fonctionnelle
Les réponses sous-liminaires sont définies comme des changements significatifs synchronisés par rapport au stimulus, soit du potentiel de membrane (en courant imposé, [7]) ou du courant membranaire (potentiel imposé [8, 9]).En utilisant des électrodes fines (K-acétate ou methyl-sulfate de 70-100 MΩ) en courant imposé, nous avons publié il y a une dizaine d’années une étude séminale dans la revue Science [7], montrant que l’étendue spatiale des champ récepteurs sous-liminaires de V1 s’étend sur des diamètres apparents deux à vingt fois plus grands que le champ minimal de décharge (jusqu’à 10° d’angle solide). La force de la réponse post-synaptique évoquée par une stimulation ponctuelle distale décroît quasi- linéairement avec l’excentricité de la stimulation relative au centre du champ récepteur, avec une constance d’espace de quelques degrés d’angle visuel. D’une façon similaire, la latence de la réponse post-synaptique évoquée augmente linéairement avec l’excentricité de la stimulation (la latence la plus courte étant systématiquement observée dans le champ de décharge). Ainsi chaque champ récepteur sous-liminaire est représenté par deux attributs complémentaires espace-temps, une ‘‘ colline ’’ spatiale de sensibilité visuelle et un ‘‘ bassin ’’ de délai temporel, tous deux co-centrés sur le champ de décharge Depuis ces premières observations, nous avons développé des analyses de projection réciproque entre espace visuel et espace cortical, qui permettent d’inférer et de visualiser la propagation d’activité au sein du réseau sensoriel. Le modèle sousjacent reconstruit la dynamique de distribution des sources correspondant aux échos synaptiques enregistrés, d’abord dans le champ visuel puis dans le réseau cortical. L’inférence d’une onde de propagation est faite sur la base d’une symétrisation dans la connectivité exubérante intrinsèque et repose sur l’hypothèse que n’importe quelle paire de neurones interconnectés produit des activations réciproques avec un même délai de propagation axonale (et intra-dendritique). En d’autres termes, le même temps étant requis pour recevoir et pour émettre, des cartes de propagation au sein du réseau cortical (le neurone étant vu comme un ‘‘ émetteur ’’) peuvent être déduites des cartes spatio-temporelles des réponses synaptiques dans le champ visuel (le neurone étant vu comme un ‘‘ récepteur ’’).
Comme illustré dans la colonne droite de la planche suivante (Pl. 3-1), les pentes observées dans les bassins de latence suggèrent que l’information reçue au point d’impact primaire cortical produit par la projection directe ‘‘ feedforward ’’ thalamo-corticale, est relayée intracorticalement par le biais de la connectivité latérale par une propagation ‘‘ horizontale ’’ dans le plan des couches superficielles.
Le principe de reconstruction de la vague est simple : comparons les effets synaptiques de deux stimulations focales, l’une dans le centre de décharge du neurone enregistré, et l’autre dans la périphérie ‘‘ silencieuse ’’ du champ récepteur. La distance corticale entre les deux points d’impact Δx peut être prédite d’après les c coordonnées visuelles des stimulations, et en première approximation (valide chez le chat) par leur distance dans le champ visuel (x ).Cette transformation de distance r rétinienne en distance corticale est le facteur de conversion rétino-corticale ‘‘ magnification factor ’’ qui peut être mesuré électrophysiologiquement chez le chat [10], par marquage métabolique en 2-deoxyglucose chez le singe [11], par imagerie intrinsè- que chez la souris [12] et chez le furet [13], par imagerie en résonance magnétique fonctionnelle chez l’homme [14]. Les enregistrements intracellulaires donnent accès au délai t entre les deux échos synaptiques (synchronisés par rapport à chaque c stimulation). En divisant la distance extrapolée dans le cortex x par le délai c inter-écho t , une vitesse de propagation apparente dans le plan des couches cortic cales peut être extraite [7]. L’étendue spatiale sur laquelle se poursuit la propagation est en accord avec la description anatomique d’axones horizontaux se prolongeant sur 4-10 mm chez le chat [7]. Les valeurs inférées de vitesse de propagation sont entre
Planche 3-1 : Onde de propagation horizontale dans le cortex visuel du chat Colonne de gauche, onde de propagation enregistrée dans les couches superficielles du cortex visuel primaire du chat (V1) par imagerie de colorants sensibles au potentiel (Grinvald et al, 1994 ; Benucci et al, 2007 ; Xu et al, 2007). Colonnes du centre et à droite, inférence de la propagation horizontale par imagerie intracellulaire synaptique fonctionnelle (Bringuier et al, 1999 ; Series et al, 2004 ; Chavane et al, submitted). La même vitesse de propagation (0.1-0.3 m/s) est retrouvée par les deux techniques d‘imagerie.
0,02 à 2,0 m/s avec un pic entre 0,1 et 0,3 m/s, et ont été confirmées par des mesures directes dans d’autres cortex sensoriels, comme le cortex somato-sensoriel [15]. Elles sont donc dix fois plus lentes que les fibres thalamo-corticales de type X ou les fibres de retour de V2 ou MT/PMLS sur V1 (2 m/s dans [16]). Elles sont cent fois plus lentes que les fibres thalamo-corticales Y 8-40 m/s [17]. Leur ordre de grandeur est en fait non distinguable des vitesses de conduction des fibres non-myélinisées enregistrées aussi bien in vitro que in vivo [7,15,16,18].
Cette échographie intracellulaire suggère une nouvelle conception du traitement de l’information par le cortex visuel, s’éloignant du concept statique de mosaïques d’analyseurs tubulaires pour une constellation dynamique d’intégrateurs spatiotemporels à grand champ. Chaque neurone aurait donc la possibilité de participer au recrutement au sein d’assemblées beaucoup plus distribuées que classiquement admis, et serait à l’écoute de l’ensemble du réseau cortical dans un référentiel spatio-temporel centré autour de son propre champ de décharge.
Comparaison avec l’imagerie de réseaux
Cette reconstruction d’une vague d’activation macroscopique à partir des échos synaptiques microscopiques reste cependant une extrapolation faite entre deux échelles d’organisation différentes (neurone vs. réseau), et l’imagerie de réseau avec des colorants sensibles au potentiel offre l’opportunité unique de visualiser ces processus de propagation au sein même du tissu cortical. Ce type d’imagerie est en effet particulièrement adapté à des structures neurales en couches, qu’elles soient maintenues in vitro [19] en simple survie ou en croissance comme dans les cultures organotypiques [20] ou encore in vivo [21]. L’imagerie intrinsèque, basée sur l’absorption relative de la dé-oxy et de l’oxy-hémoglobine, ne donne accès qu’à l’organisation statique des cartes corticales. L’imagerie extrinsèque à colorants prend avantage du fait que les changements rapides de fluorescence reflètent de façon proportionnelle les changements de potentiel des membranes gliales et neuronales dans lesquelles les molécules de colorant sont insérées [5]. Ce type d’imagerie est particulièrement approprié à la détection des effets dépolarisants de la stimulation sensorielle, mais des études soulignent la possibilité de détecter des évènements synchronisés hyperpolarisants que l’on pense liés à l’inhibition corticale [22].
Depuis les études pionnières d’Amiram Grinvald, trois études récentes en imagerie extrinsèque ont permis de confirmer dans le cortex visuel d’espèces aussi variées que le rat, le furet, le chat et le singe, la propagation d’ondes spontanées et évoquées dans le plan des couches superficielles du cortex. Une première démonstration provient du laboratoire de Per Roland, un expert en imagerie de tomographie à positons chez l’homme, qui à la suite de notre article dans Science décida de visualiser directement ces vagues dans le cortex visuel du furet [23, 24]. Le choix du furet était motivé par un accès facilité non seulement à l’aire visuelle primaire mais également aux aires secondaires et associatives, sur un cortex relativement lissencéphalique. Le protocole choisi de stimulation était une configuration du type « forme »/« fond », avec une figure de référence simple (un carré de luminance uniforme) sur un fond de luminance faible. L’imagerie de colorants sensibles au potentiel confirma notre prédiction de vagues de propagation à partir de la représentation du contour de la forme inductrice.De plus, ces travaux mettaient en évidence des vagues de rétropropagation secondaires plus rapides en provenance des aires non-primaires croisant l’onde initiale et envahissant la représentation du « fond » [24].
Depuis ce travail assez provoquant, deux équipes américaines simultanément redé- couvrirent les ondes de propagation dans les aires corticales visuelles chez le rat [25] et chez le chat [26]. Xu et al confirmèrent l’existence d’ondes horizontales propagées à une vitesse de 0,05 à 0,07 m/s, qui ralentissent au passage des frontières (la représentation du méridien vertical ou de la périphérie) entre aires corticale adjacentes, et d’ondes de rétropropagation sur V1, en accord avec les observations primaires du groupe de Per Roland. De façon assez contrastée, les ondes visuelles ont des caractéristiques stéréotypées alors que les ondes spontanées sont de cinétique variable et pourraient être générées par des mécanismes différents. Une possi- bilité est la propagation d’états « hauts » de proche en proche [27], semblable aux « rolling waves » vues in vitro [19], qui se déplace à des vitesses plus lente que la propagation monosynaptique évoquée pendant le traitement visuel [7]. La seconde étude, réalisée dans le cortex visuel primaire du chat [26], utilise le second harmonique de la transformée de Fourier du signal de fluorescence produit par un réseau orienté de luminance sinusoïdale dont le contraste oscille en alternance de phase.
Deux régimes dynamiques sont mis en évidence au sein d’une même carte fonctionnelle corticale : le premier évoqué par une stimulation plein champ code pour l’orientation, l’autre induit par la stimulation locale code la rétinotopie. La configuration plein champ fait apparaître une onde de réponse stationnaire sur le cortex (« standing wave »), dont l’amplitude suit l’intensité du contraste du stimulus et dont la phase temporelle reste constante sur l’ensemble de la carte. La stimulation locale permet d’extraire une carte des phases qui augmentent avec un délai proportionnel à la distance entre la région d’intérêt où le signal optique est mesuré et la position focale de la stimulation. La valeur moyenne de propagation trouvée dans ce dernier cas (« travelling wave ») est de 0.3 m/s et en parfait accord avec les valeurs prédites par nos techniques d’imagerie synaptique fonctionnelle [7].
Applications d’imageries multi-échelles aux illusions de la Gestalt
Cette approche originale de l’imagerie corticale offre un champ d’études novateur, où il devient possible de comparer des techniques d’imagerie du cortex en temps réel avec des études électrophysiologiques d’une part et des études psychophysiques d’autre part [28]). Il y a près de cent ans, des psychologistes et philosophes ont proposé une théorie de la Forme [29] prédisant l’émergence d’un percept cohérent de mouvement à partir de la superposition temporelle de présentations statiques de formes élémentaires. Cette théorie suppose l’existence de processus psychiques élémentaires de liage opérant à la fois dans l’espace (par exemple: proximité, polarité..) et dans le temps (par exemple: continuité, destin commun..).
Le mouvement apparent (‘‘ Phi ’’) est un premier exemple de liage perceptif, dont les contingences physiques dans son déclenchement s’accordent avec le recrutement de la connectivité horizontale. Pour des espacements spatiaux et temporels et des formes spécifiques [30], le même objet flashé pendant quelques dizaines de ms en des positions successives régulièrement espacées selon un axe rigide est ‘‘ perçu ’’ comme animé d’un mouvement continu. L’illusion du mouvement de bord ‘‘ line motion ’’ est basée sur le même principe inducteur, une stimulation séquentielle asynchrone, où le premier élément est un carré et le deuxième une barre de même luminance englobant dans sa partie supérieure le carré initial. Pour une séparation temporelle et une élongation adéquates, le sujet perçoit un mouvement continu de transformation du carré en barre [31].
Pour interpréter la genèse de ces formes d’illusion à un niveau central, nous faisons l’hypothèse que les vagues de propagation horizontale sous-tendent, dès le cortex visuel primaire, le liage par continuité spatiale et destin commun proposés par la
Gestalt [6, 32]. Le réseau horizontal est en effet décrit, aussi bien au niveau anatomique, fonctionnel et psychophysique, comme liant ensemble des détecteurs de traits dont les orientations sont co-alignées dans le champ visuel [28, 33]. Dans un travail collaboratif avec Jean Lorenceau, responsable alors d’un groupe de psychophysique à l’UNIC, nous avons cherché à mettre en évidence, à l’aide de méthodes psychophysiques et physiologiques, une modulation de la perception de la vitesse du mouvement apparent par le degré de cohérence entre l’orientation de la forme test et l’axe du mouvement (chemin d’association). Les expériences psychophysiques en choix forcé chez l’homme montrent l’émergence d’un biais psychophysique important (rapport d’égalité subjective de 1,5 à 3 selon le sujet) dans le traitement de la vitesse du mouvement apparent: pour une même vitesse physique, un patch de Gabor orienté est ‘‘ perçu ’’ comme se déplaçant plus rapidement si son orientation est collinéaire à l’axe du mouvement, et moins vite si son orientation est orthogonale. Cet effet est maximal pour une vitesse physique (64°/s) correspondant dans le cortex humain en vision parafovéale (0,20 m/s) à la vitesse de propagation horizontale intracorticale trouvée dans le cortex visuel du chat [34]. Ces données en accord avec les prédictions de l’imagerie synaptique fonctionnelle sont reproduites par des modèles computationnels de convergence feedforward-latérale [35] et s’accordent avec des études intracellulaires démontrant une synergie préférentielle dans l’activation synaptique quand la vague d’activation horizontale voyage en phase avec ou précède légèrement la séquence d’activations directes ‘‘ feedforward ’’ [36].
Un paradigme très proche a été utilise en imagerie de réseau, permettant de visualiser directement la facilitation spatio-temporelle produite par l’onde latérale propagée par le stimulus inducteur. Le groupe d’Amiram Grinvald, en collaboration avec un ancien étudiant de l’UNIC, Fréderic Chavane, actuellement chercheur au INCM, et Dirk Jancke, maintenant professeur à Bochum, ont étudié dans l’aire 18 du chat anesthésié les corrélats en imagerie extrinsèque de l’illusion de ‘‘ line motion ’’ [37]. Leurs travaux démontrent dans la situation associative (stimulus carré inducteur suivi quelques dizaines de ms plus tard par une barre) une vague facilitatrice de dépolarisation se propageant à 0,10 m/s. Cette onde de propagation intra-V1 est similaire à celle produite par un carré en mouvement (32°/sec) le long de l’axe d’élongation du carré en rectangle.
CONCLUSION
La comparaison de deux méthodes d’imagerie, l’une centrée sur les processus de divergence au niveau macroscopique (imagerie de réseau avec colorants sensibles au potentiel), l’autre sur les processus de convergence au niveau neuronal (imagerie synaptique fonctionnelle), démontre l’origine corticale de processus automatiques de liage perceptif. Ces processus sont de bas niveau et non liés à l’attention, puisqu’ils sont observés aussi bien chez l’homme dans des comportements de choix forcé que chez l’animal anesthésié. Les différentes études menées avec des techniques complémentaires en électrophysiologie, imagerie et psychophysique montrent qu’à partir d’un certain niveau de sommation/cohérence spatiale et temporelle dans la stimulation, une activation coopérative devient détectable dans les aires visuelles primaires, donnant naissance à une onde de dépolarisation. Cette onde se déplaçe à vitesse lente (0,10 à 0,30 m/s) dans le plan des couches superficielles et devient anisotrope pour des stimuli inducteurs orientés. Les caractéristiques physiologiques du pattern de propagation spatio-temporelle semblent étroitement corrélées avec le percept rapporté par le sujet conscient et en accord avec les principes de la théorie psychologique de la Gestalt. Ces processus corticaux résultent au niveau fonctionnel en une propagation de biais fonctionnels (liages de forme et de mouvement) au-delà de l’échelle spatiale columnaire. Il reste encore à déterminer si les corrélats trouvés entre perception et vague d’activation horizontale dans V1 sont le seul résultat de processus intrinsèques intra-V1 ou si ils reflètent, comme une table d’écoute branchée sur les différentes aires corticales, la réverbération en V1 d’une activation collective distribuée au travers des multiples représentations du champ visuel. Un défi nouveau apparaît à l’interface des neurosciences et de l’imagerie du cerveau humain où la propagation de vagues de liage reste encore à explorer.
REMERCIEMENTS
Ces travaux sont financés grâce au soutien du CNRS, de l’ANR (NATSTATS) et du programme Européen FACETS (FET- Bio-I3: 015879). Nous remercions Gérard Sadoc (IR1 CNRS, UNIC) sans l’expertise duquel l’imagerie synaptique fonctionnelle n’aurait pas pu être développée. Cette recherche de longue durée a bénéficié dans son déroulement de la participation expérimentale de Jean Lorenceau et Sébastien Georges en psychophysique, de Peggy Séries en modélisation et de Julien Fournier, Nazyed Huguet, Lyle Graham, Manuel Levy et Alice René en électrophysiologie intracellulaire au sein de l’UNIC. Elle bénéficie également de la collaboration récemment entreprise avec le laboratoire d’Amiram Grinvald (Wizmann Institute, Rehovot, Israel) et l’équipe DyVA CNRS (INCM, Marseille).
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ICONOGRAPHIE
Le CD contenant l’iconographie de cette présentation peut être consulté à la Bibliothè- que de l’Académie nationale de médecine et à la Bibliothèque de l’Académie des sciences.
Chaque renvoi est noté « Pl.3-1 ».
The iconography of this presentation can be consulted on CD-ROM at the library of the National Academy of Medicine and the library of the Académie of Sciences. Each referral is noted « Pl.1-3 ».
Bull. Acad. Natle Méd., 2009, 193, no 4, 851-862, séance du 2 décembre 2008