Résumé
Miguel Servet, espagnol, ayant étudié, exercé et enseigné la Médecine en France, a été brûlé le 17 juin 1553 en effigie par les catholiques à Vienne en Dauphiné et le 27 octobre 1553 en personne à l’instigation de Jean Calvin à Genève. Ses œuvres ont été brûlées avec lui.
Summary
Miguel Servet, Spanish, who studied, practiced and lectured Medicine in France, was burnt in effigy by the Catholics at Vienne in the French Dauphiné on June 17th, 1553, and in person at John Calvin’s instigation in Geneva, on October 27th, 1553. Miguel Servet’s works were also burned with him.
Il y a quatre siècles et demi Miguel Servet, un espagnol, médecin français, attendait dans la prison de l’évêché de Genève le résultat du délibéré de ses juges.
Deux mois plus tôt, évadé des geôles de l’Inquisition catholique française, il est de passage à Genève où il loge à l’Auberge de la Rose, Place du Molard. A cet endroit une plaque proclame paradoxalement aujourd’hui « Genève, ville refuge ». Il demande à l’aubergiste de lui trouver une barque pour traverser le Lac Léman vers Zurich, d’où il compte se rendre en Italie. C’est un dimanche et, pour ne pas attirer l’attention, il se rend au Temple. Il y est reconnu par des lyonnais, qui le font savoir à Calvin.
Celui-ci réagit rapidement. Il avait déjà eu des échanges épistolaires avec Servet, qui lui a même envoyé le manuscrit d’un livre qu’il était en train de préparer, ce qui a poussé Calvin à écrire à son ami et collaborateur Farel [1] « Servet vient de m’envoyer un long volume de ses délires, affirmant avec sa jactance fanfaronne que j’y trouverai des choses étonnantes et neuves. Il viendra ici si je l’y autorise. Mais je n’en ferai rien.
Car s’il vient, et pour peu que je jouisse ici de quelque autorité, je ne souffrirai pas qu’il sorte vivant. »
La loi genevoise interdisait de procéder à une telle arrestation le dimanche. Peu importe ! Calvin accorde les dispenses nécessaires et les registres de la Vénérable Compagnie des Pasteurs de Genève mentionnent : « Le 13 août Michel Servetus ayant été reconnu par quelques frères, il fut trouvé bon de le faire emprisonner, afin qu’il n’infectât plus le monde de ses blasphèmes et hérésies, attendu qu’il était connu de tous incorrigible et désespéré. »
Pourquoi Servet s’est-il rendu à Genève sachant que Calvin ne lui était pas favorable ? Voltaire nous fournit la réponse : « un Espagnol qui passait par une ville étrangère était-il justiciable de cette ville pour avoir publié ses sentiments, sans avoir dogmatisé ni dans cette ville ni dans aucun lieu de sa dépendance ? » Pour le philosophe de Ferney, la suite de l’affaire mérite un commentaire sévère : «
Cette barbarie, qui s’autorisait du nom de justice, pouvait être regardée comme une insulte aux droits des nations. [2] »
Il existait à Genève une loi, « qu’on devrait imiter » selon Voltaire, selon laquelle le délateur devait se mettre en prison avec l’accusé. Calvin ne porte donc pas plainte lui-même, il le fait par l’entremise de son cuisinier qui est resté détenu jusqu’à ce que l’accusation ait été reprise par le Procureur.
Servet est dépouillé de 97 pièces d’or, d’une chaîne d’or et de six bagues. De longs interrogatoires commencent devant ses juges. On devine son régime pénitentiaire par les suppliques qu’il leur adresse. Il leur écrit le 15 septembre : « Les poux me mangent tout vif, mes chausses sont déchirées, et n’ai de quoi changer, ni pourpoint ni chemise, qu’une méchante ». Le 10 octobre Servet insiste : « Il y a bien trois semaines que je désire et demande avoir audience, et n’ai jamais pu l’avoir. Je vous supplie pour l’amour de Jésus-Christ, ne me refusez pas ce que vous ne refuseriez à un turc, en vous demandant justice. J’ai à vous dire choses d’importance, et bien nécessaires. Quant à ce que vous aviez commandé, qu’on me fit quelque chose pour me tenir net, n’en a rien été fait, et suis plus piètre que jamais. Et davantage le froid me tourmente grandement à cause de ma colique et rompure, laquelle m’engendre d’autres pauvretés, que ai honte vous écrire. C’est grande cruauté que je n’aie congé de parler seulement pour remédier à mes nécessités. Pour l’amour de Dieu Messeigneurs donnez y ordre, ou pour pitié, ou pour le devoir ».
Le 27 octobre 1553 (après demain cela fera 450 ans, eu égard aux dix jours de décalage entre le calendrier julien alors en vigueur et notre calendrier grégorien), la porte du cachot s’ouvre. Le Lieutenant Tissot ordonne au prisonnier de le suivre et le conduit à la Mairie où siège le Tribunal. L’un de ses membres, le syndic d’Arlod, lit la décision de Justice : «
Toi Michel Servet condamnons à devoir être lié et mené au lieu de Champel, et là devoir être à un pilotis attaché, et brûlé tout vif avec ton livre tant écrit de ta main, qu’imprimé, jusques à ce que ton corps soit réduit en cendre ; et ainsi finiras tes jours pour donner exemple aux autres qui tel cas voudraient commettre ».
Aujourd’hui 4 novembre 2003, dans le cadre des Célébrations Nationales, votre Académie honore ce condamné à mort. Il était avant tout un médecin.
Il a déclaré avec fierté le 23 août 1553 devant ses juges de Genève qu’il était espagnol, né à Villanueva de Sijena, en Aragon, qu’il avait étudié la médecine à Paris et qu’il avait pratiqué en l’art de la médecine d’abord à Paris, puis pendant deux ou trois ans à Charlieu, à 10 ou 12 lieues de Lyon, et enfin une douzaine d’années en Vienne du Dauphiné. Il proclame n’avoir eu d’autre vocation que la médecine, bien qu’il ait été quelque temps correcteur d’imprimerie à Lyon.
Il contredisait ainsi Jean Calvin qui, dans son traité Des Scandales publié à Genève en 1550, consacre un chapitre à «
Arrogance, mère des hérésies. Contre Servet » [3].
On peut y lire «
Il y a un certain Espagnol, nommé Michel Servet, qui contrefait le médecin, se nommant Villeneuve. Ce pauvre glorieux, étant déjà enflé de l’arrogance de Portugal, mais crevant encore plus de sa propre fierté, a pensé qu’il pourrait acquérir quelque grand bruit en renversant tous les principes de la chrétienté ». C’est grave de dévoiler ainsi son identité, alors que tous ignoraient que le médecin Michel de Villeneuve était le Servet poursuivi par l’Inquisition. Mais ce l’est peut-être autant de mettre en cause son honorabilité professionnelle.
Car médecin, il l’est.
Il a fait à Paris des études de médecine brillantes. Cela est prouvé par son maître Jean Gunther qui écrit de lui : « j’ai eu d’abord pour auxiliaire André Vésale. Après lui m’a été donné habituellement pour les dissections Michel Villanovanus, personnage très orné en tout genre de belles lettres et qui n’a peut être pas son pareil dans la doctrine de Galien » [4].
Il a fait des découvertes sur la circulation du sang, que votre Corporation savante connaît mieux que moi [5]. William Harvey s’en inspirera un siècle plus tard.
Sa Brevissima Apologia Symphoriani Campegii in Leonardum Fuchsium du 12 novembre 1536 est un plaidoyer passionné pour Symphorien Champier, « auquel je suis tant redevable en tant que disciple », contre les attaques reçues de Leonard Fuchs sur l’utilisation médicale de la scammonée et sur la syphilis, « le morbo gallico maladie nouvelle, produit de la colère de Dieu » [6] .
Le
Syruporum universa ratio ad Galieni censuram , son traité sur les sirops, connaît un franc succès, prouvé par ses rééditions successives : il voit le jour en 1537, et il est réédité en 1545, 1546, 1547 et 1548.
Sa Michaelis Villanovani in quendam medicum apologetica Disceptatio pro Astrologia a une histoire haute en couleur comme notre personnage. Elle est clairement exposée dès les premières lignes : «
Lorsque j’impartissais à Paris un enseignement public d’Astronomie un certain médecin m’a obligé à l’interrompre et a essayé de démolir cette science. Evidemment puisqu’il était le disciple d’une autre personne sans aucune préparation qui avait été son maître mal informé, il n’a fait qu’exhiber sa propre ignorance, car ils condamnent tous deux quelque chose dont ils ne savent absolument rien ». Après l’argument d’autorité (Platon, Aristote, Hippocrate, Galien, reconnaissaient la valeur de l’Astrologie), il établit que cette science est nécessaire pour les médecins ne fut-ce que pour les aider dans la diagnose.
Jean Tagault, doyen de la Faculté de Médecine, s’est senti visé par cet opuscule et a déposé plainte. Avec une grande rapidité (dans l’ouvrage Servet fait référence a un phénomène astrologique qu’il avait observé le 12 février 1538 et la décision est du 18 mars 1538), le Parlement de Paris ordonne la destruction du livre [7], mais il est demandé aux médecins d’user d’indulgence envers le coupable et de le traiter avec humanité : le livre sentait le souffre, mais pas trop.
Cet incident pousse sans doute Servet à quitter définitivement Paris. Pour une personne recherchée par toutes les inquisitions, la publicité ayant entouré l’affaire a pu lui faire craindre que sa véritable identité ne soit dévoilée.
Il s’établit à Charlieu chez Jean de la Rivoire. Il n’y reste que deux ans, car il reconnaît devant ses juges genevois que « en la ville de Charlieu, allant de nuit voir un malade, par l’envie d’un autre médecin de ladite ville il fut agressé de certains, qui étaient ses parents et favoris, là où il fut blessé et en blessa aussi un des autres, par laquelle chose demeura deux ou trois jours aux arrêts » .
Il abandonne de ce fait Charlieu et s’installe en 1541 à Vienne en Dauphiné, où il jouit de la protection de son archevêque Mgr Pierre Palmier, qui avait suivi ses cours d’Astrologie à Paris, dont il était le médecin et à qui il dédicace son édition de la Géographie de Ptolémée.
Et médecin il le sera jusqu’au dernier instant de sa vie en liberté. A Vienne, au début de l’année 1553, il a comme patient le Lieutenant Général du Roi de France dans le Dauphiné, le Seigneur de Maugiron. On connaît cette maladie par une lettre que les gens du Parlement de Grenoble ont écrite au Lieutenant lui disant qu’une missive qu’ils lui ont envoyée le 26 janvier n’a pas pu lui être remise « pour la maladie grave en laquelle étiez alors détenu. Et lui fut dit en votre dite maison que étiez si mal de votre personne qu’on doutait grandement de votre vie » , mais que le 2 février ils ont été informés par le secrétaire « que étiez sur le recouvrement de votre santé, dont fumes très joyeux » [8]. Le 4 avril 1553, Servet était chez Maugiron en train de le soigner lorsque le Vibailly vint exécuter le mandat d’arrêt lancé contre Servet par le Frère Matthieu Ory, « Inquisiteur Général de la foi au Royaume de France et par toutes les Gaules » . Pour éviter tout scandale, il est indiqué à Servet que plusieurs malades se trouvaient dans le Palais Delphinal et qu’il était prié de venir les visiter. Une fois au Palais, le mandat lui est notifié et il y est mis directement sous les écrous [9].
Mais à Genève ce n’est pas le médecin qui est poursuivi ; il l’avait déjà été à Paris.
C’est l’hérétique.
Car, comme tout homme de la Renaissance, il avait une curiosité intellectuelle illimitée. Il était surtout un passionné de Théologie. Et ce sont ses publications religieuses qui lui ont valu les persécutions subies tout au long de sa vie.
Son père, notaire à Villanueva de Sijena, désirait qu’il fasse des études de droit et l’envoie à Toulouse. Il quitte l’Espagne, où il ne retournera plus, vers l’âge de 16 ans.
Il reconnaît devant ses juges genevois qu’ « il a un peu demeuré à Toulouse, y étant envoyé par son père pour étudier aux lois. Et là il prit connaissance avec quelques écoliers de lire à la sainte Ecriture et Evangile, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant ».
Il y prit tellement goût qu’il laissa de côté Justinien et s’adonna à l’étude de la Bible.
A peine âgé de vingt ans, il publie son premier livre De Trinitatis Erroribus libri septem, per Michaelem Serveto alias Reves ab Aragonia Hispanum , imprimé par Jean
Setzer à Haguenau (Alsace) en 1531.
Le livre contient des affirmations sur la Trinité qui n’ont plu ni aux catholiques ni aux protestants : Melanchthon (à qui l’on doit d’avoir rédigé le texte de la Confession d’Augsbourg ), Bucer, Erasme réagissent mal lorsque Servet leur envoie son livre. Le Conseil de l’Inquisition espagnole ordonne le 24 mai 1932 à l’Inquisiteur d’Aragon de faire des recherches sur Miguel Servet et sa famille. Le 17 juin 1532 un décret de l’Inquisition de Toulouse ordonne la comparution de 40 personnes en fuite, dont Miguel Servet.
En 1532, il publie, chez Setzger également, un nouveau livre Dialogorum de Trinitate. De justicia regni Christi , qui commence par les mots suivants : « Je me rétracte de tout ce que j’ai écrit récemment sur la Trinité, en sept livres ». Mais c’est pour préciser immédiatement après : «
Non pas que ce soit erroné ou faux, mais parce que c’est incomplet et écrit par un enfant pour des enfants ».
C’est la dernière fois que Servet utilise son nom. Il est désormais poursuivi par toutes les églises, catholiques ou réformées. Il devient donc Michel de Villeneuve, né à Tudela (Navarre). Il va vivre comme un loup solitaire : au procès de Genève on lui reproche de ne pas s’être marié. Il ne crée ni d’école ni de secte. Il est un papiste apparent, tant qu’il vit chez les catholiques. Mais il étudie, il pense et finalement il écrit : la Christianismi Restitutio , son œuvre maîtresse est imprimée clandestinement le 3 janvier 1553.
Il est même un hérétique intégral, car il bouleverse tous les dogmes. Calvin dit de lui « que les lecteurs soient avertis que ce malheureux n’a laissé en toute la religion un seul article qu’il n’ait infecté de ses rêveries » [10] .
Servet part de la Bible qu’il lit dans ses langues originales et qu’il interprète littéralement à l’aide des commentateurs juifs et des Pères de l’Eglise antérieurs au Concile de Nicée. Il considère qu’après la venue du Christ « la première génération a vu et entendu les merveilles de Dieu, et sa place a été prise par d’autres qui ne connaissaient pas le Seigneur » [11].
Il constate que le mot Trinité n’existe ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament. Il croit au Père, au Fils et à l’Esprit : « Réellement sont distincts le Père de son fils et l’Esprit saint du fils, mais pas essentiellement, car ils ont la même essence de déité » [12] . Il est toutefois en désaccord avec le Concile de Nicée qui en 325 a donné la définition orthodoxe de la Trinité : les pères conciliaires se sont écartés des notions bibliques et, bâtissant une Trinité de personnes en un seul Dieu, en fait « adorent un Cerbère à trois têtes, un Dieu tripartite, comme s’il s’agissait de trois points en un seul, de trois choses enfermées en une seule » [13] . Les trithéistes sont pour lui le plus grand obstacle à l’entente entre chrétiens, juifs et musulmans.
Puisque les Évangiles nous disent que le Christ a été baptisé à 30 ans [14], il est contre le baptême des enfants. D’ailleurs, les jeunes avant 20 ans ne peuvent pas pécher, car on lit dans la Bible [15] que Dieu n’a condamné à mourir avant de voir la Terre Promise que les israélites au dessus de cet âge [16].
« Ne mangez pas de sang, parce que le sang est l’âme » lit-on dans la Bible [17]. Servet en conclut : « que l’âme est dans le sang, c’est Dieu même qui nous l’enseigne » [18] .
Point étonnant, en conséquence, qu’au cours de ses recherches théologiques il s’intéresse au sang et à sa circulation dans le corps humain.
Il excelle dans ses attaques contre la papauté. Clément VII l’a particulièrement scandalisé lors du couronnement de l’Empereur, auquel il a assisté en 1530 à Bologne accompagnant le franciscain Juan de Quintana, confesseur de CharlesQuint. « J’ai vu de mes propres yeux comment les princes le portaient sur leurs épaules, alors qu’il fulminait des croix avec la main, et comment le peuple l’adorait à genoux tout au long des rues. Cela arrivait au point que ceux qui pouvaient baiser ses pieds ou ses sandales se considéraient plus fortunés que les autres et proclamaient qu’ils avaient obtenu de nombreuses indulgences, grâce auxquelles leur seraient rachetées des longues années de souffrances infernales » [19] . Et sur un ton plaisant, il s’exclame «
Donnons à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Et le Pape rendons-le à Satan, qui est celui qui nous l’a donné » [20] .
Mais il est hérétique sans dogmatisme, car, fait rare au XVIe siècle, il écrit : «
Je ne suis ni avec les uns ni avec les autres. Je me trouve en accord et en désaccord avec tous. Chez tout le monde on doit voir la partie de vérité et la partie d’erreur » [21] .
Et il est aussi un hérétique tolérant, ce qui est également exceptionnel de son temps :
« Je considère un abus très grave de tuer des hommes parce que l’on pense qu’ils sont dans l’erreur ou parce que l’on est en désaccord avec eux sur un détail d’interprétation des écritures, alors que nous savons que le meilleur des élus peut se tromper » [22] .
Mais, ne l’oublions pas, Miguel Servet était aussi juriste, quelles que soient ses divagations scripturaires pendant son passage à la Faculté de Droit. Même s’il ne s’est pas beaucoup attardé sur le Digeste, préférant les Pères de l’Église aux Jurisconsultes romains, la formation juridique a laissé des traces chez lui.
Il traite toujours cette matière avec respect : « De l’injure naît le Droit, lequel n’est pas péché, même s’il naît à l’occasion du péché » [23] .
Il n’utilise pas que des connaissances médicales dans ses œuvres théologiques, mais aussi les qualifications juridiques : « Entre Dieu et Abraham il s’est établi une alliance ou un pacte du genre que nos juristes identifieraient comme l’une des quatre catégories de contrats innomés, celle qui est habituellement appelée facio ut facias ’’ [24] .
On voit qu’il est bon juriste au cours de ses procès.
Devant l’Inquisition catholique, il n’adopte pas une stratégie de rupture : il est le Villeneuve médecin bien connu et apprécié qu’aucune preuve ne rattache à l’auteur des écrits que Calvin a fait envoyer pour le dénoncer. Il reconnaît la paternité de ses livres médicaux, mais dit « n’avoir fait imprimer autre livre par lui composé ; bien confesse-t-il en avoir corrigé plusieurs, sans toutefois y avoir ajusté ou diminué aucune chose du sien ». Pas un mot de son édition de la Bible de Santes Pagnini, car un censeur pourrait considérer que ses notes ne sont pas toutes d’une parfaite orthodoxie.
Quand il constate que son délateur a adressé à l’Inquisition ses manuscrits pour que son écriture le confonde, il en tire les conséquences juridiques adéquates. Ses juges de Genève s’y réfèrent avec une pointe d’ironie lorsqu’ils écrivent à ceux de Vienne pour leur demander une copie de la procédure par eux suivie contre Servet « duquel nous avons entendu qu’il soit été pris et détenu par vous en votre cite de Vienne et qu’il s’en soit sorti de prison sans dire adieu à l’hôte, mais par fracture ». Effectivement, le 7 avril 1553, à 4 heures du matin, il saute par dessus les murs de la prison, commençant ainsi une fuite dont on sait qu’elle prendra fin à Genève le 13 août suivant.
Servet a eu raison. L’Inquisiteur de Vienne poursuit son instruction malgré l’évasion. Le 2 mai il découvre dans une maison isolée les presses clandestines où avait été imprimée la Christianismi Restitutio . Le lendemain, il saisit à Lyon cinq balles de livres. La découverte d’une imprimerie et des ouvrages fait relever le délit de la juridiction civile. Le 17 juin le Vibailly juge delphinal et ses assesseurs rendent une sentence définitive et sans appel : Michel de Villeneuve doit être sur la place Charnève « brûlé tout vif à petit feu. Cependant sera la présente sentence exécutée en effigie avec laquelle seront ses dits livres brûlés ». Elle est exécutée le jour même et son effigie part en fumée avec ses livres.
À la suite de la commission rogatoire reçue de Genève, les juges français envoient le 26 août une copie de la sentence qu’ils ont rendue contre Servet et demandent l’extradition de celui-ci, avec une note d’humour macabre : « votre bon plaisir soit le nous rendre pour exécuter ladite sentence, l’exécution de laquelle le châtiera de sorte qu’il ne sera besoin chercher autres charges contre lui ».
Le Tribunal ecclésiastique de Vienne poursuit sa procédure, malgré la décision de la juridiction civile. Sa sentence est rendue le 23 décembre 1553, alors que Servet a déjà été brûlé à Champel. Elle réitère que Michel de Villeneuve et tous ses livres seront livrés aux flammes.
À Genève, la tactique adoptée par Servet est différente. Puisque son identité est connue, il ne cache plus son nom ni ses origines. Il ne nie pas non plus être l’auteur de ses livres.
Lors du premier interrogatoire, il reconnaît avoir été détenu à Vienne, sur dénonciation de Monseigneur Calvin et de Guillaume de Trie. Il s’est enfui parce que les prêtres voulaient le brûler vivant et que, vu comme il était surveillé, il semblait que quelqu’un désirait son évasion.
Il ne croit pas avoir proféré des blasphèmes, mais si on les lui montre il est disposé à rectifier.
Il reconnaît avoir écrit un livre sur la Trinité en suivant les premiers docteurs après Jésus-Christ et les Apôtres. Il croit en la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, trois personnes en Dieu. Mais il a utilisé le mot personne d’une manière différente de celle des docteurs modernes.
C’était adroit au point de vue du procès. Si j’ai commis une erreur, je rectifierai. La Trinité, j’y crois ; mais j’utilise le mot personne d’une manière différente des modernes, ce qui transforme le débat en un simple différend philosophique.
Les interrogatoires de l’accusé se poursuivent sans cesse. Les moments culminants sont les discussions théologiques entre Calvin et Servet, certaines sérieuses, d’autres cocasses : Calvin reproche à Servet d’avoir écrit dans ses commentaires à la Géographie de Ptolémée que, selon « l’expérience des marchands, la Palestine est une terre sèche, stérile et dépourvue de toute douceur », ce qui est un blasphème car l’Esprit Saint parlant par la bouche de Moïse a dit qu’elle était « si grasse et abondante qu’elle coulait lait & miel ». Servet répond que son Ptolémée a été vendu partout dans le monde sans être critiqué et que rien dans ce livre ne mérite une censure. Calvin commente la fin de cette discussion : « ce vilain chien, étant ainsi abattu par si vives raisons, ne fit que torcher son museau en disant : passons outre, il n’y a point là de mal » [25] .
Le courage et l’entêtement de Miguel Servet sont mis en évidence par une de ses notes manuscrites en marge des Actes Théologiques de son procès : « je suis constant en une cause si juste, & je ne crains point la mort » [26] .
Le 21 août une lettre circulaire est envoyée aux églises des autres villes suisses pour demander leur avis sur l’affaire.
Le 22 août Servet présente à ses juges un écrit -d’une grande finesse juridique- dans lequel il résume les éléments de sa défense :
• il qualifie d’innovation le fait d’introduire une cause pénale sur une question d’interprétation de la Bible. Il allègue les chapitres XVIII et XIX des Actes des Apôtres qui prouvent que les hérétiques n’étaient pas jugés, mais simplement expulsés de la communauté.
• il ajoute qu’il n’a pas offensé la terre où il est jugé et qu’il n’a été ni séditieux ni fauteur de troubles.
• et il finit en disant que, puisqu’il est étranger et qu’il ignore les lois du pays, il demande humblement qu’un avocat lui soit nommé. Il ajoute « si vous le faites ainsi, vous agirez bien et le Seigneur fera prospérer votre République ».
Le Procureur répond aussitôt : Vu qu’il sait mentir aussi bien, il n’y a aucune raison pour qu’il demande un avocat. Car qui voudrait ou pourrait l’aider dans des mensonges aussi impudiques et des affirmations aussi horribles ? Il n’y a pas un seul gramme d’apparence d’innocence exigeant l’intervention un avocat.
La demande de désignation d’un avocat est effectivement rejetée le 28 août, fait d’autant plus grave qu’un avocat, Maître Germain Colladon, français réfugié à Genève, assiste l’accusation.
Le 15 septembre, il réitère sa demande de désignation d’un avocat, proteste parce que le délateur a été autorisé à en avoir un et a, en plus, été mis en liberté, et demande que l’affaire soit soumise au Conseil des Deux Cents. Il rappelle qu’il a d’autant plus besoin d’un avocat qu’il est étranger et ignore les coutumes du pays.
Mais il doit continuer de signer ses écrits : « Servet dans sa propre cause ».
Et seul aussi il dépose plainte contre Calvin le 22 septembre pour l’avoir dénoncé aux juges de Vienne, « alors qu’il n’appartient pas à un ministre de l’évangile de se transformer en accusateur criminel, ou de demander en justice la mort d’un homme , car les matières doctrinales ne sont pas soumises à accusation par les docteurs de l’église ».
La plainte n’a pas eu de suite.
Le 23 octobre le Conseil prend connaissance de l’avis des autres Églises suisses, qui toutes condamnent sévèrement la théologie de Servet, mais se gardent bien de se prononcer sur le procès en cours, se limitant à manifester leur confiance dans la prudence et la sagesse des genevois, qui ne feront rien qui ne convienne à un bon magistrat chrétien.
Dans son livre Déclaration pour maintenir la vraye foy que tiennent tous Chrestiens de la Trinité des personnes en un seul Dieu. Contre les erreurs detestables de Michel Seruet Espaignol. Ou il est aussi monstré, qu’il est licite de punir les heretiques : & qu’à bon droict ce meschant a esté executé par iustice en la ville de Geneue, publié en 1554,
Calvin décrit les derniers instants de Servet, après le jugement du 27 octobre 1553 :
« Quand on lui eut apporté les nouvelles de mort, il était par intervalles comme ravi :
après il jetait des soupirs qui retentissaient en toute la salle : par fois il se mettait à hurler, comme un homme hors du sens. Bref il n’y avait non plus de contenance qu’en un démoniaque. Sur la fin le cri surmonta tellement que sans cesse en frappant la poitrine il criait à l’Espagnole Misericordia, Misericordia ». [27]
Le jour même, Servet meurt par le feu à Champel. Le tourment dure longtemps, car on a pris soin de ne pas mettre du bois sec. Voyant que sa fin n’arrivait pas, Servet dit : « Avec tout l’argent que vous m’avez pris, vous auriez pu acheter du bois sec pour me faire mourir ». Avant d’expirer, il s’écrie : « O Jésus, Fils du Dieu éternel, aie pitié de moi » ! Il aurait suffi qu’il dise « Fils éternel de Dieu » pour avoir la vie sauve.
Sébastien Castellione, humaniste et théologien français contemporain de Servet et le meilleur défenseur de sa mémoire, écrit dans son livre Contre le libelle de Calvin après la mort de Michel Servet :
« Tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine. C’est tuer un homme » [28] .
Répéter ce cri de rage, quatre siècles et demi après, dans l’Académie nationale de médecine est le meilleur hommage qui puisse être rendu à ce médecin — le seul espagnol ayant une statue à Paris [29] — envoyé au bûcher pour ses idées, sans avoir eu droit à un avocat défenseur.
BIBLIOGRAPHIE [1] Lettre du 13 février 1546.
[2] Essai sur les mœurs, ch. CXXXIV.
[3] Ed. Olivier FATIO, DROZ, 1984, p. 80 et s.
[4] Gunteri Institutionum anatomicarum libri IV, Basil. 1539. Cité par AUDRY J., SERVET M. et CHAMPIER S. — Lyon médical , 1935, p. 301. (vid. Pierre CAVARD, Le procès de Michel SERVET à
Vienne, Vienne 1953, p. 118).
[5] Décrites dans les pages 169 et suivantes de Christianismi Restitutio publiée à Vienne en Dauphiné le 3 janvier 1553. Ed. Angel Alcalá, Madrid, 1980.
[6] Publié par Angel ALCALA, Dos escritos científicos de SERVET, VILLANUEVA DE SIJENA, 1981.
[7] Deux exemplaires sont heureusement conservés à la Bibliothèque Nationale de France.
[8] CAVARD P. — op. cit. page 77.
[9] BARON FERNANDEZ J., SERVET M. — Su vida y su obra, Madrid, 1989, p. 316. Fernando SOLSONA, Miguel SERVET, Zaragoza, 1988.
[10] Déclaration pour maintenir la vraie foye, p. 169.
[11] Christianismi Restitutio, p. 267.
[12] Ibidem, p. 274.
[13] Ibidem, p. 119.
[14] Luc 3, 21-23. Vid. Christianismi Restitutio, p. 526.
[15] Nombres, 14, 29 et 32, 11.
[16] Christianismi Restitutio, p. 363.
[17] Deutéronome, 12, 23. Aussi Genèse, 9, 4 et Lévitique, 17, 11 et 14.
[18] Christianismi Restitutio, p. 170.
[19] Ibidem, p. 462.
[20] Ibidem, p. 433.
[21] De iustitia Regni Christi.
[22] Lettre à Oecolampade. Voir Angel Alcalá Los dos grandes legados de Servet : el radicalismo como método intelectual y el derecho a la libertad de conciencia, Turia, numéro 63-64, p. 221 et s.
[23] Lettre XXVII à Calvin.
[24] Christianismi Restitutio, p. 439.
[25] Déclaration pour maintenir la vraie foye, p. 90.
[26] Déclaration pour maintenir la vraie foye, p. 141.
[27] Déclaration pour maintenir la vraie foye, p. 95.
[28] Éd. Étienne BARILIER, Genève, 1998, p. 161.
[29] Sculpture de Jean-Eugène BAFFIER, devant la Mairie du XIVe.
* Avocat aux Barreaux de Paris et de Madrid, Membre de la Real Academia de Bellas Artes de San Luis. Tirés-à-part : J.A. Cremades et Associés, 51, Avenue Georges Mandel. 75116 PARIS. Article reçu le 23 septembre 2003, accepté le 20 octobre 2003.
Bull. Acad. Natle Méd., 2003, 187, no 8, 1597-1606, séance du 4 novembre 2003