Éloge
Séance du 24 avril 2001

Éloge de Monsieur Jean-Charles Sournia (1917-2000)

Alain LARCAN

Éloge de Jean-Charles Sournia (1917-2000)

Alain LARCAN

Notre confrère et ami, Jean-Charles Sournia, est mort très probablement au cours de son sommeil, le 8 juin dernier.

Depuis quelques années, il avait eu quelques soucis de santé et s’était remis, en apparence tout au moins, d’une maladie thrombo-embolique.

Le lundi qui précéda sa mort, nous avions notre rendez-vous mensuel avec le petit cercle des amis intimes que nous formions avec Louis Auquier et Maurice Mercadier.

Le rencontrant à la sortie de la station de métro La Motte-Picquet, je le trouvai essoufflé à la montée des escaliers et obligé de s’arrêter. Mais le dîner fut très gai et animé ; sa conversation avait sa vivacité accoutumée et nous ne nous doutions évidemment pas que c’était notre dernière rencontre.

Né à Bourges, en plein conflit mondial, le 24 novembre 1917, il appartenait à une famille de viticulteurs de la région de Carcassonne, le nom patronymique du village de Sournia se situant dans les Pyrénées-Orientales.

Son père, officier d’artillerie, fut en garnison en Allemagne à Mayence, à Coblence, puis à Bourges où il se fixa, car son épouse ne voulait pas s’éloigner de sa ville natale de Romorantin. Dans ce milieu militaire, où selon le mot du général de Gaulle, on ne compte ni ce qu’on donne, ni ce qui vous est donné, et dans cette famille de quatre enfants, Jean-Charles Sournia acquiert le goût du travail, le sens du devoir et du service public, le dédain de l’argent.

Dans la maison familiale vivaient ses grands-parents et ses grands-tantes.

L’ambiance patriarcale était celle du XIXe siècle provincial qui se prolongea jusqu’en 1940.

Son père lui apprit l’équitation, la topographie, le jeu d’échecs et sa mère lui dit de façon prémonitoire : « Je ne suis pas inquiète pour toi, un train passe toujours devant toi quand il faut ».

Très tôt au lycée de Bourges, il remarque que ses professeurs et ses camarades le distinguent car, sans être surdoué, il est parmi les meilleurs. Élève travailleur, il s’aperçoit qu’il réalise plus vite que les autres. Sa devise eut été celle d’un duc de Bourgogne : « Il me tarde ». Le fils d’officier entre comme brution au

Prytanée militaire de La Flèche en 1934, où il effectue la fin de ses études secondaires.

Répondant à une interview du Quotidien du Médecin, il évoquait les épreuves du baccalauréat qu’il avait passées. Pour la première partie, se trouvant dans la tête de classe, en section littéraire, il était tranquille et tout se passa bien. Pour la seconde, en Math’Elem, il était moins à l’aise et, face à un examinateur glacial, inexpressif, forcément sadique, selon sa propre expression, les notes furent inégales et, depuis ce jour, dans ses rêves, il se revoyait toujours candidat en pensant cependant : « Ils ne vont quand même pas coller un professeur de médecine, même si je n’ai pas beaucoup révisé ». Je ne sais si ce rêve le poursuivait encore lorsqu’il fut académicien !

Il garda du Prytanée un bon souvenir et choisit l’École du Service de Santé par élimination des carrières des Armes. Admis à l’ESSM de Lyon en 1936, il fut reçu au Concours d’Externat en 1938, échoua, peut-être volontairement, au Brevet d’Aptitude au Grade de Médecin Auxiliaire ; il fut consigné à l’école, en septembre 1939, et ne fut pas autorisé à passer le concours d’internat, mais, reçu enfin à ce fameux brevet en janvier 1940, il part aux armées avec le grade de « Médecin Auxiliaire ».

Fait prisonnier, il rentre après dix-huit mois de captivité, résilie son engagement et est radié des cadres de l’école. Adieu donc au képi amarante !

LE CHIRURGIEN

Il est reçu au Concours de l’Internat des Hôpitaux de Lyon en 1943. Il choisit la chirurgie car, à l’époque, elle était beaucoup plus efficace que la médecine, on peut en discuter aujourd’hui ! Il effectue des stages de chirurgie dans divers services :

Rhenter, Rochet, Soustelle, Cotte, Creyssel, Peycelon et Santy. Grâce à nos confrè- res Cier et Mornex, nous avons pu retrouver les notes mises à l’issue de chacun de ses stages : « Excellent interne ayant de grandes qualités techniques et une vive conscience professionnelle ; intelligence vive et brillante ; interne de tout premier ordre, instruit, sérieux, ayant une personnalité affirmée, fera un excellent chirurgien ».

Un incident cependant, lors de son internat : il est sanctionné par le directeur pour n’avoir pas couché dans la chambre de garde !

Parmi ses notes, on relève l’appréciation de Santy : « S’est adapté très rapidement aux conditions particulières du service de chirurgie thoracique » et celle de Creyssel :

« A pousser dans la voie des concours ».

Sa carrière était donc toute tracée, mais il y avait aussi la guerre et en 1944, il rejoint le maquis de l’Ain. Il passe sa thèse en 1945 sur le sujet inépuisable : « Contribution à l’étude du traitement de la maladie de Dupuytren » et devient, comme prévu, le chef de clinique chirurgicale du professeur Santy en 1948, ce maître dont il disait parfois qu’il était « un très grand chirurgien et un petit bonhomme ». D’ailleurs, à la fin de sa vie, il donna son opinion sur les maîtres qui l’avaient formé, opinion nuancée, comme vous allez pouvoir en juger : « Aux maîtres que j’ai le plus admirés et à ceux que j’ai aimés, le jugement me venant avec l’âge m’a toujours fait découvrir la faille, la lacune grave qui empêchaient le don total et interdisaient de faire d’eux un archétype. Le remarquable chef d’école était trop homme de parti, l’entreprenant organisateur se montrait trop soucieux de ses glorieuses statistiques pour penser longtemps aux malades, le chirurgien d’une délicate bonté, révélait la plus pénible veulerie aussitôt franchie la porte de son service hospitalier. L’opérateur prestigieux et imaginatif cachait un homme médiocre ».

Santy le marquera malgré tout, mais l’avenir en chirurgie thoracique et cardiaque était rendu difficile car Sournia arrivait nettement après deux élèves de la même clinique dont on entendrait parler : Marcel Bérard et Pierre Marion qui avaient été chefs, respectivement en 1930 et 1936. Se profilait aussi Jaubert de Beaujeu en 1941. Parallèlement, lors de ses années de clinicat, comme il était de règle pour les chirurgiens, Sournia effectuait un parcours anatomique de préparateur et de prosecteur, faisant quelques publications anatomiques sur les vertèbres lombaires ; il passe aussi un diplôme d’électroradiologie et remplit des tâches d’enseignement (moniteur de clinique gynécologique, assistant en chirurgie opératoire).

Son maître l’oriente vers un voyage à l’étranger. C’est ainsi que grâce à une bourse d’études, il part en Suède, à Stockholm, chez Crafoord, en 1948. Il décrit la Suède comme un « pays austère, confortable, aseptique ». Il se marie avec une suédoise, Marianne Hilborn, attachée à l’Ambassade de France, ayant la passion de l’histoire et de l’archéologie ainsi que de la littérature française et qui est apparentée à la famille régnante Bernadotte. Ce stage sera complété en 1951 par un autre de quatre mois aux États-Unis.

Suppléant du chirurgien de garde à Lyon, il passe le concours de chirurgien des sanatoriums publics en 1950 et est nommé assistant en chirurgie des hospices de Lyon en 1953.

 

C’est en 1950 aussi qu’il assure le remplacement du docteur Paul Plessier, chirurgien en chef à l’hôpital Saint-Vincent d’Ismaïlia, près du canal de Suez et qu’il enrichit son expérience dans une ambiance digne de Somerset Maugham ou de Lawrence Durrell. Il devient chirurgien à Damas en 1954 et passe le concours d’agrégation de Pathologie Chirurgicale en 1955.

Après une affectation à Nancy qu’il ne rejoint pas, puis à Damas et à Beyrouth de 1957 à 1958 où il assure l’enseignement de l’anatomie et de la thérapeutique chirurgicale ainsi qu’un cours de pathologie chirurgicale thoracique, il est ensuite affecté à la Faculté de Rennes comme professeur de pathologie externe de 1959 à 1969 et chirurgien des hôpitaux, chef de la clinique chirurgicale B, puis du service de chirurgie pédiatrique qu’il crée ; il devient président de la Commission Médicale du CHU de Rennes (1966) et abandonne la carrière chirurgicale en 1969.

Ses travaux chirurgicaux ont porté essentiellement sur ces deux spécialités : la chirurgie thoracique et la chirurgie pédiatrique.

Quelques publications concernent aussi la chirurgie générale et gynécologique ainsi que l’exercice de la chirurgie dans le tiers monde.

Son premier ouvrage est consacré en 1958 aux Traumatismes du Thorax, préfacé par son maître Paul Santy. Il se veut être un guide pratique des traumatismes ouverts et fermés, avec un chapitre consacré aux traumatismes thermiques et chimiques et une partie importante à la rééducation respiratoire.

Il s’intéresse aussi, lorsqu’il est au Proche-Orient, aux kystes hydatiques du poumon ainsi qu’aux kystes multiples hépatiques et pulmonaires, à la chirurgie de la tuberculose, en particulier à la phrénicectomie, temps préalable à la pneumonectomie, aux atélectasies postopératoires du lobe pulmonaire restant après lobectomie.

Il traite, dans un rapport à la Société Française de Chirurgie Thoracique (1953), du traitement chirurgical des pleurésies, s’intéresse aussi à d’autres sujets : pneumothorax spontanés chroniques, cancers pulmonaires avec publication d’une embolie artérielle néoplasique postopératoire, anévrismes artério-veineux du poumon, fistules œsophago-bronchiques, etc.

Après son séjour à Stockholm, il publie la première observation française d’opé- ration de Crafoord pour les sténoses congénitales isthmiques aortiques ( Lyon Chirurgical ), puis un mémoire avec Santy et Marion à l’Académie de Chirurgie sur les formes anatomiques de sténoses isthmiques chez le nourrisson et défend l’intervention systématique sans laquelle l’insuffisance ventriculaire gauche est certaine.

Il est amené à publier avec le radiologue Papillon, sur les images opaques périphé- riques, les tumeurs arrondies et s’intéresse, un des premiers en France, à l’angiographie avant chirurgie cardio-thoracique ; il met au point une seringue originale de grande puissance, facilement stérilisable pour injection rapide, permettant d’obtenir des clichés bien contrastés. Il s’intéresse aussi à l’anesthésie et à la surveillance préopératoire par électroencéphalogramme et note le silence cérébral barbiturique.

En chirurgien pédiatrique, il s’intéresse aux obstructions intestinales spasmodiques ou fonctionnelles, aux occlusions néonatales, à l’imperforation anale, aux brûlures chez l’enfant et leurs séquelles, aux tumeurs sacro-coccygiennes, aux gangrènes spontanées des nouveau-nés.

Tout en ayant pleinement pratiqué son métier de chirurgien avec passion mais aussi, dira-t-il, avec nécessité, y adhérant totalement, ayant goûté le sens de la responsabilité complète et aimant le climat d’ordre et de discipline de la salle d’opération, il a tenu cependant à démystifier ou à « démythologiser » l’idée qu’on se fait volontiers du chirurgien : « le grand prêtre sacrificateur, l’homme rouge, l’instrument du destin, un jour Saint-Michel et un autre jour Satan », le surhomme, en quelque sorte. Le métier de chirurgien doit être pour lui un métier comme un autre qui nécessite d’être, selon le mot de Robert de Vernejoul, un homme d’action et un homme de cœur. Le problème est de savoir ce que nous devons et ne devons pas faire, ce que nous pouvons et ne pouvons pas opérer.

C’est en tant que praticien qu’il réfléchit au métier de chirurgien et de médecin. Il donne d’abord une étude de La Convalescence après traumatisme et chirurgie, ce qui l’amène à surveiller les opérés de façon assez prolongée (1976). Il développe une véritable théorie de la convalescence sans oublier les aspects psycho-pathologiques, administratifs et économiques. Il compare les délais prescrits dans le plus total empirisme dans différents établissements et s’intéresse à la rééducation. Un des premiers aussi, il attire l’attention sur le risque diagnostique dit iatrogène (1965), les réactions psychologiques du public devant le cancer, l’angoisse préopératoire, la douleur postopératoire. Il définit la psychologie du médecin et le personnage du chirurgien (1974), ce qui lui permettra plus tard d’établir, à partir du K journalier, un portrait quantitatif ponctuel de l’exercice de la chirurgie et aussi un rapport concernant les aspects moraux et économiques de l’indication chirurgicale et de ses résultats.

Il a lu Forgue, Gosset, Jean-Louis Faure, Fiolle, mais il est surtout nourri des travaux lyonnais de Jourdan et de Clavel, beaucoup plus que de Leriche. Comme eux, il propose une philosophie de la chirurgie et, voulant aller au-delà de la seule technique, il analyse l’idée, le concept abstrait derrière le geste et veut considérer l’opéré de façon globale en discutant des effets subjectifs et objectifs de l’opération.

Il est aussi éloigné d’une attitude scientiste, ou simplement technique, que d’une simple compassion psychologique.

Il réfléchit beaucoup au raisonnement médical, aux différentes approches diagnostiques fondées sur la clinique, les examens complémentaires, radiologiques et biologiques surtout, l’évolution de ses méthodes, en fonction de la connaissance des affections et de la progression des techniques. Il fait œuvre d’analyste, de logicien et de moraliste en rédigeant Logique et Morale du Diagnostic (1961) qui sera suivi de

Histoire du Diagnostic (1995), Diagnostic en Médecine (2000) et du Pronostic en

Médecine (2000). Il fait, dans ces différentes études, l’énumération et l’analyse critique des symptômes fonctionnels et des signes physiques, sources subjectives et objectives de l’information, complétées de plus en plus par les méthodes d’investigation, du diagnostic positif et différentiel, de la nosologie et du classement des maladies, des indices de gravité, etc. Il insiste sur deux tendances, l’une et l’autre nuisibles. Mais, malheureusement, observation de plus en plus courante, soit le diagnostic est escamoté, rendant la thérapeutique incohérente et donc inefficace, soit le dossier devient de plus en plus abondant en courbes, dosages et graphiques, faisant oublier la clinique et le vécu, c’est-à-dire la souffrance et les doléances du malade. Il envisage ainsi une réflexion d’ensemble sur la maladie : il ne suffit pas, dit-il, d’avoir une maladie, il faut aussi avoir la conscience d’être malade et il faut avoir le comportement du malade…

Il oppose la maladie ou la fracture pour le médecin et le chirurgien à la maladie ou la fracture ressentie par l’intéressé. Il se livre à des digressions philosophiques qu’il emprunte plus à Merleau-Ponty, dont il admire « La Phénoménologie de la Perception », qu’à un Foucault ou un Canguilhem. C’est Merleau-Ponty qui écrira de ce petit chef-d’œuvre qu’est

Logique et Morale du diagnostic, le premier livre que j’ai lu de lui, bien avant de le connaître : « Il y a dans ce livre une pensée si ferme, à la fois si concrète et si rigoureuse en doctrine, si indépendante aussi qu’il sera en même temps qu’un plaisir de l’esprit, un bienfait pour ses lecteurs ».

LE SPÉCIALISTE DE MÉDECINE SOCIALE ET D’ÉCONOMIE DE LA SANTÉ

Les préoccupations de médecine sociale apparaissent très tôt dans sa carrière (épidémiologie de la tuberculose pulmonaire chez les réfugiés, les Palestiniens, les Bédouins de Syrie, organisation des soins dans les pays sous-développés, l’expertise technique de la décolonisation, etc.).

Il occupera dans son parcours, qu’il vaut mieux qualifier d’itinéraire, toute une série d’importantes charges administratives dans des grands organismes parapublics ou publics. C’est ainsi qu’il est nommé par le Ministre de la Santé en 1969, MédecinConseil National du Service Médical de la Caisse Nationale de l’Assurance Maladie des Travailleurs Salariés et Membre du Haut Comité Médical de la Sécurité Sociale, fonctions qu’il occupera jusqu’en 1978 ; puis il accède au poste important de Directeur Général de la Santé (1978-1980) et devient Vice-Président du Conseil Supérieur des Universités. En 1980, il est nommé Conseiller d’État en service extraordinaire, (fonction qu’il assurera jusqu’en 1984) ; cependant que de 1980 à 1986, il assure parallèlement la charge de Professeur de Santé Publique à l’Université de Paris XI (Paris Bicêtre). De 1985 à 1988, il est également Président du Conseil Supérieur d’Hygiène Publique de France et, de 1986 à 1989, Président du Comité Consultatif des Prestations Sanitaires. Il assure aussi d’autres charges, en général celle de président dans toute une série de comités, commissions et groupes de travail (Haut Comité d’Études et d’Informations sur l’Alcoolisme, Groupe de Travail sur la Prévention à la Commission de Santé du Septième Plan, Commission d’Ecotoxicité des Substances Chimiques au Ministère de l’Environnement, Conseil d’Administration de l’INSERM, etc.). Il deviendra Président du Club Européen de la Santé et participera aux travaux du Comité Européen de Santé Publique et au Comité Ministériel de Prévention Sanitaire.

En tant que Médecin-Conseil National du régime de l’Assurance Maladie de la Sécurité Sociale, il a beaucoup réfléchi et a pu faire plusieurs propositions qui ont parfois heureusement abouti… Elles ont concerné la nomenclature générale des actes professionnels des médecins, dentistes, sages-femmes et auxiliaires ; cette nomenclature, dont il était convaincu qu’il fallait la réviser de fond en comble par territoire anatomique et par discipline, est aujourd’hui achevée ; 7 500 actes techniques ont été définis et hiérarchisés et le souci de Jean-Charles Sournia a mobilisé pendant cinq ans plus de mille experts. C’est ainsi que la prise en charge et le développement de certains types de soins dans le cadre de l’hospitalisation à domicile ont pu faire l’objet d’une catégorisation qui n’existait pas antérieurement, qu’il s’agisse de l’hémodialyse, de l’oxygénothérapie et de la kinésithérapie à domicile des insuffisants respiratoires. Il a toujours cherché le compromis précis et adaptable entre les cotations trop restrictives ou trop avantageuses. Il a cherché à améliorer les relations entre la médecine praticienne et le service médical du contrôle de l’assurance maladie et a contribué notablement à la rénovation du corps des praticiens conseils (recrutement, formation continue, perfectionnement, extension des tâches). Persuadé depuis longtemps qu’il vaut mieux à tous points de vue prévenir que guérir, il préconise, sans grand succès, une coordination et même un regroupement pour un meilleur emploi des diverses médecines préventives : consultations prénatales, PMI, médecine scolaire et universitaire, médecine du travail, centres de médecine préventive. Il se préoccupa plus spécialement de ces derniers qui réalisent des examens de santé dans un but de dépistage et de prévention (rapport au Comité Ministériel de la Prévention Sanitaire 1971) et il a voulu, en particulier au Colloque de Colmar en 1976, en harmoniser les missions et le coût. Des examens biochimiques soumis à des contrôles de qualité permettent non seulement de confirmer le « portrait biologique du Français bien portant » mais, surtout s’ils sont bien orientés, d’identifier de façon précise les facteurs de risque, les groupes à risque, de faire en quelque sorte de la médecine prédictive, en particulier avec les recherches de médecine moléculaire couplée à la génétique. Parallèlement, ayant constaté le rôle grandissant de la biochimie dans la médecine moderne, il se penche sur la nomenclature des actes de biologie dont il obtient la révision (arrêté de 1975).

Ses diverses fonctions à la Caisse Nationale, à la Direction Générale de la Santé, au Conseil d’État, à l’Académie et dans d’autres organismes l’ont conduit à une réflexion mûrie et approfondie sur les dépenses de santé et les relations entre les particuliers et l’État. Il en était arrivé à constater en le déplorant l’incapacité du système français en Santé Publique à analyser, concevoir et décider.

 

Il s’intéresse aux médicaments, en présentant avec Madame Arsac, un rapport qui est à la base du fonctionnement de la Commission d’Inscription des Spécialités sur la liste des produits remboursables ( Le Médicament et l’Assurance Maladie, 1975). Il donne un avis technique sur l’efficacité et l’apport ainsi qu’une proposition de prix.

Avant qu’on ne parle d’évaluation et de références médicales opposables, il préconise un observatoire de qualité de la prescription médicamenteuse en colligeant des ordonnances pour hypertension artérielle qui, après examen attentif, se révélèrent critiquables pour 25 % d’entre elles et fautives pour 15 %.

Il se penche sur la gestion des hôpitaux publics, estimant qu’on en a trop construit et que le nombre total de lits, sans envisager leur répartition géographique et par spécialité, est trop important et qu’il y a beaucoup trop d’hospitalisations abusivement prolongées. Édictant l’aphorisme qu’un malade qui peut ne pas être hospitalisé ne doit pas l’être, il va développer, avec méthode, persévérance et résultats, les soins extra-hospitaliers (l’extension des soins complexes en dehors de l’hôpital, 1975). Il estime que les enquêtes épidémiologiques sont les instruments indispensables de connaissance pour une politique sanitaire digne de ce nom.

Il s’intéresse aux maladies les plus répandues et qui sont souvent les plus coûteuses ainsi qu’aux groupes qui dépensent le plus ou pas assez et qui sont les plus démunis du quart monde. Il détaille les indicateurs de santé, fait entreprendre des enquêtes concernant l’hypertension artérielle, la bronchite chronique, l’insuffisance rénale chronique, l’exercice de la chirurgie, la contraception, les handicaps, la gériatrie. Il rencontre les grands fléaux : alcool, tabac, et à propos de l’alcool, les accidents de la route. Il publie un Dictionnaire d’Alcoologie et une Histoire de l’Alcoolisme , soulignant l’extrême danger de l’alcool dans les divers accidents. Il était Président d’honneur de l’Association Nationale de Prévention de l’Alcoolisme. En 1986, il publie une nouvelle évaluation du handicap.

Son expérience de chirurgie lui permet d’orienter et d’interpréter la Journée Nationale du K qu’il organise en 1972 et, dans le même esprit, il s’intéresse au bilan des cabinets de groupe. Comme tous les responsables de la Santé, il veut maintenir un juste équilibre entre les droits de l’individu et les obligations de solidarité sociale. Il estime, à juste titre, que l’hygiène de vie et la prévention sont de la responsabilité de l’individu, que la prévention est plus un devoir civique qu’un simple droit (1975) et que l’éducation sanitaire et médicale est un facteur de développement social (1964).

Dans Mythologies de la Médecine Moderne (1969) et surtout dans l’Utopie de la

Santé (1984), il dénonce « ces malades que l’on fabrique, la médecine gaspillée ». Il s’insurge contre les dépenses entraînées par les maladies les plus bénignes qui guérissent spontanément et énonce que la gratuité entraîne l’irresponsabilité. Sa conclusion est double : le médecin doit être l’ordonnateur des dépenses, car seule la maîtrise financière permettra au médecin d’affirmer sa liberté et sa responsabilité.

Les dépenses de santé qui en France – rappelle-t-il – sont deux fois plus importantes que celles de la Défense et de l’Éducation, doivent faire l’objet d’une hiérarchisation distinguant équipements, recherche et progrès scientifique, dépenses par classe sociale et par âge et, leur but étant d’assurer la protection de tous les individus par la société, elles doivent se situer à mi-chemin entre la voie dite libérale et la voie dite collectiviste. Si certaines dépenses, résultant en particulier de la pathologie des loisirs, devraient être à la charge de l’individu, l’essentiel des dépenses revient à la société.

Fin 1998, il donna au Quotidien du Médecin un article au vitriol sur la décision en

Santé Publique, puis sur le même sujet en 1999 dans

Le Figaro avec Gérard Dubois qu’il dénommait « Le Saint-Just de la Santé », un autre article percutant : « La France malade de sa santé ».

Son immense compétence dans le domaine de la médecine sociale, qui l’avait conduit à exercer avec autorité des responsabilités administratives d’un grand commis de l’État, le désignait tout naturellement pour animer les institutions d’intérêt public comme le Club Européen de la Santé, où succédant en 1988 à l’ancien ministre Paul Ribeyre, il exerça pendant huit ans la présidence avec un grand dynamisme, une autorité souriante et un exceptionnel dévouement aux côtés de Monsieur Joseph Pouget et de Madame Armelle Rousseau.

Il assura aussi de nombreuses missions à l’étranger au titre des ministères des Affaires Étrangères et de la Santé (Bulgarie, Roumanie, Hongrie 1966 – Pologne, Tchécoslovaquie 1967 – Roumanie, Canada 1975 – Finlande 1976).

Au Conseil d’État, nous avons pu recueillir, grâce à notre confrère le Médecin Général Inspecteur Miné, le témoignage d’un de ses collègues, le président Laurent qui l’avait beaucoup apprécié : « une grande élégance d’attitude et de propos, Jean-Charles Sournia était au Conseil d’État éminemment aimable et courtois, d’un contact facile . Il se sentait à l’aise au sein de la section sociale du Conseil d’État et s’identifiait aux conseillers en titre en faisant preuve d’une grande ouverture vers les autres. Cette personnalité s’imposait par elle-même. Il intervenait fréquemment dans les travaux et discussions de la section avec beaucoup d’autorité. Il était très écouté, chacun percevant le poids, la solidité et la fermeté de ses propos, lesquels reposaient à la fois sur l’expérience, la compétence et la réflexion. Ses interventions étaient marquées par la richesse de ses apports et représentaient exactement le concours attendu. Il apportait de nombreux éléments contribuant à éclaircir le problème sur le fond avec le plus souvent un très grand réalisme, l’incitant à écarter l’utopie au profit du possible et du raisonnable. Il insistait sur les conséquences induites et quelquefois mal appréciées des textes proposés concernant les hommes, les équipements, les moyens financiers. Les textes étaient très étudiés et il s’en tenait à ce qui était important. Ferme dans la discussion, il demeurait toutefois très ouvert, ce qui conduisait à un enrichissement réciproque. Il montrait un vif intérêt pour les questions d’économie de la santé. C’était un esprit précis et rigoureux qui avait un grand sens de la traduction juridique des textes, un grand souci de leur clarté, de leur simplicité et de l’économie des termes. Il a représenté un exemple parfait d’intégration au Conseil d’État » *.

* Liste non exhaustive des textes rapportés par Sournia devant la Section Sociale du Conseil d’État :

« Décret pris en application de la loi du 7 juillet 1981 relative à l’innocuité et à l’usage des substances

L’HISTORIEN

Par goût personnel, par affinité familiale aussi, Jean-Charles Sournia s’intéressait à l’Histoire générale des sociétés et plus particulièrement à l’Histoire de la Médecine.

De son séjour au Proche-Orient, il rapporta des études consacrées aux villes mortes de Syrie, à l’Orient des premiers chrétiens, aux ascètes et stylites (l’ascétisme chrétien des premiers siècles).

Il a surtout acquis une très grande compétence dans le vaste domaine de la médecine arabe qui l’amènera par la suite à la publication commentée de Textes des médecins arabes anciens des Xe et XIe siècles , ainsi que des articles dont un de nature encyclopédique dans le catalogue de l’Exposition sur la Médecine arabe, à l’Institut du Monde arabe. Il faut également citer son étude sur les hôpitaux de Syrie au Haut Moyen-Âge et ses études plus ponctuelles concernant Jean Mesué, chrétien nestorien, bon clinicien, travailleur acharné, actif à Bagdad qui adapta Dioscoride et rédigea de nombreux aphorismes. Il était réputé pour son talent d’observation et d’examen, son regard clinique, son sens critique et son doute scientifique.

Plus intéressé par l’histoire intellectuelle et sociale, il voulut cependant, je crois, prouver qu’il pouvait aussi rédiger une biographie, ce qu’il fit en publiant chez Fayard, dans la collection prestigieuse des biographies historiques, un Blaise de Monluc Soldat et Écrivain. Blaise de Monluc se définissait lui-même comme « martial seigneur, hardi chevalier, seigneur de vertu inestimable, vaillant guerrier, seigneur Gascon au rang des plus braves et hardi capitaine de notre âge ». « Jamais, il n’eut onc repos en guerroyant pour le roi de France et en Italie », en particulier lors de la défense mémorable de Sienne. D’autres ont parlé du boucher royaliste, du monstre gascon ; Jean-Charles Sournia estime qu’il ne faut pas juger un homme de guerre du XVIe siècle avec nos critères contemporains et que cet historien précis à la mémoire fidèle, fut peut être orgueilleux et vindicatif, vantard et naïf, mais qu’il fut aussi plus drôle et qu’il écrivit mieux que Montaigne, ce qui n’est pas un mince compliment.

Sa réflexion de nature philosophique ou tout au moins épistémologique, concerne le va-et-vient constant entre histoire générale et histoire de la médecine. Il l’exprime avec clarté et élégance dans un livre intitulé Histoire et Médecine (1982) . Un événement historique peut nécessiter une interprétation médicale et une évolution médicale ne peut s’expliquer que par l’histoire de son temps.

vénéneuses. — Liste des substances vénéneuses concernées — Interdiction du déconditionnement pour l’incorporation d’une substance vénéneuse dans une préparation magistrale qui n’est pas applicable aux spécialités destinées à être appliquées sur la peau ; décret relatif à la compétence des orthophonistes ; décret fixant la liste des équipements matériels lourds — Loi de modification d’une convention internationale sur l’emploi et les conditions de travail et de vie du personnel infirmier — Loi sur la suppression de l’obligation de la vaccination et revaccination antivariolique et loi de 1979 qui permettrait de rétablir l’obligation de la vaccination ou de la revaccination en cas de catastrophe ou d’épidémie ». Il ne s’agit que de la variole et non de la fièvre aphteuse. Mais les conclusions auraient été très probablement semblables aujourd’hui.

 

Abordant, lors de la commémoration de la Révolution Française en 1989, l’étude de La Médecine Révolutionnaire (1789-1799) , il donne parallèlement un guide du Paris de cette époque.

Il aborde aussi plusieurs thématiques ou techniques dont nous ne pouvons donner que l’énumération : l’Histoire des Épidémies avec Jacques Ruffié (1995) et, avec le même une

Histoire de la Transfusion Sanguine (1996).

Nous rappelons par ailleurs l’Histoire du Livre Médical, surtout à la période de la

Renaissance, et l’Histoire de l’Alcoolisme qui connut plusieurs éditions étrangères.

Il s’intéresse de façon plus ponctuelle aux sanctuaires médicaux de l’Antiquité (Epidaure et Corinthe surtout), à la médecine sacerdotale. Il étudie en chirurgien la crucifixion ainsi que les plaies du thorax. Il commente les aspects médicaux de divers épisodes historiques : la mort d’Alexandre Le Grand, la survie à bord du Radeau de la Méduse, histoire et sexualité, histoire de la pilosité.

Il s’intéresse aussi aux aspects médicaux de l’histoire littéraire : les années rennaises du docteur Destouches (Céline) ; à l’histoire du paludisme, à celle des maladies dominantes, des hôpitaux de Syrie, des hôpitaux bretons, ainsi qu’à l’histoire d’une peuplade : celle des Groenlandais d’origine scandinave au XVe siècle et qui durent leur disparition plutôt à des raisons économiques que médicales à cause de leur abandon par le roi de Norvège aux marchands de Bergen.

Sa connaissance de l’anatomie et de son histoire lui permit aussi d’écrire un ouvrage consacré à La Renaissance du Corps (1998), complété par des études intitulées « Connais-toi toi-même » et aussi « L’Externe et l’Interne » (l’Extérieur et l’Inté- rieur). Il y étudie finement, de façon originale, le savoir-faire du médecin et l’exercice de son art.

Avec son esprit encyclopédique et synthétique, il participe à deux histoires de la Médecine. La première visait à poursuivre l’œuvre de Laignel-Lavastine. L’ouvrage, publié avec Poulet et Martiny chez Albin Michel, Lafont et Tchou est intitulé :

Histoire de la Médecine, de la Pharmacie et de l’Art Dentaire. Il comprend huit volumes mais est resté inachevé.

Il rédige seul une Histoire de la Médecine et des Médecins , illustrée, parue en 1992 chez Larousse qui va à l’essentiel, visant un grand public, et qui fut traduite en italien, allemand et anglais. Parcourant l’histoire de la Médecine de l’Antiquité à nos jours, surtout dans les pays occidentaux, mais sans oublier d’autres courants et traditions, il note l’évolution sous forme de périodes de stagnation et de périodes d’épanouissement. Il s’intéresse toujours aux relations de la médecine avec les autres sciences et techniques. Il estime que tous les raisonnements et techniques, de même que les morales médicales, sont les aboutissements de réussites et d’erreurs.

Aucun fait médical, méthode thérapeutique, technique, vie ou carrière d’un médecin, règlement hospitalier, ne peut être détaché de l’univers mental, sociologique, historique, administratif, technique et scientifique dans lequel il est survenu. Il est un aspect de la vie de l’époque, un fait de civilisation. C’est ainsi que Sournia rejoint, dans une certaine mesure, l’école des

Annales et l’histoire quantitative par le biais, surtout, de l’histoire des mentalités.

Il fut Secrétaire Général et Président de la Société Française de l’Histoire de la Médecine et prit parti dans la cabale qui opposa plusieurs membres de cette honorable société. Les esprits s’étant apaisés, grâce aux efforts de nos confrères Sicard, Cornet et Lefèbvre, Sournia devint Président d’honneur. Il était aussi Président d’honneur de la Société Internationale de la Médecine.

LE SPÉCIALISTE DU LANGAGE MÉDICAL

Passionné de lexicologie et de taxonomie (ou taxinomie ou taxologie…) JeanCharles Sournia était très attentif au vocabulaire médical, cherchant d’abord à établir, avec le maximum de précision, une terminologie exacte et utile. En s’attachant surtout aux termes nouvellement introduits dans la mouvance anglo-saxonne, il était un des meilleurs spécialistes français du langage médical qu’il considérait comme un instrument de connaissance, d’enseignement et de progrès scientifique.

Il commença en historien par étudier la diffusion du langage français dans les livres de médecine : substitution d’ouvrages écrits directement en français aux manuscrits latins, fréquence des ouvrages en français ou étrangers traduits en français dans les bibliothèques, démontrant selon la méthode quantitative, le fait bien connu que le Français fut très longtemps une des premières langues internationales de la médecine.

Puis, il donna une histoire du vocabulaire médical appartenant au langage des savants ou au langage vulgaire du parler usuel. Il montra que les noms furent forgés, selon le cas, à partir du latin, du grec ou des patois régionaux et qu’il existe aussi différents niveaux de langage en fonction du locuteur et de l’usage. La vie de chaque mot comprend une naissance, un usage constant et parfois une désuétude, voire une disparition. Il consulte à ce sujet les dictionnaires anciens de médecine qui, selon le mot de Dagognet, sont des cimetières de signes, même les rééditions du petit Garnier Delamare.

Aucun terme n’est le résultat du hasard. Chacun procède d’une étymologie, souvent d’un mot antérieur voisin et dépend du contexte culturel, scientifique, social et politique de l’époque. Il existe en quelque sorte une écologie du mot qui reflète la médecine du temps, ses usages, ses théories, ses concepts. Le vocabulaire appartient à la médecine du temps et il existe dans notre discipline une vie du langage à l’instar de celle de la langue en général.

Le vocabulaire médical moderne doit faire l’objet d’une grande attention et d’une particulière vigilance, surtout lorsqu’il s’agit d’anglicismes le plus souvent malvenus, inutiles et déformants, impropres ou ambigus. Sournia remarque avec d’autres, mais en en faisant la recherche systématique très précocement, les faux-sens des traductions des mots anglais dans les textes français, les faux amis, le changement de sens d’un mot de part et d’autre du Channel (dois-je traduire ?) et surtout, de plus en plus par paresse, l’emploi des mots anglais, ni traduits, ni définis. Il rédige un répertoire critique des anglicismes (1968), en donne des équivalents précis, en dénombre au début une trentaine pour aboutir à un total de plus de cinq cents aujourd’hui.

Membre fondateur, il sera le Secrétaire Général très actif, puis le Président tout aussi actif du Comité d’Études des Termes Médicaux Français intitulé d’abord « ClairDire » et, bien entendu, il était le Président de la Commission de la Langue Française de notre compagnie.

Face au développement des techniques et des disciplines, il s’intéresse à la création des mots nouveaux ; à ce sujet, il présente un rapport au Commissariat Général de la langue française (1988) sur la désignation des malades atteints de sida ; il se penche sur les néologismes, en animant la Commission de Terminologie du ministère de la Santé Publique et de la Sécurité Sociale ; il estime que tout nouveau mot doit obéir à des règles et être cohérent avec les mots de même consonance et de même domaine scientifique, répondre à une étymologie facile à percevoir (évocation des mots de même allure), donner des dérivés et être euphonique selon le principe de Rivarol : « La langue est un instrument dont il ne faut pas faire crier les ressorts ».

En matière d’adaptation de mots d’origine étrangère, Sournia applique le principe de Joachim du Bellay : « Ce n’est point chose vicieuse, mais grandement louable, d’emprunter d’une langue étrangère les sentences et les mots et les approprier à la sienne ».

Toutes ces règles trop souvent ignorées des créateurs sans réflexion sont exposées avec précision et clarté dans l’ouvrage intitulé Langage Médical Moderne (1973), complété en 1979 :

Pour un langage vivant et publié par le Conseil International de la Langue Française.

Ce goût et cette compétence l’amenaient obligatoirement à la rédaction de dictionnaires et à la défense résolue et combative de la francophonie scientifique et médicale. Il rédigea seul ou en collaboration de nombreux dictionnaires dans le domaine de sa compétence :

— Le Dictionnaire des Personnes Âgées et de la Retraite (1984), — Le

Dictionnaire d’Alcoologie (1989), — Le

Dictionnaire de Santé Publique (1991), — Le

Dictionnaire des Assurances Sociales (1992).

Ayant remarqué le très grand nombre de termes nouveaux dans le domaine de la génétique, il s’attaqua aussi, avec des spécialistes de la question, à un Dictionnaire de génétique (1991). Il fut coauteur du grand dictionnaire des termes médicaux de

Manuila, dont il avait rédigé près de mille articles.

Après 1994, il devient tout naturellement l’initiateur et le rédacteur en chef clairvoyant de notre dictionnaire dont il avait jeté les bases, établi le plan et la méthode et suivi de très près la parution des premiers fascicules. Son œuvre est poursuivie par notre éminent confrère Jacques Polonowski.

 

Il participa très activement au Conseil International de la Langue Française (CILF) dont le Secrétaire Général est Hubert Joly ; il était aussi membre du Comité d’Honneur de la Biennale de la Langue Française et participa à ce titre à la première réunion à l’UNESCO en 1990.

Il appartenait à l’Association FRANTERME, à la Commission de Terminologie de la Direction Générale à la Langue française. Il présidait la Commission de Terminologie du Vocabulaire des Personnes Âgées et du Vieillissement, au Conseil d’État, etc.

Aidé dans cette tâche par Daniel Eyraud, Georges Durand, Maurice Cara, sans oublier au Conseil International de Langue Française Hubert Joly, il affrontait les défis de la langue française dans le monde d’aujourd’hui, estimant que la langue française n’est pas en crise, qu’elle n’a pas à faire face aux techniques nouvelles, qu’elle n’a pas à être défendue, mais simplement qu’elle existe, qu’elle vit et que ses usagers doivent suivre des règles précises, corriger les imprécisions et les à-peu-près.

Dans ces conditions, sans nationalisme naïf, la langue médicale française demeure et demeurera un instrument clair et précis de connaissance et de développement. Ce fut l’esprit de son magnifique rapport sur la diffusion en français des Sciences de la Vie (1991). Le langage médical français fort utile, disait-il, quand il est utilisé à bon escient, peut être comme un instrument de chirurgie, dangereux dans le cas contraire. Si le langage d’aujourd’hui n’est toujours ni cohérent, ni toujours logique, ni parfaitement rationnel, il doit faire face à une création terminologique claire et cohérente. Il doit garder une individualité, ce qui sera réalisé s’il est ménagé, entretenu, employé correctement, constamment élagué par une sélection inévitable et enrichie par l’innovation.

Dans l’Histoire de la langue française , sous la direction de Gérald Antoine et Robert

Martin, il étudie à partir des sources écrites et aussi de sa mémoire du langage oral, les apports de la guerre et la création de néologismes dans différentes disciplines : la radiologie, la biochimie, l’hématologie. Il évoque aussi les synonymes, les éponymes, si utiles, tant à la mémoire qu’à l’histoire de la médecine et que pourtant il n’aime pas ; les mots secrets, les disparitions et les modifications orthographiques par l’usage. Spécialiste des dictionnaires, de « dictionnairite » en quelque sorte, il pré- facera le Dictionnaire Historique des Médecins de Michel Dupont et la Grande

Aventure du Terme Médical de Jean Bossy.

Nous ne partagions pas avec Maurice Cara son souci d’une simplification orthographique (avec un f bien sûr) qui aboutit à connaître plusieurs orthographes et qui crée plus de confusion dysorthographique que de simplification.

Son modèle était plus Littré (notre confrère) que Dechambre car il privilégiait le mot et se méfiait de l’encyclopédisme. Il ne lui arriva pas le malheur du chevalier Louis de Jaucourt qui avait rédigé en latin un dictionnaire universel de médecine en six volumes et l’avait expédié par bateau, sans en garder de copie, à un imprimeur d’Amsterdam ; mais le vaisseau fit naufrage sur les côtes de Hollande. La vocation du chevalier étant, selon le mot de son ami Diderot, de « moudre des notices », il se lança dans l’aventure de l’Encyclopédie en rédigeant les articles consacrés aux sciences physiques et naturelles ainsi qu’à la médecine. Il y a bien du Jaucourt chez Jean-Charles Sournia.

Ainsi la carrière de Sournia fut riche et productive. Son itinéraire, parfois surprenant, fut original et toujours utile à la collectivité sociale et médicale. Professeur, chef de service, animateur d’école, il fut aussi un administrateur de talent, grand commis de l’État aux responsabilités supérieures, sans jamais devenir un technocrate. Missionnaire de la France dans différents domaines, spécialiste très averti de la médecine sociale, de la prévention et de l’éducation sanitaire, cet esprit encyclopé- dique au meilleur sens du terme, fut aussi un lexicographe, un linguiste, un historien, un écrivain.

Il était impressionnant pour tous ceux qui l’approchaient en raison de ses qualités intellectuelles, de sa puissance de travail. Sa productivité, sa fécondité furent considérables. Plus de trois cents titres sous bénéfice d’un inventaire plus approfondi, dont dix-neuf ouvrages écrits seuls, trois en collaboration et sept directions d’ouvrages collectifs.

S’extériorisant comme par nécessité dans l’écrit, le discours, l’intervention acadé- mique ou la simple conversation, il avait acquis très tôt le goût d’écrire, peut-être dès le Prytanée et l’école de Lyon, en animant une sorte de cénacle littéraire. Il avait le goût de l’écriture qui était pour lui très certainement une sorte de besoin ; nulla dies sine linea. Sa curiosité était en souvenir de son père artilleur, tous azimuts et ne se relâchera jamais avec l’âge ( gérasco polla daei didaskomenos ). Son analyse était rigoureuse et sa synthèse particulièrement vigoureuse. Sa culture était immense et variée. Son métier de chirurgien, qu’il avait exercé en artisan ou en artiste, l’avait conduit à une réflexion approfondie sur la pensée médicale et son vocabulaire. Il approfondissait le passé en fonction du présent, sachant avec Renan que les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont comme point de départ un respect profond du passé et, j’ajouterais, une connaissance de ce même passé.

Il gardait soigneusement dans son jardin secret de nombreux romans ou nouvelles non publiés dont nous donnons une liste qui ne peut être exhaustive. Le roman le plus complet est probablement Le Passe Temps et concerne des réactions et une intrigue lors du séisme d’Agadir. Il y en a d’autres :

Le Royaume des Cloches, Le Régulier, Jamais hors de l’Ornière, Les Oranges, Roman Oriental, Un Goût de Fortune, Les Enfants de Saturne, Les Blessés, etc. Il s’agit de romans psychologiques qui s’appuient souvent sur la relation d’un fait divers, d’une observation clinique, voire d’une affaire médico-légale.

Ainsi, était-il secret, bien que discret, chaleureux, confiant, ouvert, tout en ayant une grande pudeur de sentiments. Il était simple d’abord, bien que supérieur, distingué, bien que d’ascendance modeste ; toujours digne et le plus souvent réservé, homme de conviction, bien que sceptique et vraisemblablement agnostique. Méfiant et observateur des visages et des silhouettes, il donnait ensuite sa confiance, parfois avec une certaine naïveté. Intellectuel et pourtant bon vivant, observateur critique de la nature humaine, ayant reconnu très tôt ce qu’il appelait « Le Royaume des Cloches » dans toutes les institutions, il était devenu indulgent à la fin de sa vie.

Son parcours fut jalonné d’honneurs et de distinctions. Il était Officier de la Légion d’honneur, Commandeur de l’Ordre national du mérite, Commandeur de l’Ordre des Arts et Lettres. Il fut trois fois Lauréat de l’Académie Française. Membre de l’Académie de Chirurgie en 1981, il fut élu à notre Académie en 1983 après avoir reçu les encouragements de Jean Cheymol, passionné par son œuvre d’historien.

Rejoignant la septième section, il fut un académicien, nous le savons, très assidu et très actif. J’avais le plaisir d’être son voisin et nous échangions volontiers des propos concernant notre compagnie et, bien entendu surtout, la vie médicale et politique du pays.

Il connut aussi quelques déceptions et demi-échecs, y compris académiques. Je n’insiste pas. Mais j’estime qu’il n’eût pas ici même la place qui lui aurait convenue à la présidence de sa section ou au bureau. Très affecté par le décès relativement récent de son épouse et surtout par la disparition tragique en 1971 d’une de ses filles jumelles Erika, vivit sub pectore vulnus, il trouvait dans son veuvage un réconfort par son travail, mais également au foyer de sa fille Christine qui lui fit effectuer son dernier voyage d’agrément dans les émirats.

Nous avons eu l’occasion de rencontrer Madame Fay pour parler de notre confrère et ami et nous l’assurons de notre respectueuse sympathie et surtout de toute notre reconnaissance pour avoir pensé généreusement, dans son grand deuil, à consacrer une somme importante pour fonder un Prix Annuel de 10 000 Francs dédié à l’Histoire de la Médecine et qui portera le nom de Jean-Charles Sournia.

Nous voudrions terminer en citant un des auteurs préférés de Sournia, le philosophe Merleau-Ponty « Les idées, les valeurs ne manquent pas à celui qui a su dans sa vie méditante en délivrer la source spontanée » et en matière de prévision « Le jugement est supérieur à l’intelligence, car il discerne, parmi les possibilités, celles qui ont le plus de chance de réussir ».

 

Bull. Acad. Natle Méd., 2001, 185, no 4, 649-664, séance du 24 avril 2001