Publié le 30 janvier 2001
Éloge

Pierre LEFEBVRE

Éloge de Jacques Bréhant (1907-2000)

Pierre LEFEBVRE

Le professeur Jacques Bréhant était né à Nancy le 30 avril 1907, dans une famille d’universitaires et de notables. Son père, professeur de philosophie, lauréat du concours général, lui inculqua l’amour du travail bien fait. Sa mère, de tendre piété, lui enseigna la tolérance. Il eut un frère oblat. Trois des neuf Muses que reconnut Hésiode bercèrent son enfance, car il sera historien, éloquent, et musicien. Pourtant c’est vers l’art de guérir qu’il orienta sa vocation. Le 2 août 1914, le jour de la déclaration de la guerre qu’on appellera « grande », il rencontrait un militaire coiffé d’un képi de velours rouge cramoisi galonné d’or. « Je serai chirurgien » avait-il dit à ses parents ; il avait sept ans.

Jacques Bréhant était de belle lignée. Sa mère, Amélie Bessière, était la cousine germaine de Jeanne Proust, la mère de Robert et de Marcel. Qui pourrait imaginer que celui qui irait à la recherche du temps perdu, tomberait amoureux de la jeune fille en fleur qu’elle était ? C’est Marcel Proust lui-même qui le dira à Céleste Albaret. Il avait dix-sept ans, elle, pas tout à fait treize. Bien plus tard, Jacques Bréhant interrogea sa mère sur cet amour d’enfant. Elle sourit. Et ne répondit pas.

Il rapporta l’anecdote, en 1974, dans le bulletin des amis de Marcel Proust et des amis de Combray, sous le titre :

Une idylle dans le jardin d’Auteuil . Eût-elle abouti ?

Nous n’aurions pas connu notre confrère et les Lettres françaises ne se seraient peut-être pas enrichies de pénétrants chefs-d’œuvre.

Par sa mère aussi, Jacques Bréhant descendait du frère puîné de Jean-Baptiste Bessières que l’Empereur avait compris, en 1804, dans la première promotion de ses maréchaux. Bessières, qui était à Austerlitz, à Friedland, à Wagram, à Essling où son camarade Lannes était mort. Bessières, qui commandait la cavalerie de la Grande Armée, et qui sera tué en Saxe, à Lützen, le 1er mai 1813. L’empereur l’avait fait duc d’Istrie. De cela, Jacques Bréhant ne tirait nulle vanité. Parfois seulement il lui arrivait de regretter de n’avoir pas hérité d’un des appartements que l’Empereur réservait à ses maréchaux, place de l’Étoile. Qu’à cela ne tienne, il habitait le plus charmant logis, orné de belles choses, qu’avec son épouse ils avaient aménagé au 3 de la rue Jean-Goujon, à deux pas du Grand Palais.

Son père ayant été muté à Paris, c’est au lycée Buffon que Jacques Bréhant accomplit sa scolarité. Il fut reçu la même année avec mention aux baccalauréats de mathématiques et de philosophie, puis il commença ses études de médecine. Externe des hôpitaux de Paris en 1926, il fut admis, second, au concours de l’internat en 1931. Sa promotion fut exceptionnellement brillante. Elle ne comptait pas moins de cinq académiciens. À côté de lui, il y avait Jacques Varangot, Charles Debray, et nos deux confrères que je salue respectueusement, Claude Olivier et Marcel Roux. Robert Judet fera aussi partie de cette promotion, mais il ne sera pas académicien, poursuivant par ailleurs une grande carrière chirurgicale.

Jacques Bréhant fut l’élève de Bergeret, de Baumgartner, et surtout de Georges Küss qui appartint à notre Compagnie. Il lui voua une reconnaissance sans borne et lui consacra dans la Presse médicale , quand il disparut en 1967, un éclatant hommage.

Est-il besoin de vous dire, mes chers Confrères, que Georges Küss était le père de notre ancien Président ?

La carrière de Jacques Bréhant devait s’infléchir hors du giron parisien. Sur les conseils du professeur Lenormant, alors qu’il était son chef de clinique à Cochin, il choisit d’aller exercer la chirurgie à Oran. Un remplacement effectué à Constantine le conforta dans sa vocation algérienne. La sauvage beauté des gorges du Rummel que franchit d’un élan le pont suspendu de Sidi M’Sid était bien propre à l’émerveiller. Il faut dire que, pour ajouter à son bonheur, il ne partait pas seul. Il s’était marié un an auparavant avec une jeune fille charmante et accomplie, et de la meilleure société parisienne. Ne parlait-on pas ainsi ? En l’occurrence c’était parfaitement vrai. Le père de Madame Bréhant, personnalité considérable, était le Président de l’industrie chimique française.

Chère Madame, ne m’avez-vous pas confié — et vous ne m’en avez pas demandé le secret — que vous aviez été conquise dès le premier instant par le beau jeune homme, discret et distingué, chez qui vous aviez deviné un être d’exception ? Votre foyer sera heureux, béni par la venue de quatre enfants, Nicole, Françoise, Jean-Jacques et Geneviève, égayé maintenant par vos petits-enfants.

 

A la déclaration de la guerre, le 2 septembre 1939, Jacques Bréhant fut mobilisé au groupe chirurgical no 1 de Tunisie. Il y retrouva son oncle le général Bessières (celui-ci, polytechnicien pointilleux, avait fait remettre l’s terminal à son nom, qui s’était perdu), puis il rejoignit Oran où il fut affecté à l’hôpital militaire Baudens. Le 3 juillet 1940 — l’Armistice était signé depuis quinze jours — ce fut le drame de Mers El-Kébir. La mer scintille, calme et bleue, sous le soleil. Soudain, les canons de la Royal Navy se déchaînent. La flotte française au mouillage est anéantie. Seul, le Strasbourg, escorté par le Volta, parvient à s’échapper. A terre, Jacques Bréhant dans son service soigne, ampute, console, à la limite de ses forces. Sur mer, son ami René Küss participe à la bataille. Il a le bonheur de le retrouver sain et sauf alors que, médecin-major du contre torpilleur Mogador, un obus de 380 vient d’arracher la tourelle arrière du bateau, emportant 26 matelots. Quand la fumée des incendies se dissipera, on dénombrera 1 297 tués chez nos marins.

Lors du débarquement américain au Maroc, le 8 novembre 1942, Jacques Bréhant était à Alger. Il fut envoyé en mission en Égypte, au Liban, en Syrie. Au mois de mai 1943, il fut affecté à l’hôpital de campagne 411, en partance pour l’Italie avec le Corps expéditionnaire français. Un accident de vaccination d’une gravité extrême qui mit ses jours en péril, le cloua au lit. Il vit partir ses camarades la mort dans l’âme. Il termina la guerre comme chirurgien consultant de la division d’Oran.

De retour à la vie civile, Jacques Bréhant créa à Oran la clinique du Front-de-mer. Il avait quarante ans. L’année suivante, en 1948, il fut élu à l’Académie de chirurgie. Il décida de se présenter à l’agrégation. Lucien Léger et Jean-Louis Lortat-Jacob l’y préparèrent. Il fut reçu premier au concours ouvert pour l’Algérie en 1952, et vint à Alger prendre le service de chirurgie de l’hôpital Mustapha, après avoir mis sa clinique en gérance. Sans coup férir, il fonda le Centre anti-cancéreux. Il en fit une magnifique réalisation, pourvue d’une bombe au cobalt et des installations les plus modernes, et fit venir une équipe de Curie et de Gustave-Roussy. Très vite, le Centre anti-cancéreux d’Alger acquit un grand renom. Le ministre de la Santé, Bernard Chenot, vint spécialement de Paris pour l’inaugurer, en présence de Paul Delouvrier, Directeur général de l’Algérie, et des corps constitués. La cérémonie fut grandiose.

Jacques Bréhant était alors une personnalité très en vue. Il fut nommé Doyen de la Faculté de Médecine d’Alger, depuis longtemps réputée, mais à laquelle il donna une impulsion nouvelle. Son rayonnement personnel allait de pair avec sa notoriété scientifique. Il présida l’Alliance française pour l’Afrique française du Nord, multiplia les conférences, organisa des concerts auxquels il participait, car il était un violoncelliste virtuose. Il s’adonna à ses arts favoris, acheta et restaura des tableaux, réalisa lui-même de délicates peintures, des reliures d’art. Il se passionna pour les poteries et les céramiques qu’on trouvait à profusion le long des routes qu’emprunta la IIIe légion romaine quand elle sillonnait l’Afrikia, de la Numidie occidentale aux confins de la Mauritanie tangitane. Archéologues, conservateurs de musées, collectionneurs de tous pays, feront appel à lui pour éclairer leurs connaissances balbutiantes.

 

Tourne le vent de l’Histoire. Le jour de la Toussaint 1954 a grondé la révolte.

L’insécurité était partout. A tous les résidents venus de la Métropole, à tous les Français de souche algérienne fidèles à la France, se posait le dilemme : assumer le danger ou se replier vers la mère Patrie, devenue « l’hexagone ». Après les accords d’Évian, sur les conseils pressants de M. Pierre Gorse, le nouvel Ambassadeur de France, Jacques Bréhant, le cœur déchiré, se résigna à rentrer. Il gardait l’amère et fière consolation de laisser sur place une œuvre féconde. Parmi tant d’autres, elle restera le symbole de l’action civilisatrice de la France.

Le retour fut difficile. Spoliés dans leurs biens, humiliés dans leur personne, le moins qu’on puisse dire est que les rapatriés d’Algérie n’ont pas toujours été reçus à bras ouverts. Les postes clefs étaient déjà pourvus, notamment chez les universitaires.

Jacques Bréhant fut affecté à la Faculté de Médecine de Nancy, ce qui l’astreignit à effectuer de fréquents déplacements à Paris où sa famille s’était repliée. Finalement, grâce à l’amitié généreuse de son camarade de promotion d’internat Marcel Roux qui lui offrira la consultation de porte de son service de l’hôpital de Vaugirard, il gardera contact avec l’hôpital et retrouvera Paris. Rattaché à l’université Pierre-etMarie-Curie, il pourra poursuivre un enseignement jusqu’à sa retraite en 1978, année où il sera élu à l’Académie nationale de médecine.

Lorsque l’on considère les travaux accomplis par le professeur Bréhant au cours d’une vie si intensément vécue, on ne peut manquer d’être impressionné par leur ampleur et leur valeur. Ils attestent une immense culture, une profonde connaissance de la médecine et des hommes. J’adopterai pour vous les présenter, la disposition d’un triptyque puisqu’aussi bien ils forment une trilogie.

Dans le volet de gauche de ce triptyque s’inscrit la production scientifique proprement dite. Elle a été inaugurée par la Thèse soutenue en 1937, consacrée à La résection des nerfs splanchniques, qui avait valu à son jeune auteur, le prix Rebouleau de l’Académie de médecine. Puis viennent, en 1948,

La chirurgie en présence de l’état diabétique , préfacé par Sénèque, également couronné par l’Académie (prix

Laborie),

La chirurgie du pancréas , dans la collection Henri Mondor, Le traitement radical du cancer du pancréas , en 1949, avec Lucien Léger. Ce volumineux ouvrage reproduisait le Rapport au 52ème congrès de l’Association française de Chirurgie, dont il avait été chargé. Il y précisait les techniques de la duodéno-pancréatectomie, et proposait la pancréatographie comme procédé d’exploration. Par la suite il signera avec Lucien Léger, dans La Pratique médico-chirurgical e, les chapitres consacrés à la pathologie du pancréas. Il traitera derechef la

Chirurgie chez le diabétique dans Le nouveau Traité de Médecine , chez Masson, et dans L’Encyclopé- die médico-chirurgicale.

A ces ouvrages parus en librairie doivent être ajoutés les travaux de carcinologie, sa participation aux congrès, ceux d’Ankara et d’Alexandrie qu’il présida en 1965, le premier consacré aux cancers thyroïdiens, le second aux cancers de la face, ses lectures devant les Académies de Médecine et de Chirurgie, ses communications devant les Sociétés savantes, ses chroniques dans les revues, au premier rang desquelles La Presse Médicale , devenue en 1972, La Nouvelle Presse médicale. Il prit une part très active dans son comité de rédaction.

Le panneau central de notre triptyque est entièrement consacré à la problématique de la Mort. Tel une Pieta dans ses voiles funèbres, Thanatos , du nom du fils de la

Nuit, le dieu de la Mort, occupe la place centrale. Il s’agit d’un livre paru en 1976 aux éditions Robert Laffont, sous-titré : « Le médecin et le malade devant la mort ».

Jacques Bréhant aborde cette confrontation en clinicien, en philosophe, en homme sensible. « Seul un médecin qui avait foi en l’homme, a pu écrire un tel livre » a dit Étienne Wolff dans sa préface. Jacques Bréhant refusait toute attitude qui pouvait apparaître comme un abandon du malade. « La mort a été tout au long de ma carrière, ma plus mortelle ennemie, parce que je lui ai livré maint et maint combats, parce qu’elle m’a souvent vaincu ». Ce qui l’inquiétait au-dessus de tout c’était de constater que dans notre société moderne la perspective de la mort est occultée, voire rejetée. Il savait que « les civilisations se signalent et se reconnaissent à la manière dont elles traitent les morts, dont elles conçoivent la mort ». La citation est de Monsieur Maurice Druon quand il prononça son splendide discours, lors de la séance solennelle de la Société médicale des hôpitaux de Paris, le 11 janvier 1985.

Dans la nécessaire prise de conscience, Jacques Bréhant a joué un rôle de premier plan. Le Président de la République vient de demander à l’Académie nationale de médecine un rapport sur L’Accompagnement de la fin de vie.

Le troisième volet du triptyque groupe des travaux qui se situent au carrefour de la médecine, de l’art et de la littérature. Jacques Bréhant les avait commencés quand, ainsi qu’il le disait lui-même, n’ayant plus de service, il avait abandonné le bistouri pour la plume. Deux séries d’études méritent de passer à la postérité. La première a trait à la Crucifixion du Christ , la seconde à Voltaire face à la médecine .

Au mois d’avril 1965, Jacques Bréhant faisait paraître dans

La Presse médicale une analyse de la

Crucifixion du Christ . Elle retint l’attention du directeur du Cabinet des estampes qui lui demanda d’en écrire une version à l’usage des artistes. Celle-ci parut dans La Gazette des Beaux-Arts. Un peu plus tard sortira aux éditions de Panthéon, le

Vendredi du Christ , livre poignant s’il en est.

Cette coutume barbare de mise à mort, venue d’Asie mineure, avait été adoptée par les Romains. Elle disparut après 315, quand régna l’empereur Constantin et que fut reconnu le christianisme. Alors seulement apparut la représentation de la Croix.

Dans les catacombes, elle figurait sous forme de symboles : le Trident, l’Ancre. Le plus ancien crucifix connu est un ivoire du Ve siècle qui se trouve au British Museum.

En s’attachant à rétablir la vérité historique, Jacques Bréhant a montré que la représentation de la Crucifixion est avant tout œuvre d’imagination qui n’a cessé de varier aux différentes époques, en fonction de l’évolution de la pensée religieuse. A titre d’exemples, la couronne d’épines n’est apparue qu’après que saint Louis eût rapporté, en 1239, la sainte Couronne. De même, le coup de lance qui provoqua l’issue de sang et d’eau que recueillit Joseph d’Arimathie — et dont il n’y a pas d’attestation dans les Évangiles — ne sera figuré qu’après que se répandirent, du XIe au XIIIe siècle, la légende du saint Graal et le cycle du roi Arthur.

Quant aux aspects médicaux de l’agonie du Christ, il a démontré le mécanisme d’une mort par asphyxie. Les bras fixés par les clous au patibulum supportaient tout le poids du corps, exerçant une traction considérable sur le thorax. En vain le supplicié s’efforçait de respirer un moment en prenant appui sur les clous des pieds.

Épuisé, roidi par la tétanisation des muscles, il retombait et expirait. D’ordinaire, pour hâter la mort, le bourreau rompait les jambes. Saint Jean nous dit que ce ne fut pas nécessaire pour le Christ qui était déjà mort quand on vint pour le faire. La démonstration de Jacques Bréhant n’était peut-être pas la première. Elle est sans aucun doute la plus rigoureuse et la plus convaincante. En la relisant pendant la semaine sainte — car elle est indissociable du temps de la Passion — il m’a paru que l’interrogation scientifique prenait peut être ici une autre signification. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé ».

Entre le Dieu qui se fit Homme pour s’immoler, et l’agnostique de génie qui chercha l’immortalité en ce monde, une comparaison serait sacrilège. On est sur un tout autre plan. Jacques Bréhant s’était pris d’amitié pour le seigneur de Ferney. Il connaissait tout de lui, sa vie, son œuvre. Il avait lu une bonne part des 22 145 lettres qu’il laissa à la postérité. Voltaire, ce perpétuel souffrant, l’éternel mourant, égrotant, « allant d’un bord du Styx à l’autre », se moquant de son ami Tronchin, médecin de Genève, l’intrigua et l’amusa. Il consacra de longues heures à l’étude de ses maladies. Il le fit si bien qu’il en fit véritablement « son » malade, nous livrant au cours de conférences savoureuses, le fruit de ses observations. On se souvient de celle qu’il prononça lors de la séance d’ouverture des Entretiens de Bichat en 1982, de celles qu’il prononça à la Fondation Dosne et au Val-de-Grâce, des lectures devant notre Académie. En 1989, il faisait paraître, en collaboration avec Raphaël Roche, préfacé par René Pomeau, et avec le concours de la Fondation Singer-Polignac, L’envers du Roi Voltaire, 80 ans de la vie d’un mourant. Livre drôle et plein d’esprit.

Il apparut à certain qu’il y avait un air de famille entre Jacques Bréhant et FrançoisMarie Arouet. Ils appartenaient tous deux par l’intelligence au plus fin de ce XVIIIe siècle si spirituel et si élégant, un peu moqueur. Lettrés, pétillants, cultivant l’art d’écrire et de conter, séducteurs, ils aimaient à tenir leur auditoire sous le charme. Leur style était délectable. Jacques Bréhant m’écrivait en juillet 1991. « Je suis voltairien, j’aime le style ramassé, bref, concis, précis, avec juste ce qu’il faut de mots pour exprimer sa pensée, et toujours avec l’expression la plus simple, la plus claire, la plus transparente ». Ces lignes écrites au courant de la plume seraient dignes de paraître dans les meilleures anthologies. Depuis Buffon on sait que le « style c’est l’homme même ». Jacques Bréhant était aimable et enjoué, accueillant, d’une politesse exquise, un peu surannée. Il avait une façon à lui, comme ont les grands seigneurs, de s’adresser à vous dans un groupe comme s’il ne distinguait que vous, de vous raccompagner à la porte de chez lui et de s’incliner en prenant congé, comme s’il tirait une révérence. Parfois on l’eût imaginé en tenue de cour, avec les bas à la Française, le collet et la perruque. Il avait ce savoir-faire qu’on appelle le chic. Je le revois conduisant sa voiture — une Ford Granada, coupé deux portes — toujours chapeauté et ganté. Il n’était prince de si grande allure.

Le professeur Bréhant ne manquait jamais les séances de notre Académie. Il y siégeait au centre de l’hémicycle, près de son ami M. Gounelle de Pontanel. A la 7ème section à laquelle il appartenait, il intervenait de façon précise et mesurée, sa bonhomie sachant transformer en aimable cénacle la plus sévère des séances de travail. Il faisait partie de nombreuses sociétés savantes. Il avait été élu membre correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques, membre de l’Académie des Sciences, Belles-lettres et Arts de Bordeaux où il avait été parrainé par son grand ami, le doyen Francis Tayeau. Il avait présidé la Société de Thanatologie. Il était officier de la Légion d’honneur. Il nous paraît important d’ajouter que le professeur Bréhant était membre de l’Académie royale de Médecine belge qui nous est chère. Il en était très fier.

J’ai l’honneur de saluer la présence de Monsieur le baron Albert de Scoville, membre de cette Académie sœur, et membre éminent de notre Compagnie. Accompagné de son épouse, Madame la baronne de Scoville, il est venu spécialement de Liège afin d’apporter à Madame Bréhant et à sa famille, le précieux hommage de son amitié.

La fin de l’existence de notre regretté confrère fut assombrie par la maladie. Petit à petit il ne vint plus à l’Académie, mais il garda longtemps sa belle intelligence. Aux vacances, il avait plaisir à se retrouver en famille dans sa résidence du Parc SaintPaul à Cannes. Tel Mécène sur l’Esquilin, il aimait à contempler les jardins qui descendaient doucement la colline. Il s’éteignit le 22 février 2000. Selon son désir, ses obsèques furent célébrées dans l’église Notre-Dame de l’Abbaye royale du Val-deGrâce. Il repose dans le petit cimetière d’Auteuil aux allées romantiques, bercées de chants d’oiseaux.

Madame, L’Académie nationale de médecine a perdu en la personne du professeur Jacques Bréhant, l’un de ses membres les plus éminents, les plus brillants, les plus aimés.

Grand chirurgien, homme de haute culture, sa personnalité lumineuse ne saurait être oubliée. L’Académie saura conserver le souvenir particulièrement vivant de votre époux. Elle s’incline devant votre chagrin, celui de vos enfants, de toute votre famille, vous priant de recevoir le témoignage de sa profonde et respectueuse sympathie.