Publié le 19 juin 2001
Éloge

Christian CABROL

Éloge de Georges Cerbonnet (1922-2000)

Christian CABROL

La première fois que j’ai pu vraiment connaître et apprécier Georges Cerbonnet, ce fut à l’automne 1968 où, après les folles journées estudiantines de mai, furent reprises les réunions du Conseil de la faculté de médecine La Pitié-Salpê- trière.

Paul Castaigne, récent doyen de cette jeune faculté, avait, sans autorité excessive mais sans jamais perdre la maîtrise de la situation, survolé les événements heureusement moins chauds boulevard de l’hôpital que rue des Saints-Pères ou rue de l’École de médecine. Il avait pu également organiser sans trop de difficultés, en septembre, le passage des examens et la reprise des cours. Mais les instructions du ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, lui enjoignaient maintenant de revoir les statuts de notre faculté nouvellement baptisée « Unité d’Enseignement et de Recherche Médicale ». Paul Castaigne réunit donc, en y adjoignant le quota exigé d’étudiants, les membres de son conseil. Georges Cerbonnet, en tant que professeur et chirurgien des hôpitaux, adjoint du professeur Jacques Huguier à l’hôpital Broca, hôpital inclus dans notre communauté hospitalière, en faisait partie.

 

J’ignorais tout à cette époque du rôle essentiel qu’avait joué Georges Cerbonnet dans les événements récents à l’ancienne faculté de médecine. Mais je fus d’emblée impressionné par l’autorité naturelle qui émanait de lui.

Ces réunions de La Pitié se prolongeaient fort tard dans la nuit, dans la petite salle du conseil située immédiatement à droite du hall d’entrée, dans l’aile administrative.

La salle était régulièrement envahie par une foule d’étudiants debout ou assis à même le sol, revêtus de tenues qui commençaient à ne plus nous surprendre, dans la fumée opaque des cigarettes et le brouhaha des discussions souvent houleuses.

Georges, désigné par le doyen comme le rédacteur de nos statuts, tant par les connaissances juridiques qu’il était vraisemblablement le seul à posséder dans cette assemblée disparate que par sa rigueur inflexible, menait imperturbablement, chapitre par chapitre, le difficile accouchement de notre future réglementation.

Le buste droit et ferme, le col agrémenté de son traditionnel nœud papillon, le regard clair et froid derrière ses lunettes finement cerclées, la mèche rebelle sur le front, il calmait les ardeurs et les excès de ses opposants, de quelques remarques concises et acerbes, distillées sur un ton mesuré qui détachait chaque mot, comme autant de flèches qui faisaient mouche.

Dans ce monde universitaire nouveau, où tout était en train de se désagréger au nom d’une utopique libération, Georges Cerbonnet m’apparut alors comme le dernier rempart solide de ce que l’on essayait de détruire : l’ordre, la rigueur, le travail, le respect du savoir.

Georges Cerbonnet était né le 10 avril 1922 à La Garenne Clichy, d’un père artisan imprimeur, dans une imprimerie très engagée politiquement. Mais cet engagement n’influença jamais Georges qui fut plutôt attiré et même passionné par l’écriture et sa traduction typographique dont il apprendra tous les secrets et demeurera toujours imprégné de ses règles.

À La Garenne Clichy, il fréquente l’école enfantine, où est inscrite également dans les classes les plus jeunes, sa future épouse qu’il connaît bien, les deux familles étant amies, future épouse qu’il ne manquait pas de saluer alors de son air déjà distant, mais protecteur. Les deux enfants d’ailleurs consultaient le même dispensaire qu’animait un certain docteur Louis Destouches, le futur Louis Ferdinand Céline, médecin au cœur généreux, ami des pauvres, dont la vocation littéraire influença peut-être le petit Georges. Mais dans ce domaine, plus importante fut la part de sa mère et surtout de son grand-père maternel qui très jeune l’initia aux romans chevaleresques d’Alexandre Dumas ou aux Voyages extraordinaires de Jules Verne.

Mais voici que les temps changent. Son père quitte l’imprimerie de La Garenne Clichy et gagne Paris, d’abord rue Érard dans le 12ème arrondissement, puis rue de la Folie Régnault dans le 11ème.

Georges est alors admis à l’école primaire de son quartier, où son instituteur remarque bientôt ses dons précoces et son ardeur au travail. Il tente alors de persuader le père de Georges d’envoyer son fils au lycée Voltaire où il pourra poursuivre ses études dans de meilleures conditions. Monsieur Cerbonnet père, d’abord réticent, se laisse finalement convaincre, mais à de strictes conditions :

Georges ne devra pas recevoir de leçons, ni de cours particuliers pour rattraper un éventuel retard. Il ne devra pas avoir de mauvaises notes, ni de punitions. Il ne devra pas renouveler ses classes, sous peine de retrait immédiat du lycée.

Georges était jusque-là un enfant turbulent, volontiers batailleur. Porteur de lunettes depuis son plus jeune âge, il les confiait à sa sœur cadette avec laquelle il était en grande connivence, avant de se lancer dans une bagarre avec ses camarades de classe.

Du jour au lendemain, il devint un élève modèle, soutenu fidèlement et discrètement par son instituteur qui l’aida toujours. Il conclut brillament ses études secondaires par un succès à la première partie du baccalauréat et dans la foulée prépara seul, pendant ses vacances, le baccalauréat de philosophie qu’il obtiendra, comme candidat libre, à la session de septembre, montrant déjà les deux traits fondamentaux de son caractère : sa puissance de travail et son aptitude à apprendre seul, aptitude qu’il prouvera encore en acquérant, là encore seul, en plus de la connaissance scolaire de l’allemand, celle de l’anglais et de l’espagnol.

Le baccalauréat obtenu, vient alors pour Georges Cerbonnet, le temps du choix de la carrière. Ce choix est fait depuis longtemps. Malgré son goût pour la littérature et son attrait pour la musique (il avait obtenu très jeune un violon auquel il consacrait de nombreuses heures d’études), à 9 ans, il avait déjà annoncé « je serai chirurgien ».

Mais on est en 1939. C’est la guerre. Le père de Georges est mobilisé à Nantes et toute la famille le suit. Georges y fera donc son année préparatoire et sa première année de médecine. Après l’Armistice, son père démobilisé est de retour à Paris, que Georges ne quittera plus et où il fera toute sa carrière médicale.

En 1942, il a 20 ans. Au cours de son déjeuner d’anniversaire il revoit Jacqueline, son amie d’enfance, les deux familles étant restées très liées. Et quelques années plus tard, en 1949, il l’épousera. Sa future femme avait eu, elle aussi, une destinée bien particulière. D’exceptionnels dons naturels joints aux désirs de son entourage, l’avaient conduite vers l’apprentissage de la danse, où elle fut très vite remarquée par ses professeurs et admise à l’école de danse de l’opéra, puis de l’opéra comique, où elle fit une éblouissante carrière interprétant tous les grands rôles du répertoire.

Sous son aspect froid et austère, Georges, apparemment peu enclin à apprécier tout ce qui était étranger à sa profession, nourrissait un intérêt très vif pour toutes les formes de l’art. Il était donc très heureux et très fier du métier de son épouse, discipline dont il appréciait la rigueur et la recherche constante, au prix d’un travail assidu, de la perfection des gestes, travail auquel il lui arrivait même de participer. Il y retrouvait, de plus, tout ce qui pouvait satisfaire son goût inné pour la musique.

De son mariage naîtra en 1955 une fille, Frédérique, qui plus tard lui confia qu’elle désirait être comédienne, vocation dont il fut également très heureux et qu’il encouragea au point parfois de donner à sa fille, pendant ses répétitions, une réplique digne, dit-on, des plus grands acteurs professionnels.

 

Mais revenons en 1942, Georges vient d’avoir 20 ans, il est aussi reçu au concours de l’externat des hôpitaux de Paris. Sur les étapes de sa carrière médicale, Georges Cerbonnet est toujours resté, par pudeur ou discrétion, très peu disert. Il n’a pas eu l’occasion de faire une leçon inaugurale et dans ses exposés de Titres et Travaux , il a fait preuve d’une rédaction très laconique. Aussi, s’étendra-t-il peu sur ses stages d’externat. En 1946, il est reçu à l’internat des hôpitaux de Paris et ses maîtres en chirurgie seront Firmin Cadenat à Saint-Antoine, Pierre Brocq, André Ameline, Jean Patel à la Maison Dubois, Jacques Leveuf aux Enfants Malades et celui qui sera son patron vénéré, Henri Mondor.

Pendant son internat, Georges Cerbonnet, comme il est de tradition à cette époque pour un futur chirurgien, préparera les concours d’anatomie et enseignera dans les salles de dissection. Son esprit rigoureux et précis, servi par une mémoire étonnante, lui fera apprécier et aimer cette science concrète qui ne souffre pas l’à peu près. Mon maître Gaston Cordier, qui l’avait accueilli dans son laboratoire, le considérait comme l’un des tout meilleurs élèves qu’il ait jamais connus. Aide d’anatomie bénévole dès 1947, il est nommé aide d’anatomie titulaire en 1949 et prosecteur en 1951. Ces années furent celles d’un compagnonnage de travail avec notre confrère et ami Jean-Paul Binet avec lequel il partagera toujours une amitié fidèle et sans faille.

Il peut sembler paradoxal à ce propos que deux jeunes gens dont les origines, les modes de vie et les caractères étaient à l’évidence si différents aient pu s’accorder si parfaitement. En réalité, ces différences, loin de les opposer, les rendaient ainsi très complémentaires et ceci, joint à leur envie commune d’être les meilleurs, explique à la fois les raisons de ce si amical et si solide tandem et l’excellence de ses résultats.

En 1951, son internat terminé, Georges Cerbonnet passe sa thèse sur une complication rare de la chirurgie viscérale : « les granulomes postopératoires au talc, étude anatomoclinique ». Ces tumeurs inflammatoires intra-abdominales ou de la cicatrice, se constituaient autour d’un amas de talc provenant de la poudre dont on saupoudrait, pour les conserver, les gants opératoires. Cette thèse très originale contribua à faire connaître ou tirer de l’oubli, les risques d’inclusion peropératoire de poudre inerte et bien entendu à faire remplacer le talc par des poudres résorbables. Cette thèse lui valut un prix et l’obtention de la médaille d’argent.

Docteur en médecine, Georges Cerbonnet devient chef de clinique en 1951 et, en 1953, assistant des hôpitaux de Paris. Son maître Henri Mondor lui confie alors la direction du centre des tumeurs de La Salpêtrière. Ce furent là, certainement, les plus belles et les plus fructueuses années de sa formation chirurgicale. Au sein d’une des plus prestigieuses écoles de Chirurgie, auprès d’un maître dont il découvrait chaque jour, avec un plaisir sans cesse renouvelé, les plus éminentes qualités, telle une parfaite connaissance portée au plus haut degré, de la pathologie et de la sémiologie clinique chirurgicale lui permettant, au lit du malade, les diagnostics les plus précis et les plus remarquables, un sens pédagogique servi par le goût de la formule, un esprit critique et parfois caustique tempéré par une pointe d’humour, la concision et la recherche du mot propre, l’usage fréquent de la comparaison imagée que lui permettait l’étendue de sa culture générale et littéraire, toutes qualités, on s’en aperçoit, qui convenaient parfaitement au caractère de Georges Cerbonnet et qu’il s’efforça de cultiver toute sa vie.

Il faut ajouter à cela que le patron était entouré d’une pléiade d’assistants à la jeune et déjà brillante réputation, dont André Sicard, Lucien Léger, Claude Olivier, qui deviendront eux-mêmes de très recherchés chefs d’école, et également de plus jeunes talents, Jean Debeyre, Jean Faurel qui s’affirmeront eux aussi plus tard comme des chirurgiens hors du commun.

Il est difficile pour les jeunes chirurgiens d’aujourd’hui, d’imaginer ce qu’étaient ces grands services, comme celui d’Henri Mondor à La Salpêtrière, où toutes ou presque toutes les spécialités d’alors étaient exercées au sein d’un même bâtiment et d’une même équipe : la chirurgie abdominale, la chirurgie orthopédique, la chirurgie vasculaire débutante, la chirurgie thyroïdienne par Henri Welti et même la neurochirurgie avec Guillaume.

Pour un jeune assistant aussi doué et désireux de s’instruire qu’était Georges Cerbonnet, les possibilités d’acquérir la formation la plus solide et la plus diversifiée étaient sans égales. Georges Cerbonnet en profita pleinement et allait le montrer de la meilleure façon dans les concours du bureau central. Ces belles années de l’assistanat étaient en effet aussi les plus pénibles pour les candidats au chirurgicat des hôpitaux de Paris. Trois fois par an, pendant les 4 ans où ils avaient la possibilité de se présenter au concours, ces candidats subissaient les redoutables épreuves de malades. Georges Cerbonnet d’emblée y excella et fut considéré par les experts de la discipline comme un exemple à suivre, pour les plus jeunes postulants. Georges instruit par son maître Mondor, n’avait pas son pareil pour savoir examiner rapidement et minutieusement son malade, établir à l’aide des quelques examens complé- mentaires mis à sa disposition, le diagnostic qu’il fallait deviner, puis devant le jury en présenter clairement les arguments, en déduire les modalités du traitement à appliquer et en suggérer le pronostic. C’était chaque fois une parfaite démonstration. Malgré cela au cours de la 4ème année, décisive car pratiquement la seule où l’on pouvait avoir sa chance d’être nommé, le sort ne lui fut pas favorable. Heureusement, cette infortune qui lui coupait la route du chirurgicat fut contrebalancée par sa brillante réussite au concours d’agrégation de chirurgie générale en 1961 et son intégration hospitalière correspondante en 1962.

Maître de conférences agrégé, chirurgien des hôpitaux, Georges entre alors comme adjoint à la clinique gynécologique de l’hôpital Broca, sous la direction du professeur Jacques Huguier. Ce fut pour lui une période d’activité intense. En salle d’opération, il s’initie à toutes les finesses de la chirurgie gynécologique. À l’hôpital et à la faculté, il participe à l’enseignement du CES de gynécologie dirigé par son maître Huguier, après avoir d’ailleurs participé de 1957 à 1961 à l’enseignement de la chaire de technique chirurgicale et de chirurgie expérimentale.

Cet enseignement, il le concrétise en de nombreuses publications. Après ses travaux initiaux, inspiré par ses maîtres ou certaines circonstances cliniques, telles la cure chirurgicale de la coartation aortique avec Jean Patel, la dolicho-méga artère avec

Lucien Léger, la chirurgie du cancer de l’œsophage avec Claude Olivier et la rupture spontanée de cet organe avec son ami Claude Couinaud, les maladies chirurgicales du cou, de la glande thyroïde et des parathyroïdes dans le nouveau précis de pathologie chirurgicale avec Jacques Huguier, Georges Cerbonnet se consacre plus spécialement, pendant ce séjour à Broca, à ce qui restera son domaine préféré : la gynécologie.

Qu’il s’agisse du cancer du col de l’utérus, des fibromes, des tumeurs ovariennes, des prolapsus vaginaux ou rectaux, du cancer du sein, Georges Cerbonnet, s’appuyant sur les données de la littérature et sa propre expérience clinique, va donner de ces pathologies une minutieuse analyse clinique fournissant les arguments d’un diagnostic précoce, une discussion approfondie de leurs indications opératoires, une description précise des méthodes de cure chirurgicale, la prévention et le traitement des complications per et postopératoires, telles les lésions de l’uretère. Parmi ces publications, retenons surtout, dans la collection Henri Mondor des monographies chirurgicales, La chirurgie de l’utérus avec Jacques Huguier, et dans cette monographie, la magistrale mise au point d’une ablation complète et réglée, basée sur sa connaissance précise de l’anatomie, de tout le tissu cellulaire pelvien dans les cancers évolués du col utérin.

Tout impliqué qu’il est dans les modalités techniques de sa discipline, Georges Cerbonnet ne se désintéresse pas néanmoins des problèmes de la vie corporative de sa profession. Membre depuis plusieurs années du bureau du syndicat des assistants des hôpitaux, il participe aux travaux du comité qui, sous la direction du professeur Robert Debré, engagera la réforme hospitalière et conduira aux ordonnances de 1958, instituant le plein temps hospitalo-universitaire. C’est l’occasion pour Georges Cerbonnet de se familiariser avec les textes réglementaires et d’acquérir, en solitaire comme à son habitude, une solide culture juridique. Cette réforme, jointe à une énergique politique de mise en place des institutions et des structures hospitalouniversitaires menée par le gouvernement du Général de Gaulle, portera ses fruits et contribuera à la renaissance de la médecine française et à son rayonnement international.

Mais à la fin de l’année 1967, un malaise étudiant se fait jour. Dès les premières manifestations de la révolte de mai 1968, Georges Cerbonnet en comprend le sens et la gravité. L’objectif est la destruction des valeurs fondamentales auxquelles il a toujours cru : le travail, l’ascension sociale grâce à l’effort et au mérite, dont il est l’exemple, lui l’enfant issu d’un milieu modeste qui, grâce à l’école et à l’université de la République, a peu à peu accédé à l’élite. Très tôt avec courage, lucidité et détermination, il prend sa décision et fait partie avec douze de ses collègues, de ceux qui n’acceptent pas le désordre et l’anarchie.

Ce groupe des treize suit de près la situation, se tient au courant et comprend qu’après le discours du Général de Gaulle du 30 mai et le retournement de situation qui s’ensuit, la bataille n’est pas gagnée. La menace persiste pour la rentrée universitaire de septembre, qui doit se faire coûte que coûte, les examens de juin n’ayant pas eu lieu. Elle doit se faire de plus dans le calme et la sérénité, si l’on veut éviter une nouvelle flambée des affrontements que prépare secrètement un noyau actif. La rentrée de l’université est prévue pour le 7 septembre et l’ancienne faculté de médecine a le redoutable privilège d’organiser la première session d’examen.

Dès le 5 septembre, le groupe des treize se réunit discrètement à l’ancienne faculté et avec l’aide de l’Élysée, du ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin et du ministre de l’Éducation nationale Edgar Faure, met sur pieds une opération audacieuse, mais parfaitement réglée. L’ORTF confirme aux étudiants la date des examens, le Journal Officiel imprime dans la confidentialité absolue, les questions d’examen. Le bureau du doyen est transformé en poste opérationnel relié directement aux autorités en place, le commissaire principal de l’Odéon boucle les accès de la rue de l’École de médecine avec ses brigades chargées de ne laisser passer que les étudiants, les professeurs (que l’on appelle plus que les mandarins) quadrillent les salles d’examen et surveillent les portes.

Grâce à l’effet de surprise et à une logistique parfaite, les trois semaines d’examens se dérouleront sans encombre. L’ordre est définitivement rétabli et les treize rentreront dans le rang et reprendront leur activité hospitalo-universitaire avec la seule satisfaction du devoir accompli.

Mais tout n’était pas terminé. La loi d’orientation votée peu après impose la réforme des universités et la refonte de leurs statuts par les conseils de faculté. Et c’est ainsi, comme je l’ai rapporté en préambule, que j’ai pu découvrir et admiré l’étonnante force morale et la lucidité de Georges Cerbonnet.

Une page nouvelle va alors se tourner dans sa carrière. Georges quitte l’hôpital Broca. Après un bref séjour en 1968 à la direction de la consultation de chirurgie de l’hôpital Tenon, où je lui succéderai quelques années plus tard, puis en 1969 à celle de l’hôpital Saint-Antoine, Georges Cerbonnet est nommé chef du service de chirurgie générale de l’hôpital Rotschild en 1970. C’est l’occasion pour le spécialiste de la gynécologie qu’il est devenu, de renouer avec la chirurgie générale, comme en témoignent les travaux qu’il publiera jusqu’en 1977, date de son départ de Rotschild, publications sur la rupture des anévrismes de l’aorte abdominale dans le jéjunum, le traitement des hémorragies massives d’origine rectale ou colique, les ostéites des membres inférieurs, sans oublier cependant deux rapports essentiels en 1970, sur le traitement chirurgical des prolapsus et sur la pathologie de la vulve.

Nommé chef de service, c’est pour lui l’heure de prendre d’importantes responsabilités administratives et ordinales. En 1968, il avait été élu au Conseil Départemental de Paris de l’Ordre des médecins où il siégera 11 ans et, à partir de 1970, il fait partie de son conseil national alors présidé par Jean-Louis Lortat-Jacob. Je ne peux mieux en dire que ce qu’en a rapporté excellemment Philippe Boutelier dans son éloge à l’Académie de Chirurgie : « Au Conseil National de l’Ordre, il y laissa le souvenir d’un brillant orateur cultivé et curieux des différents problèmes de la profession. En 1975 avec Jean-Louis Lortat-Jacob et Lucien Léger, il participera aux premières assises de l’Ordre des médecins qui représentèrent la première tentative de modernisation de cette institution.

La reconnaissance par ses pairs de sa culture en matière administrative et juridique, se traduisit par son élection à la commission médicale consultative des hôpitaux de Paris où il siégera de 1970 à 1979. Il en assurera durant 7 ans la présidence avec une autorité incontestée. Et fait unique dans les annales de cette institution, il démissionna de la présidence pour protester contre une nomination professorale d’origine politique qu’il se refusait à cautionner, geste spectaculaire qui donnait la mesure de son honnêteté foncière, comme de son caractère ».

On ne peut mieux résumer ces actions. J’ajouterai personnellement que Georges fut membre du conseil consultatif des universités de 1972 à 1975 et du Conseil Supé- rieur des hôpitaux de 1976 à 1979. Parallèlement, sa carrière universitaire se déroule traditionnellement. Professeur sans chaire en 1966, il est professeur à titre personnel en 1968 et professeur de Clinique en 1977.

C’est alors que s’offre à lui la direction de la prestigieuse chaire de clinique chirurgicale de l’Hôtel-Dieu. Il en sera, en succédant au professeur Claude Olivier, le dernier titulaire.

Georges Cerbonnet était trop respectueux du passé et de la tradition pour méconnaître la lourde charge que lui léguait les illustres prédécesseurs qui s’étaient succédés dans cette chaire chargée d’histoire. Il se consacre alors pleinement à sa tâche, abandonnant toutes les charges et fonctions précédentes pour ne plus être qu’un Chef de Service et un enseignant. Ayant été, depuis 1964, adjoint du professeur Claude Olivier à la direction du CES de chirurgie générale, il en prend la direction au départ de son maître en 1978. Cet enseignement, il le complète au lit du malade où son sens clinique acquis auprès de son maître Henri Mondor et fruit de ses années d’expérience, font merveille auprès de ses stagiaires et de ses internes.

À ses internes et à ses assistants, di Maria, Thouzard, Prudent et plus tard JeanPierre Bethoux, il consacre une séance par semaine à l’examen et à la critique de tous les comptes rendus opératoires. Régulièrement, tous les lundis après-midi, il revoit avec tout le personnel concerné du service et un représentant du laboratoire d’anatomopathologie, tous les dossiers des sortants.

Cet enseignement, il le poursuit aussi en salle d’opération. Son domaine préféré reste la chirurgie gynécologique et pelvienne, ainsi que la chirurgie mammaire. Il opére avec méthode, précision et minutie, selon les préceptes qu’il avait lui-même édictés. Il va enfin dans cette dernière décennie de son activité hospitalière, livrer le fruit de sa longue expérience dans les revues scientifiques et dans les nombreuses sociétés chirurgicales auxquelles il appartient. Bien entendu, à l’Académie de Chirurgie, dont il est un membre assidu, il fera de nombreuses présentations, à la fois en gynécologie sur le traitement des cancers de l’ovaire, des grossesses extra-utérines, des fistules vésico ou recto vaginales, le cancer du sein, mais aussi sur divers sujets de pathologie digestive. À l’Association Française de Chirurgie, il présentera plusieurs rapports, à différents congrès annuels sur l’endométriose pelvienne, les techniques de l’hystérectomie abdominale, le traitement des tumeurs de l’ovaire. À la Société Française de Gynécologie, il publiera sur la pathologie de la vulve. À la Société Internationale de Chirurgie et surtout au Collège International des Chirurgiens, le réputé International College of Surgeons, dont il était membre du comité Exécutif et dont il fut Président en 1979 et Président du 11ème Congrès Européen à Paris la même année, il présenta l’année précédente son rapport sur la chirurgie conservatrice des fibromes.

Dans son service, très respectueux de l’intérêt de ses malades et attentif à l’angoisse de leurs familles, il était très aimé de son personnel, bien qu’il ne se soit jamais départi d’une certaine austérité qui lui était propre et d’une caractéristique économie de paroles, se contentant des seuls mots qui lui paraissaient appropriés. Il y a laissé une profonde empreinte, car il était très préoccupé par les aménagements qu’il jugeait nécessaires à l’amélioration de son fonctionnement et de l’enseignement.

Ces aménagements n’étaient pas toujours conformes à ses vœux, comme il le manifestait à la commission médicale d’établissement de l’Hôtel-Dieu dont il était membre et au conseil de sa faculté Broussais-Hôtel-Dieu. La part essentielle que prit Georges Cerbonnet dans la vie de l’Hôtel-Dieu et dans son rayonnement, mériterait qu’il ait dans cet hôpital, comme le souhaite tous ses élèves et ses amis, un témoignage tangible et éloquent, la dénomination d’une galerie, qu’on ne saurait lui refuser.

En 1988, vint l’âge de la retraite qu’il prit après 3 ans de consultanat. Il n’en cessa pas pour autant son activité qui se développa sous une autre forme. Toute sa carrière, Georges Cerbonnet suivit assidûment les séances de l’Académie de Chirurgie à laquelle il fut élu en 1969. En 1985, il en devint Secrétaire général et, fait exceptionnel, pour deux mandats consécutifs, donc pendant 10 ans. De l’Académie de Chirurgie, il fut, comme le dit fort justement François Dubois, à la fois la conscience et la mémoire. La conscience, car pendant toutes ces années, il remplit scrupuleusement tous les devoirs de sa charge, veillant à la parfaite ordonnance des séances dont il organisa avec soin des programmes de qualité et dont il assura la publication des communications dans le Journal de Chirurgie, veillant également au respect des statuts, garant ainsi de la régularité des élections et de leur procédure.

Il fut aussi la mémoire de l’Académie, par le soin qu’il mit à faire revivre à chaque séance solennelle de cette compagnie, la vie de nos maîtres illustres disparus. La présentation de chacun de ses éloges était un événement attendu, tant était parfaite la qualité de sa documentation, la justesse de son évocation et l’agrément d’un style très personnel, parfois déroutant dans le choix de ses mots, mais à la syntaxe sans défaut, témoignant d’un grand et indéniable talent littéraire.

En 1994, son élection à l’Académie de médecine fut une de ses grandes joies. Assidu aux séances, il prenait rarement la parole, mais toujours avec pertinence pour souligner avec sa rigueur habituelle une référence négligée, un auteur oublié, une citation imparfaite ou incomplète ou encore pour rappeler un point de règlement de notre Assemblée, que sa grande culture et sa parfaite connaissance des statuts lui permettaient. Ses interventions, il les faisait toujours avec sa concision habituelle qui pouvait paraître de la sécheresse ou de la sévérité, mais qui n’était chez lui que la traduction d’une ardente défense de la vérité et du droit. À la Tribune de notre Académie, il prononça un de ses derniers grands éloges, celui de Jean Debeyre, où l’on admire l’excellence de sa maîtrise du genre.

À partir de 1999, il fut moins présent à nos réunions hebdomadaires. Sa santé s’altérait. Les épreuves en effet ne l’avaient pas épargné : épreuves familiales, mais aussi épreuves personnelles. Il se savait depuis longtemps porteur d’une grave maladie cardiaque décelée par son ami, le docteur Ximenes, et pour laquelle il s’était confié par deux fois aux soins chirurgicaux de son ami Jean-Paul Binet et de son équipe. En avril de l’année 2000, son état s’aggrava et il dut être hospitalisé dans son hôpital à l’Hôtel-Dieu.

Cette fois, il entrevit l’inéluctable et c’est avec la plus grande dignité qu’il aborda l’ultime épreuve, pardonnant à ceux qui l’avaient oublié et s’éteignant dans la sérénité, le 3 juin 2000, entouré de tous ceux qu’il aimait.

En dépit d’une certaine froideur apparente, de la distance qu’il maintenait souvent avec ses interlocuteurs, de son choix de formules concises qu’il énonçait d’un ton bref, mais souvent avec humour, Georges Cerbonnet était d’une grande sensibilité.

Travailleur acharné, solitaire, voire secret, restant, même à la maison ou dans sa propriété de La Fontaine Chaaly, peu disert, plongé dans la lecture de ses auteurs préférés, Alain, Pascal ou dans les œuvres de la bibliothèque que lui avait léguée son maître Mondor, il goûtait néanmoins intensément les joies de la vie familiale : la tendresse vigilante de son épouse Jacqueline, l’affection attentive de sa fille Frédé- rique, l’éveil de ses petits-enfants Louise et Georges qu’il initiait à l’amour de la musique et de la littérature comme le fit pour lui son grand-père.

Pour ses amis, Georges était d’une loyauté absolue, d’une droiture sans compromis, d’une fidélité qui ne variait ni au gré des intérêts, ni au gré des circonstances. À ses élèves, il laisse l’image d’un grand chirurgien, amoureux du travail bien fait, de l’effort toujours tendu vers l’excellence et le gardien d’une grande tradition : celle de l’art de vivre dans le respect des autres. Si un certain qualificatif peut paraître de nos jours démodé, dévalué, désuet, voire grandiloquent, pour moi il garde tout son sens, Georges Cerbonnet, en plus de ses dons exceptionnels, était un homme d’honneur.