Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Messieurs les membres du Bureau,
Chers confrères et consœurs,
Mesdames et Messieurs.
Nous voici assemblés pour entendre l’éloge posthume d’une consœur. Je le présente d’autant plus volontiers que la vie et l’œuvre d’Anne-Denise Moneret-Vautrin, nous proposent un singulier témoignage d’authenticité. Cet éloge, atteste que notre Compagnie, considérée souvent comme un cercle de rhéteurs, compte dans ses rangs des personnalités d’excellence, qui ne se limitent pas à présenter les avancées de l’évolution médicale, mais dont les activités médico-sociales, illustrent la dimension humaniste.
Un tel hommage propose également un temps de recueillement. Suspendant ses travaux, notre Académie manifeste qu’au-delà de ses diversités, elle est une famille affective qui se rassemble sur des valeurs communes, pour dire sa sympathie et son estime à la famille d’une consœur éprouvée par sa disparition.
Cet éloge enfin, éclaire la figure véritable de l’un de ses membres, connu davantage par une liste ronéotypée de ses publications, que par la réalité de sa vie.
Anne Denise Moneret-Vautrin était née le 10 décembre 1939 à Saint Mihiel, dans la Meuse. Ce jour-là, c’est encore la drôle de guerre, les hostilités n’ont pas commencé, mais bientôt tout sera dévasté. La mère de notre consœur, étudiante à Nancy, ne peut prendre en charge le quotidien de son enfant, qui est confiée aux grand-parents. Ceux-ci sont installés à Trainel, un petit village de l’Aube, à douze kilomètres de Nogent-sur-Seine et trente kilomètres de Sens. Charmant village, certes, mais de la champagne pouilleuse, un site qui ne compte pas parmi les plus beaux de France. Pour notre consœur, une enfance terne, mais de celles qui prédisposent aux résiliences réussies. Peut-on ignorer aussi, qu’ils demeurent inoubliables les paysages de nos enfances ! Trainel demeurera pour elle un repère et un repaire où elle aimera se ressourcer.
Après la guerre, les parents Vautrin s’installent à Nice, où ils enseignent tous deux. La mère, agrégée de Sciences Naturelles, le père, professeur de dessin industriel. La famille s’agrandit de deux sœurs et un frère, qui reçoivent, de parents curieux et dynamiques, une éducation rigoureuse, exigeante, mais invitant à l’essor personnel. Anne-Denise, l’aînée, fait au lycée de Nice des études secondaires brillantes, mais le nord-est de son enfance demeurera son port d’attache affectif. Lorsqu’elle veut s’inscrire en Faculté de médecine, elle choisit Nancy.
Sa vocation est née, dira-t-elle, d’une adénopathie cervicale qu’un médecin a palpée dans son cou d’enfant. Ce jour-là elle a décidé qu’elle serait médecin.
À Nancy, elle sera externe des hôpitaux en 1961, interne de 1963 à 1967, chef de clinique en 1968, diplômée de gastro-entérologie et immunologie générale. En 1976, elle devient agrégée de médecine interne dans le Service du professeur Grilliat orienté vers l’allergologie. Elle sera chef de ce service en 1990 jusqu’à sa retraite en 2004. Désireuse de poursuivre ses recherches et son activité médico-sociale, elle ne quittera le CHU de Nancy, que pour exercer ses activités d’allergologue, à l’hôpital d’Epinal.
Allergie, ce mot devenu si familier depuis qu’il est sorti du vocabulaire scientifique pour entrer dans le langage commun, fut longtemps mésestimé, sinon incompris en France. Etonnant paradoxe pour le pays qui avait pris une place majeure dans son histoire. Préciser la contribution d’Anne Moneret-Vautrin à la compréhension et au progrès de l’allergologie, nécessite donc un petit préalable historique.
Tandis que les publications françaises d’immunologie fondamentale, étaient mondialement appréciées et que les auteurs anglo-saxons rapportaient des travaux cliniques précis, l’allergologie ne franchissait pas, dans notre pays, le stade de sa diffusion, laissant dire à beaucoup, sans argument, -les maladies allergiques, « ça n’existe pas ».
Deux sortes de raisons expliquaient cet état de fait.
Elle était issue des brumes d’un empirisme dépourvu de moyens. Moyens de diagnostic : on broyait les substances incriminées pour des tests cutanés hasardeux. Moyens thérapeutiques : son traitement, l’assimilant à une vaccination, injectait des produits rustiques et non standardisés, d’efficacité médiocre sinon nulle.
Des raisons relationnelles ensuite.
La pratique de cette allergologie impliquait plusieurs spécialités et spécialistes, qui voyaient mal des nouveaux venus s’inscrire dans leur discipline. Perplexes, ils déléguaient cette activité à des médecins vacataires, qui actifs le matin à l’hôpital, pratiquaient l’après-midi en privé, des désensibilisations durant parfois des années, alors qu’un traitement efficace se juge dès les premières semaines. En France, de brillants pionniers avaient pourtant ouvert la voie : Bernard Halpern et Jean Daniel Wolfrom ; Pasteur-Valery-Radot et Jude Turiaf, qui présidèrent notre Compagnie, respectivement en 1970 et 1986. Un autre de nos confrères, Claude Molina, avait suivi leurs traces et publie encore aujourd’hui.
Mais à cette tribune, je ne peux évoquer parfaitement Anne Moneret Vautrin, sans rappeler la figure d’un confrère qu’elle, moi-même et beaucoup d’autres, ont apprécié en fondateur de l’allergologie clinique française. Une figure de maître, qui aurait pu être lestée d’un double handicap : professeur à Marseille, il portait le nom d’un personnage de Marcel Pagnol. Jacques Charpin était un homme éminent, d’intelligence et de distinction, qui comprit la nécessité de donner à l’allergologie pratique et à sa crédibilité, des bases solides. Il en organisa à Marseille le premier enseignement universitaire et c’est à sa suite, que notre consœur à Nancy, moi-même à Montpellier, d’autres partout en France, fondèrent des écoles naissantes d’allergologie. Quarante ans plus tard, les perspectives sont radicalement différentes. La croissance exponentielle et mondiale des allergies, a imposé la mobilisation générale. En France, mon élève, notre confrère le Pr Pascal Demoly a pu, sans désobliger quiconque, faire admettre récemment par le ministère des Universités, l’enseignement de l’allergologie en discipline autonome.
L’œuvre de Denise Moneret-Vautrin peut être résumée selon trois pôles, trois étapes de la connaissance scientifique, trois temps de la triple démarche de sa vie :
– rechercher, pour savoir.
– comprendre pour soigner.
– partager le savoir, pour prévenir les accidents graves.
Sa première démarche procéda du constat d’accidents gravissimes, voire de chocs mortels, survenant sur table d’opération avant l’acte chirurgical lui-même, lors de l’induction anesthésique. Cela paraissait incroyable et c’était vrai ! Avec Mme le Pr Marie-Claire Laxenaire, sa collègue du CHU de Nancy, Anne Moneret-Vautrin contribua à identifier les agents responsables, myorelaxants, latex des gants et vêtements chirurgicaux, etc. Notre consœur s’attacha à décrire ces faits et à les prévenir par les consultations pré-anesthésiques et les tests chez les futurs opérés suspects d’allergies. Avec ses collègues nancéiens, Wayoff et Jankowski, elle s’attacha également aux allergies ORL, particulièrement les rhinites.
Alors que le choc anaphylactique, forme majeure des accidents allergiques commune à de nombreux allergènes, fut décrit en 1902 par deux français Richet et Portier, il fallut attendre 1967 pour identifier l’anticorps responsable, une IgE, décrite il y a cette année 50 ans. Avec notre confrère Jean Pierre Nicolas, Anne Moneret-Vautrin contribua à organiser à Nancy l’un des premiers colloques français, dédié à cet anticorps de l’allergie immédiate. Ce mécanisme médié par l’IgE, n’est que l’un des modèles de réactions allergiques, qui implique évidemment des cellules, particulièrement dans les allergies retardées, macrophages, lymphocytes, éosinophiles, mastocytes. Mais l’identification et le dosage des IgE spécifiques de l’antigène, ont favorisé :
– le dépistage des personnes à risque, particulièrement celles exposées aux piqûres d’abeilles et de guêpes ;
– la prévention du choc anaphylactique dont le traitement était mal codifié.
C’est une extrême urgence médicale, qui n’attend pas l’arrivée du médecin et qui réagit trop tardivement aux corticoïdes. Il fallait donc munir les personnes menacées du seul traitement efficace, la seringue auto-injectable d’adrénaline à portée de main. Avec notre éminent confrère nancéen Alain Larcan, Anne Moneret Vautrin s’attacha à promouvoir cette stratégie et si l’on meurt encore, hélas, de chocs anaphylactiques, la morbidité a beaucoup diminué, grâce à un important réseau d’allergo-vigilance, créé par notre consœur, qui a pris désormais en France une importance décisive.
Mais voici le thème majeur d’études et de recherches d’Anne Moneret-Vautrin, celui des allergies alimentaires ! Dans ce chantier, régnait la plus grande confusion, tant sont complexes symptômes et genèse des troubles observés. S’y confrontaient les négateurs (« ça n’existe pas, c’est psychique »), ses promoteurs (tout était allergique), ses prosateurs (qui qualifiaient les symptômes en termes divers, intolérances, idiosyncrasies, etc.).
Trouver l’allergène responsable, dans des aliments souvent complexes, distinguer parmi les symptômes rapportés les intuitions fructueuses du patient et sa part de fantasme, c’était chercher l’aiguille dans la meule de foins. Il fallut donc en venir aux structures moléculaires impliquées, et mettre au point des tests d’éviction, des tests cutanés et des tests de provocation d’allergènes soupçonnés, sans compter les additifs, les colorants et les conservateurs. Notre consœur proposa un protocole international d’expertise et de standardisation des tests de provocation, particulièrement dans le cas des allergies croisées entre un allergène ingéré et sa structure immunologique inhalée.
Les travaux d’Anne Moneret-Vautrin, réalisés en collaboration avec l’unité INSERM de notre excellent confrère Jean-Pierre Nicolas, associés à l’unité INRA de Nantes sur les Interactions-Bio- Polymères-Assemblage, s’avérèrent fructueux, tels, la démonstration du rôle de la gliadine dans la genèse de la dermatite atopique. Ses recherches obstinées, sans fin évolutives, firent l’objet de nombreuses publications (348 articles cités par Publi. Med. Medecine, cinq ouvrages en français et sept en langue anglaise).
Notre consœur ne s’est pas limitée aux recherches scientifiques, elle en a investi les résultats dans le champ médico-social. Nous connaissons toutes et tous, nous médecins, la souffrance morale, issue du décalage entre nos moyens de prévenir et l’ignorance de ceux qui devraient en bénéficier. Denise Moneret-Vautrin s’est donc attachée à harceler les Ministères concernés, afin que les fruits de ses travaux deviennent des mesures de prévention. En lien avec l’agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation, elle a particulièrement fait créer pour les enfants allergiques, le PAI, « programme d’accueil individualisé » dans les cantines scolaires, qui prévoit notamment l’obligation d’y mettre à disposition des fours à micro-ondes pour réchauffer les repas sans allergènes apportés du domicile.
À la tribune de notre Académie, où elle fut élue correspondante en 2002 et titulaire en 2009, notre consœur a présenté sept lectures issues de ses travaux.
Elle fut honorée par sa distinction de chevalier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur, remise par Mr André Rossinot, maire de Nancy, ancien ministre et ensuite celle d’Officier dans l’Ordre National du Mérite !
Travailleuse acharnée et infatigable, elle ne refusa jamais une sollicitation d’enseignement, parcourant le monde des sociétés scientifiques et des congrès, jusqu’à donner avec ses confrères, à l’Ecole de Nancy, une notoriété nationale et internationale dans le domaine de l’allergologie-immunologie clinique.
D’une intégrité absolue, Anne Moneret-Vautrin était si totalement attachée aux missions qu’elle se fixait, que ses distractions dans la vie pratique, ont abondé ses sœurs et ses enfants, d’innombrables anecdotes. Celle par exemple, de quitter l’aéroport avec une valise autre que la sienne, découverte dans sa chambre d’hôtel, ou bien partir en voyage sans argent ni carte bancaire, avant d’appeler au secours !
Intransigeante dans les missions dont elle se considérait investie, son abord était parfois rugueux. Femme de caractère ? Dira-t-on mauvais caractère ? Elle récusait ce qualificatif, se disant seulement soucieuse d’exister et d’être entendue dans un monde masculin.
Me voici amené à faire un aveu, celui de mon défaut de perspicacité. Moi qui ai côtoyé Anne Moneret-Vautrin lors de nombreuses réunions de notre spécialité commune, qui ai rapporté quatre fois sa candidature devant notre Académie, peut-être n’ai-je pas su franchir cette distance, entre ce qu’elle paraissait ou montrait d’elle, et ce qu’elle était réellement.
J’ai ignoré qu’après le temps du travail elle s’accordait, non pas du passe-temps, mais du dépasse-temps, celui qui nous fait exister, nous médecins, quand nous n’exerçons pas la médecine. C’est à notre retenue mutuelle que j’imputerai d’avoir méconnu cet aspect de sa personnalité révélée après son décès, par l’une de ses sœurs, Anne-Claire, religieuse érémitique, ici présente, que je salue.
J’appris ainsi, que sa vie de travailleuse acharnée, était sous-tendue par une grande sensibilité de pensée et de réflexion, dans le domaine des arts et lettres. Elle savait séjourner dans l’ermitage de sa sœur pour s’y ressourcer ou rédiger livres et articles.
Dans ses poèmes composés au hasard de ses voyages, on perçoit son attachement à Trainel, berceau familial de son enfance, où elle évoque la maison dans le lierre et les retours aux lieux de ferveur :
« Quand je flâne aux rives du temps
Je vois la maison dans le lierre
Conversant, familière
Avec ma mémoire d’antan ».
Les dernières pages du recueil de poèmes hélas, donnent à lire des évocations moins riantes. Anne Moneret-Vautrin y fait allusion à sa maladie et aux cellules qui « batifolent (…), « à un cancer dont la rumeur monte à l’assaut de la peur ». À la mort, qui rode avant de s’imposer.
Ce n’est pas dans une mélancolie baudelairienne, que notre Consœur affronta sa longue maladie. Elle la vécut, quatorze mois durant, avec une lucidité et un courage exceptionnels, portée par sa foi chrétienne, entourée de ses sœurs, Anne-Claire, Florence, Isabelle et son fils Pierre et de ses trois enfants, Hélène, Bernard, Jean, se relayant sans relâche à ses côtés. Notre Compagnie les salue de ma part respectueusement.
Anne Moneret-Vautrin est décédée à 76 ans, le 27 mars 2016, dimanche de la Résurrection, en laquelle elle croyait fermement. Ses obsèques ont été célébrées dans la cathédrale de Nancy, selon un rituel qu’elle avait elle-même préparé.
Après son décès, ses collègues et amis ont écrit un florilège de louanges qui donne la juste mesure de l’estime et de la considération dont elle bénéficiait. Cela n’efface pas l’épreuve de l’absence :
Où va la nuit quand il fait jour, où va le temps quand il est tard, où va la vie quand il est temps ?
Notre Académie s’honore de l’avoir comptée parmi ses membres et gardera fidèlement son souvenir.
Notre consœur a voulu que soit gravé sur sa tombe, ce verset de l’évangile de l’apôtre Jean :
« Et nous, nous avons cru, à l’amour ».
Bull. Acad. Natle Méd., 2017, 201, nos 7-8-9, 1437-1442, séance du 26 septembre 2017