Summary
Éloge de Maurice Fontaine (1904-2009)
Pierre-Georges DELAVEAU *
Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Chères Consœurs, Chers Confrères, Mesdames et Messieurs, Vous êtes-vous déjà posé la question : comment le saumon de l’Atlantique ( Salmo salar ) fait-il pour revenir à la frayère où il est né, au terme d’un voyage de plusieurs milliers de kilomètres ? Maurice Fontaine, vers les années 1950, commença à nous fournir la réponse, insérée parmi de nombreuses observations expérimentales.
Devenu de nos jours un partenaire presque obligé de notre alimentation, le saumon mérite beaucoup mieux du fait de ses prouesses. Tout commence dans l’eau fraîche d’une rivière naissante, en particulier d’un gave ou de l’Allier. Philippe Avron a d’ailleurs conçu un brillant monologue intitulé ‘‘ Je suis un saumon ’’, qui réjouissait notre éminent confrère, admiratif de ce prestigieux animal.
C’est vers les vastes prairies marines de l’Atlantique nord que cingle, à quelque vingt-cinq kilomètres à l’heure, le smolt, le jeune saumon adulte, à la peau argentée.
Dans ces eaux froides riches en plancton et en de nombreux poissons savoureux, il doublera de poids en une année, très à l’aise dans l’eau salée jusqu’au moment où retentit l’appel de la sexualité : il lui faudra brusquement revenir à l’eau douce et s’y adapter. C’est alors le stade bécart du développement et, chez le mâle, surviennent de profondes transformations : la robe argentée de la peau devient parure de noces, le besoin alimentaire est oublié, les deux mâchoires s’allongent, le gros nez hébergeant un système d’olfaction développé… qui contribue à un guidage précis. Nos amis otorhinolaryngologistes savent apprécier. Mais quelles substances odorantes restent en mémoire depuis la frayère lointaine ? En 1996, Fontaine, continuant de se passionner pour la télécommunication des poissons, pensera que plusieurs dispositifs doivent intervenir. Tout d’abord des signaux olfactifs complexes venant de la frayère comme aussi des phéromones émises par le saumon lui-même, mais en outre une magnétoréception, car les seuls signaux odorants et leur reconnaissance suffiraient-ils à retrouver le lieu de naissance ?
En effet, comment parvenu dans la mer de Baffin, près du Groenland, un saumon de deux à trois ans peut-il se souvenir des frayères d’antan, proches par exemple de Navarrenx, et en reconnaître l’odeur caractéristique à si grande distance ? Ne faut-il pas supposer la perception préalable du champ magnétique terrestre ? Cette magnétoréception trouverait un début de justification par la présence de cristaux de magné- tite Fe O dans des structures subcellulaires, dites magnétosomes, localisées dans un 3 4 os du fameux nez. En transposant ce point de physiologie comparée, on se souviendra, dans les sinus humains, de la présence de tels cristaux de magnétite probablement utiles pour ne pas perdre le Nord !
Afin d’étudier la physiologie du Saumon de l’Atlantique, Fontaine avait organisé un réseau de gardes fidèles qui n’hésitaient pas, même pendant les nuits de décembre, à aller recueillir de précieux exemplaires de ces poissons en migration anadromique, en remontant les rivières. Car notre confrère savait communiquer son enthousiasme à ses collaborateurs, comme, lorsqu’il résidait au moment des vacances, dans sa chère Presqu’île guérandaise, il entretenait avec les marins pêcheurs de fructueux échanges scientifiques et techniques de sorte que plusieurs de leurs remarques convenaient à son esprit d’observation.
Parmi les poissons étudiés, le saumon était pour lui comme un modèle de vie. Pour nos confrères néphrologues, il est un sujet exemplaire d’adaptation : dans l’Océan, il doit boire beaucoup et éliminer les ions chlore et sodium par ses branchies sans émettre beaucoup d’urine. Passé en eau douce, il change de système d’épuration : ces mêmes branchies dont l’épithélium est fait d’un pavage de cellules économisant les ions chlore, ne doivent pas être dominées par l’osmose. C’est au rein qu’il revient d’éliminer surtout les molécules d’eau, trop abondantes, et, économisant les électrolytes, il émet beaucoup d’urine diluée. Dans son livre de souvenirs vivants intitulé ‘‘ Rencontres insolites d’un biologiste autour du monde ’’, paru en 2001, Fontaine s’écrie :
‘‘ Moi aussi, je serais fier, si la métempsychose existait, d’être un jour un Saumon ! ’’
Mais n’est-il pas grand temps, à la façon des cinéastes, de procéder à un retour en arrière ? Maurice Fontaine est né le 28 octobre 1904 à Savigny-sur-Orge, alors modeste commune rurale de Seine-et-Oise. Un grand-père avait été instituteur et son père y exerça la même profession, assurant en outre le secrétariat de la mairie. Il appartenait à cette race d’enseignants fiers et rigoureux qui, malgré de rudes conditions, formaient avec efficacité des élèves de plusieurs niveaux scolaires en même temps. Hélas, en 1914, surviennent la guerre et la mobilisation du père.
Celui-ci mourra en fin de 1918 à la tête de sa compagnie. Immense douleur pour l’épouse et pour ce fils qui avait reçu tant de lettres du front lui rappelant les vertus héroïques… Il a la chance d’être dirigé avec énergie et amour par sa mère, née Léa Vadler — elle avait remplacé son mari à l’école du village. Les études primaires et secondaires sont bien menées et Maurice entre au lycée Henri IV, où il se prend à rêver de l’École normale. Mais, devenu pupille de la Nation, il doit suivre les instructions prudentes de son tuteur : choisir une profession d’accès plus facile et vite rentable, soit la pharmacie !
À cette époque, avant les études universitaires, on commençait par un stage d’une année dans une officine. Il se fit aisément en 1924 dans celle de Desbruères, rue du Four à Paris, mais le jeune Fontaine sentait vibrer le désir de la recherche et il obtint la permission exceptionnelle de s’absenter régulièrement pour suivre des cours de botanique et de physiologie à la Sorbonne. Un an après, à l’issue d’un cours, subjugué par le talent et le charme du professeur Paul Portier qui enseignait la physiologie comparée, il ose l’aborder avec un enthousiasme juvénile et lui exprime tout de go son intense désir de la recherche. Le voilà accepté par ce maître renommé ! En 1902, avec Charles Richet, l’aïeul de notre éminent confrère Gabriel Richet, Portier avait découvert le phénomène de l’anaphylaxie.
Ému par son entrain dynamique, le maître admet le jeune passionné dans son laboratoire de l’Institut océanographique, rue Saint Jacques, Établissement qui avait été créé en 1910 par le Prince Albert Ier de Monacco. Ce maître rayonnant lui décrivit un jour la passion du chercheur heureux : ‘‘ Toute la joie intérieure qui surgit quand on observe quelque chose que personne n’a observée ou quand on comprend un phénomène que personne n’a jamais compris. ’’
Tandis que les études de pharmacie s’achèvent en 1928, le jeune Fontaine est donc initié à la recherche, recevant comme sujet de thèse la mission de poursuivre le travail de fond relatif aux effets des fortes pressions sur les tissus animaux. La soutenance a lieu en 1930. Cette année-là une de ses premières notes concernera certaines variations de salinité observées au Croisic, sujet probablement abordé à la suite de plaintes des pêcheurs manifestées dès 1927 au cours de parties de pêche : par endroits l’eau est moins salée et les poissons la désertent. Il existe en effet un gradient de salinité depuis la rade du Croisic jusqu’à l’estuaire de la Loire et à celui de la Vilaine. Cette question de la concentration en sel de l’eau de mer ne quittera pas Fontaine au cours de sa carrière, liée qu’elle est à de nombreux phénomènes biologiques des êtres aquatiques. Le Croisic était un agréable port de pêche très actif, déjà fréquenté par Portier et, plus tard, Fontaine y acquérera une maison. C’est là aussi qu’il rencontre Yvonne Broca, jeune professeur de lettres classiques venue de Bordeaux. Le 2 août 1928, a lieu le mariage qui fera naître un fils, Yves-Alain, plus tard, lui-même, professeur au Museum.
Cette Presqu’île guérandaise sera, pour Fontaine, un centre d’intérêt expérimental dominant.
La progression de sa carrière est fulgurante et on nous pardonnera, pour la présenter, d’adopter une allure fort concise :
1925 : accueil par le Professeur Portier dans son laboratoire ;
1926 : obtention d’une licence ès sciences ;
1928 : acquisition du diplôme de pharmacien — c’est grâce à lui que Maurice Fontaine sera admis dans notre assemblée en 1966 !
Soutenance de la thèse de Sciences : ‘‘ Recherches expérimentales sur la réaction des êtres vivants aux fortes pressions ’’ ; le 2 août 1928, mariage avec Yvonne Broca ;
1931 : obtention d’un modeste poste de préparateur à la Faculté des Sciences (PCB) ; elle provoque la rencontre du célèbre professeur Alexandre Guilliermond qui lui demande sa collaboration ; il en naîtra une importante découverte relative à la vitamine B2 ;
1932 : attribution d’un poste d’assistant à la Faculté des sciences ;
1935 : chargé de recherches à la Caisse nationale des sciences ;
1940-1944 : chargé du cours de Physiologie comparée à la Faculté des sciences ;
1941 : direction des travaux pratiques de biologie animale à cette même faculté ;
nomination comme maître de conférence à la Faculté de pharmacie ;
1943 : mort prématurée d’André Tournade, titulaire de la chaire de Physiologie du Museum national d’Histoire naturelle ; circonstance majeure : le Conseil des professeurs du Museum réclame la venue de Fontaine — à 37 ans, il s’est acquis déjà une solide réputation de chercheur fécond et d’enseignant apprécié, avec 104 publications, consacrées à la physiologie comparée, à l’écophysiologie, à l’océanographie biologique ;
1944 : incendie de son laboratoire par un bombardement allemand, heureusement éteint par les ‘‘ gens du Museum ’’ ;
1946 : direction d’un laboratoire à l’Ecole pratique des Hautes Études ;
1955 : attribution d’une chaire à l’Institut océanographique ;
1957 : élection à l’Académie des sciences — d’abord en section d’Economie rurale puis, dès 1976 : en section de Biologie animale et végétale ; de 1957 à 1968, puis de 1975 à 1984 : direction de l’Institut océanographique ;
1958 : élection à l’Académie d’Agriculture ; présidence de l’Association des Physiologistes de langue française 1959 : élection comme membre associé de l’Académie de pharmacie ;
1963 : présidence de la Commission de Physiologie du CNRS ;
1966 : élection à l’Académie nationale de médecine ; présidence de la Société de Chimie biologique ;
1971 : élection à la Direction du Museum national d’Histoire naturelle au départ de Roger Heim après trois années de mandat, élection qui se fit dans des conditions assez houleuses dans la suite des événements de 1968 ; mais la puissante influence de Louis Courrier, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences et grand ami de Fontaine réussit à rallier tous les participants au vote ;
1975 : élection à la présidence de l’Académie des sciences, cette charge devant être exceptionnellement maintenue une année de plus en raison d’une difficulté de santé du vice-président ;
1991 : nomination au grade de Honorary Life Fellow de la Pacific Science Associa- tion, également de membre de l’Académie des sciences de New York et de membre d’honneur de l’Académie roumaine.
2004 : 23 novembre, visite d’une délégation de notre Compagnie (Président Claude Boudène, Secrétaire perpétuel Jacques-Louis Binet et moi-même), avec remise d’une médaille, pour célébrer les cent ans de l’éminent confrère ;
2005 : 30 juin, demande d’accès à l’éméritat de l’Académie nationale de médecine ;
2009 : 14 juillet, mort à 104 ans de Maurice Fontaine à son domicile. Obsèques à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, incinération intime au Père-Lachaise suivie de la dispersion des cendres au large du Croisic par un des fidèles compagnons de pêche.
N’oublions pas, comme il a été écrit dans l’« Écho de la Presqu’île » (12 novembre 1999), que la Presqu’île guérandaise se trouve au centre des énergies et des terres émergées, elle apparaît comme un bras du monde terrestre .
Cette longue énumération doit être complétée par le rappel des nombreuses implications dans des instances officielles dont la Commission de Physiologie du CNRS, et dans des sociétés savantes telles que l’Association des physiologistes de langue française, l’Association pour l’Avancement des Sciences, la Société zoologique de France, la Société de Chimie biologique et bien d’autres.
Mais revenons au déroulement historique des travaux de Maurice Fontaine. Partant des recherches imposées par Paul Portier, le patron bien aimé, sur l’influence de la pression sur les tissus et les êtres vivants, en particulier les animaux aquatiques, Fontaine gardera toute sa vie un ancrage sur ses premières observations fondamentales, le conduisant en particulier aux poissons grands migrateurs, anguille, saumon.
Il préférera classer les poissons selon leur relation à la concentration saline de leur biotope : les amphihalins, dont le cycle biologique se déroule dans deux milieux de salinité différente, l’eau douce et l’eau de mer, les euryhalins qui tolèrent d’importantes variations de salinité du milieu ambiant, et les monohalins à stricte exigence saline. Notons l’intérêt de Fontaine pour les mots précis et leur création, souvent issue du grec classique, pour laquelle il sollicitait l’avis de Madame de Romilly.
Le sujet de la thèse de sciences confié par le professeur Paul Portier était clair :
poursuivre les travaux du maître, sur l’influence de la pression, dont la pression osmotique, sur les êtres aquatiques. Cette étude ouvrirait-elle la voie à l’explication des migrations des poissons ?
Restait à étudier le groupe estimé primitif des Cyclostomes avec la
Lamproie maritime . Comme cet animal accède dans la portion angevine de la Loire et s’y limite, le jeune homme se mit à la ‘‘ physiologie de campagne ’’… en allant observer sur place le comportement de la lamproie. Louis Courrier, le Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, grand ami du jeune physiologiste, se plaira, en 1978, à rappeler sa joie lorsqu’il évoluait dans ce Loyre gaulois déjà chanté par Du Bellay ou apprenait à ses amis pêcheurs les chansons parisiennes d’Aristide Bruant… Fontaine prouva que, dès la phase initiale de leur remontée anadrome, c’est-à-dire fluviale, les larves marines, dites ammocèles, présentaient déjà des régulations osmotiques irréversiblement adaptées à l’eau douce. Plongées à nouveau dans l’eau salée de la mer, elles succombaient rapidement, après élévation brutale de la teneur en électrolytes de leur milieu intérieur. C’était annoncer l’importance de leur mécanisme osmorégulateur et suggérer un fil conducteur pour nombre d’autres migrations amphihalines.
Toutefois cette observation fondamentale ne trouva son développement qu’ultérieurement. En effet Portier demanda alors à son élève de laisser pour un temps ces recherches prometteuses pour aller apprendre, chez le prof. Dhéré à Fribourg, les rudiments de la spectroscopie de fluorescence en lumière ultraviolette. Malgré cette rupture imposée au déroulement de travaux en plein essor, Portier pressentait avec pertinence que l’acquisition de nouvelles compétences serait fort utile au jeune chercheur. En effet, le voici bientôt capable d’observer avec maîtrise diverses substances fluorescentes présentes dans les organismes marins les plus variés. En particulier, se présente un premier phénomène à expliquer : pourquoi un ver Échiurien, la Bonellie, biosynthétise-t-il un pigment photosensibilisant, la bonelline ? Fontaine comprend que celui-ci participe à l’écophysiologie de ce ver puisqu’il commande un phototropisme négatif conduisant à la recherche d’une cachette obscure qui met l’animal à l’abri de prédateurs.
C’est à cette époque (1934) que se produit une curieuse observation qui intrigue fort Guillermond, la coloration jaune intense du mycélium d’un champignon parasite du cotonnier ( Eremothecium ashbyii), coloration provoquée par la présence d’un pigment si abondant qu’il cristallise dans les vacuoles ! Or c’est à cette époque précise qu’est établie la nature chimique de la riboflavine tout nouvellement célébrée et, suffisamment instruit, Fontaine parie qu’il s’agit de la même substance. Pourquoi cette substance dans le fameux champignon ? Cette riboflavine, dont la structure chimique a été établie très récemment, prend rang de vitamine B2. Réaliser une fabrication en fermenteurs est un grand succès industriel de Fontaine pour produire cette molécule précieuse. Comme, en Suède, le célèbre professeur Theorell, travaillait sur ‘‘ le ferment jaune ’’, combinaison de cette vitamine et d’une protéine, Fontaine décida de partir pour la Scandinavie afin de pousser l’étude de la riboflavine impliquée dans la respiration dite résiduelle. Mais 1939, ce fut le début de la nouvelle guerre mondiale et, Fontaine dut abandonner le projet et revint à son thème des grands migrateurs. Toutefois il lancera une quête systématique de la vitamine B2 chez des crustacés, des poissons et des mammifères autant que chez plusieurs végétaux. Il lui apparaîtra alors que la nouvelle ptérine doit posséder le rôle d’une substance signal, une phéromone dépourvue de liaison à une espèce particulière, mais pouvant contribuer à l’équilibre de plusieurs populations. Le nom d’écomone, est lancé. De la sorte Fontaine voit converger ses deux voies de recherches principales tracées au début de sa carrière, selon les prévisions de Paul Portier.
Préparée par les premières recherches des années 1930, la pensée de Maurice Fontaine concernant les migrations s’est ainsi affermie et précisée tout au cours de sa carrière de chercheur. Il a déjà été question ici du saumon et de la lamproie. Un autre poisson migrateur restant encore assez mystérieux de nos jours, l’anguille, le retint longtemps, en Europe, après l’incursion sous les hautes pressions abyssales de la mer des Sargasses. Au cours d’un de ses voyages dans le Pacifique, exactement aux îles Wallis, Fontaine déchiffra à ce propos l’énigme du lac de cratère Lalo Lalo : si les civelles peuvent pénétrer par d’étroits pertuis du fait de leur petite taille, les anguilles adultes restent prisonnières dans le lac et le cycle de reproduction est faussé.
Reprenons de façon synthétique cette œuvre de haute volée qui a démontré l’existence de mécanismes métaboliques et neuro-endocrinens chez deux types de poissons aux migrations opposées. Comme l’a exprimé Ivan Assenmacher, Fontaine fut l’un des fondateurs d’une des disciplines intégrées de la physiologie moderne, l’écophysiologie, science nouvelle qui étudie les interactions entre les facteurs physiques, chimiques et biotiques de l’environnement ainsi que les mécanismes endogè- nes des régulations physiologiques et comportementales des êtres vivants.
Selon un des concepts les plus heuristiques construits à partir de ses travaux, le voyage migratoire est en fait déclenché par la survenue en plusieurs étapes d’un conflit écophysiologique entre une modification interne, concernant en particulier les régulations hydro-électrolytiques de l’animal aquatique, et la nature physicochimique de son biotope de sédentarité. Il en résulte une crise aiguë contraignant le poisson adulte, dans le cas du saumon, et, pendant la phase trophique ou larvaire, dans celui de l’anguille, à une fuite salvatrice vers un milieu compatible avec son système physiologique métamorphosé par anticipation et finalement jusqu’à un biotope opposé, marin ou fluvial, adapté à la maturation sexuelle et à la reproduction.
Notre maître scientifique a fondé l’essentiel de son œuvre écophysiologique sur l’utilisation systématique de deux approches méthodologiques complémentaires.
D’une part, ce fut l’étude fine in situ des corrélations relevées entre variables physico-chimiques de divers biotopes aquatiques et l’état fonctionnel, métabolique et hormonal de leurs hôtes locaux ; d’autre part Fontaine a conçu d’élégantes méthodes d’analyse en laboratoire permettant d’élucider les mécanismes physiologiques responsables de ces corrélations. Il restera comme un pionnier en méthodologie scientifique et un critique avisé. En 1996, dans une mise au point des migrations des poissons téléostéens, autorisé par de multiples expérimentations, il exprimait des remarques de sage réserve. ‘‘ Si je puis me permettre de formuler un vœu (…), c’est celui (…) de ne pas annoncer des découvertes qui ne sont encore que des hypothèses.
Cette tendance va en s’amplifiant en notre temps du fait des médias qui réclament, de plus en plus fréquemment, du sensationnel ». C’est ainsi qu’il récusait le langage simplificateur et considérait la nécessité de fractionner les explications. Les mécanismes des animaux migratoires dans leur ensemble doivent être multiples et il faut distinguer plusieurs étapes au cours desquelles interviennent, probablement, plusieurs rapports conflictuels ou non entre conditions de milieu et état physiologique, traduction du programme génétique et modulations environnementales. Un autre trait de l’originalité de ces travaux fut de dégager, en avance sur beaucoup d’autres, des concepts maintenant admis tels que celui de signaux interspécifiques au sein des écosystèmes.
Egalement belle fut la découverte, chez les poissons téléostéens, de la fonction jusque-là mystérieuse des corpuscules de Stannius : situés au contact du rein, ils produisent une hormone régulatrice majeure du métabolisme phosphocalcique, la stanniocalcine qui apparaît comme la réplique des hormones parathyroïdiennes des mammifères. De nombreuses études expérimentales de Fontaine et de ses nombreux élèves portèrent sur diverses autres hormones et enzymes. Les poissons migrateurs ont un cycle d’activité neuro-endocrinienne beaucoup plus marqué que n’en possè- dent les sédentaires.
Fontaine a réussi, par injection d’hormones à doses modérées, à obtenir la ponte d’œufs chez les anguilles femelles et la libération de spermatozoïdes chez les mâles.
Il est évident que ces observations conduisent à des applications en pisciculture.
L’immersion prolongée en profondeur stimule la fonction hypophysaire gonadotrope de l’anguille européenne femelle. La maturation sexuelle en laboratoire de l’anguille mâle et femelle est possible par stimulation hormonale et l’hyperbarie des profondeurs marines est un facteur stimulant de la maturation sexuelle chez l’anguille immergée.
Le temps nous manque ici pour exposer l’ensemble des publications de notre auteur.
Fontaine a été appelé pour avis et conseils dans des pays où les affaires de la mer prédominent, particulièrement par le Roi Norodom Shihanouk pour guider les autorités de la pêche au Cambodge et rééquilibrer la production de poissons en eau douce et dans le Golfe du Siam.
Ces recherches variées retinrent l’attention de nombreuses autorités scientifiques et de la pêche, d’où une large participation aux travaux d’importants organismes publics : les poissons migratoires comptent largement comme ressources alimentaires. Notre confrère présida le Comité de perfectionnement de l’Institut océanographique (1961-1993), le Comité d’exploitation des océans (COMEXO, 1963), le Comité scientifique du Service mixte de contrôle biologique des sites d’expérimentation nucléaire (1965), le Group of Experts on the Scientific Aspects of Marine Pollution (1966), le Comité national français des Sciences atomiques (1962), le
Conseil de la
Pacific Science Association (1970-1991), puis l’IFREMER et bien d’autres.
Fontaine sut gré au Chancelier Edouard Bonnefous d’avoir conçu et réalisé un Centre de la Mer et des Eaux. Elu président de l’Académie des sciences en 1975, l’éminent physiologiste devait contribuer à la mise en place d’une profonde réforme et son esprit rigoureux ainsi que sa courtoise fermeté lui permirent de faire aboutir sans dommage les réformes adoptées. Comme le vice-président, tombé malade, ne put assurer ses responsabilités, Fontaine fut exceptionnellement prié de poursuivre sa présidence pendant une seconde année en 1976 ce qui lui permit de parachever la réforme de l’Académie, dont il fut le principal maître d’œuvre.
Commandeur de la Légion d’honneur (1977) et de l’Ordre de Saint-Charles (Monaco, 1972), Commandeur de l’Ordre Royal du Cambodge (1966), Docteur honoris causa de l’Université de Liège (1971), Maurice Fontaine fut reconnu comme l’un des plus marquants océanographes biologistes du xxe siècle.
Parmi les nombreux voyages, il faut citer cette merveilleuse croisière océanographique à bord du Président Théodore Tissier faisant visiter les littoraux des Açores,
Canaries, Cap vert, Sierra Leone, Mauritanie. Il publia abondamment — on compte 430 notes originales, mémoires, mises au point et conférences. Son œuvre scientifique fut immense. Il reçut exceptionnellement deux prestigieuses distinctions internationales dans cette discipline, la Médaille Johannès Schmidt du Danemark et le Grand Prix d’Océanographie Albert Ier de Monaco. Même, en 1978, lui fut attribuée par deux illustres chercheurs roumains, Mihail Bacescu, ancien élève du Museum d’histoire naturelle, et Muradian, la dédicace d’un genre nouveau, Fontainella pour un petit crustacé récolté sur les côtes libyennes (
Fontainella mediterranea, Pseudocomatidaea ).
Nous ne saurions occulter la grandiose cérémonie jubilaire en l’honneur du Professeur Maurice Fontaine tenue le 1er décembre 1978 dans le grand Amphithéâtre du Muséum national. La présidence fut assurée par le Professeur Jean Dorst, membre de l’Institut, Directeur du Muséum. Plusieurs autres membres de l’Académie des sciences, douze membres de notre compagnie et deux de l’Académie de pharmacie honoraient de leur présence leur éminent ancien. Les délégations étrangères correspondaient à dix-huit pays.
À nombre de ses confrères, il apparut comme un des fondateurs d’une des disciplines intégrées de la physiologie moderne, l’écophysiologie, science nouvelle qui étudie les interactions entre les facteurs physiques, chimiques et biotiques de l’environnement et les mécanismes endogènes des régulations physiologiques et comportementales des êtres vivants.
Gravée par le maître Roger Bacon, la médaille commémorative représentait, à côté d’hydres dressées, les trois principaux partenaires des travaux majeurs de Fontaine une anguille, une lamproie et un saumon.
Citons plusieurs ouvrages de Fontaine : La vitamine B2 (avec A. Raffy), Collection
Actualités scientifiques et industrielles, Hermann, Paris, 1940, no 871 (100 pages), Physiologie , dans l’Encyclopédie de la Pléiade, Paris, 1969, Rencontres insolites d’un biologiste autour du monde . L’Harmattan éd. Paris, 1999. Il participa à la Direction de l’édition française de l’Encyclopédie zoologique de Bernhard Grzimek,
Le Monde animal , en treize volumes et rédigea Physiologie dans l’Encyclopédie de la
Pléiade, Gallimard éd., Paris 1969 (1 938 pages). Ce fut encore une collaboration au célèbre Traité de Zoologie de Pierre Grassé (chapitre des Cyclostomes) et à l’ouvrage de
Physiologie de Roger et Binet.
La fin de la vie de notre confrère fut marquée par la tristesse de voir son épouse atteinte d’une maladie neurodégénérative qui obligea à une séparation. Il écrivait beaucoup et parmi ses derniers écrits, souvent désabusés, retenons ces ‘‘ Réflexions d’une fin de siècle sur la notion de l’art de vivre. L’Art de vivre fut d’abord l’art d’élaborer une certaine spiritualité de l’individu, puis, l’art du comportement vis-à-vis de ses semblables, l’art d’obtenir une certaine harmonie dans les sociétés humaines, l’art d’acquérir et de conserver une condition physique et mentale satisfaisante par la pratique d’un certain type de vie (exercices, relaxation, régime alimentaire, etc.) Enfin l’art de vivre a été happé au cours du siècle par un raz de marée publicitaire. L’art de vivre consiste à acheter son alimentation chez X, ses vêtements chez Y, ses chaussures chez Z. Ainsi se manifeste, de façon éclatante, l’évolution égoïste et économique de la représentation que se fait actuellement l’homme de l’art de vivre.
L’art de vivre, dans les siècles futurs, devra surtout suggérer aux individus du phylum humain, l’art de mourir. ’’
N’oubliant pas son père, Fontaine, dans une note de bas de page, faisait allusion au sacrifice à la Grande Guerre de nombreux hommes marqués par ‘‘ l’art de mourir pour la patrie, mais ceux-ci sont devenus fort rares… ’’ Et encore : ‘‘ … si j’ai toujours cravaché ma misérable monture, c’est que j’avais pris l’habitude, très jeune de le faire. Ce n’était pas par masochisme, mais parce que de ma jeunesse à l’adolescence, j’ai vécu dans une atmosphère douloureuse et que la seule façon de s’en évader sainement, c’est le travail. J’ai alors découvert le plaisir de grignoter l’ignorance, puis la joie de découvrir ou d’avoir l’illusion de découvrir certains secrets de la nature…
Dans le passé, les personnes âgées, tant qu’elles restaient lucides, pouvaient, même si toute activité physique leur devenait impossible, se bercer de cette consolation qu’elles communiquaient utilement aux jeunes générations ce qu’on appelait alors ‘‘ la Sagesse des Anciens ’’. Cette opinion n’est plus guère de mise aujourd’hui .
Heureusement la rencontre d’une gouvernante attentive et déférente, Éva Esmeralda Ferreira de Sousa, dès 1992, l’aidera plus tard à supporter avec stoïcisme les moments difficiles de la fin de vie. Tous ceux qui avaient le privilège de visiter le Président Maurice Fontaine pouvaient constater la dignité de ce grand vieillard parfaitement soigné et élégamment vêtu.
Qu’il soit permis toutefois d’exprimer un regret : notre compagnie n’a pas pu ou su profiter au moment opportun des connaissances si remarquables de Maurice Fontaine en physiologie comparée. Nous avons beaucoup manqué en n’organisant pas des confrontations entre spécialistes diversifiés de ces disciplines croisées et, peutêtre, serait-il souhaitable d’en envisager dans le futur.
En attendant, au nom de l’Académie toute entière, j’exprime au Professeur AlainYves Fontaine qui n’a malheureusement pu venir parmi nous, des sentiments de profonde affliction et de haute considération pour feu son père. Nous souhaitons vivement que ce grand ancien serve de modèle de vie à ses arrière-petits enfants.
Le 19 juin 2003, il dicta à sa gouvernante des paroles assez désabusées. Je les cite et ce sera la fin de mes propos déférents : ‘‘ Au cours de mes dernières années de marche inévitable vers la mort, je pense avec résignation aux souffrances physiques et psychiques qui ne manqueront pas de s’amplifier, mais aussi avec le sentiment que le départ sera la libération d’une société qui entrave trop les libertés des sociétés d’hommes adultes, ayant le sens de leurs responsabilités vis-à-vis des autres membres de la société et des écosystèmes de la planète elle-même ’’.