Publié le 4 décembre 2001
Éloge

Louis AUQUIER

Éloge de Stanislas de Sèze (1903-2000)

Louis AUQUIER

Stanislas de Sèze est né à Paris en octobre 1903. Il appartenait à une famille dont les branches multiples avaient leur origine à Saint-Émilion, près de Bordeaux. Il descendait directement du frère de Romain de Sèze dont chacun sait qu’il a été un des défenseurs du roi Louis XVI devant le Tribunal révolutionnaire. Son père Jules de Sèze était médecin, son aïeul, Victor de Sèze était professeur à la Faculté de médecine de Bordeaux, mais se réclamait de l’école de Montpellier. Jules de Sèze exerçait dans le quartier de Saint-Sulpice, médecin de famille au sens littéral du terme puisqu’il avait quatre fils et vingt-cinq neveux au premier degré. « Dès mon enfance, écrit Stanislas de Sèze, je sus qu’un médecin n’a pas de clients mais des malades et que l’argent qu’il reçoit s’appelle des honoraires. En fait mon père avait surtout des malades qui ne donnaient pas d’honoraires ». Il dit plus loin : « C’est mon père qui nous apprit le latin, cette langue magnifique et dès l’âge de neuf ans ».

Au sortir des études secondaires et après hésitation, c’est la médecine qui fut choisie.

Les premiers contacts avec le malade hospitalisé — qui se faisaient alors en première année de médecine, ce que réclament toujours les étudiants en médecine de notre temps — furent une découverte merveilleuse. Brillant élève, il gravit tous les échelons sans effort, externat, internat des hôpitaux dès le premier concours, médecin des hôpitaux en 1935 (à trente-deux ans) ce qui représentait alors la porte la plus étroite, et enfin agrégé en 1945. Il est titularisé comme professeur d’histoire de la médecine et de la chirurgie en 1960 dans le cadre de l’ancienne Faculté de médecine de Paris, ce qui lui permet d’être professeur de clinique rhumatologique en 1965.

Au cours de son internat ses maîtres furent : Halbron, Crouzon, Levy-Valensi, Léon Tixier, Maurice Loeper et surtout Georges Guillain, professeur de neurologie, un des grands cliniciens de la Pitié-Salpêtrière. Dès lors, sa décision est prise. Il sera neurologue et exercera la plus belle des spécialités médicales parce que la plus difficile, la plus rigoureuse par ses liens avec l’anatomie et la physiologie des structures nerveuses.

Les événements en décidèrent autrement. Déjà chargé d’une nombreuse famille, le jeune médecin des hôpitaux non rémunéré qu’il était obtint d’assurer une consultation des rhumatismes à l’hôpital des médaillés militaires à Saint-Cloud. Il s’efforce d’y traiter des douloureux de toute sorte et en particulier des sciatiques. Il y rencontre Henri Dausset qui vient de fonder la Revue du Rhumatisme et qui lui demande d’écrire un article pour sa revue sur les infiltrations d’anesthésiques dans les névralgies. Le succès est tel qu’Henri Dausset par voie testamentaire — avec l’accord de ses deux fils dont l’un Jean est un des nôtres — propose à Stanislas de Sèze de lui succéder comme rédacteur en chef de la Revue du Rhumatisme . Comme l’a écrit de Sèze « la décence, même à défaut de vocation, m’eût obligé à devenir rhumatologue ». Un autre évènement se produisit à l’amphithéâtre Charcot de la Pitié-Salpêtrière, en 1938, lors d’un exposé du professeur Petit-Dutaillis, neurochirurgien, sur une lésion rare qu’il avait constatée et opérée et qui avait été publiée en 1928, avec Théophile Alajouanine. Cette lésion consistait en une masse tissulaire ressemblant à du cartilage dilacéré, située en arrière d’un des derniers disques intervertébraux et comprimant une des racines du sciatique. Cette anomalie fut identifiée comme une hernie discale quelques années plus tard en 1934 par Mixter et Barr aux États-Unis. En écoutant l’orateur décrire les signes qui permettaient de reconnaître cette maladie ayant conduit à l’intervention chirurgicale, Stanislas de Sèze reconnut tous ceux qu’il avait observés en examinant avec soin les sciatalgiques venus le consulter et qu’il s’efforçait de soulager par des infiltrations anesthésiques. Dès lors s’impose à son esprit cette idée force qu’il n’y a pas plusieurs types de sciatiques comme cela était appris partout, mais que la hernie discale, faisant saillie en arrière d’un des derniers disques intervertébraux (appelés L4-L5 ou L5-S1) n’était pas une lésion rare et devait constituer la cause de la sciatique dite commune.

Il fallait des arguments pour faire accepter cette nouveauté et répondre aux critiques qu’elle provoquait. La mobilisation générale de septembre 1939 et les longues heures d’inaction qui l’accompagnèrent lui laissèrent le temps de rédiger un mémoire publié en décembre 1939 dans la Revue du Rhumatisme , repris dans la

Presse médicale en juin 1940 sous le titre : sciatique banale et disques lombosacrés . Il faut relire ce texte : tout est dit et argumenté avec soin, l’auteur ne disposant à l’armée d’aucun moyen bibliographique, mais s’appuyant sur ses dossiers personnels et sur des faits qu’il avait mémorisés et observés avec la rigueur qu’apporte l’examen neurologique.

Vinrent ensuite les années sombres de l’Occupation. Au jeune médecin des hôpitaux et à ses premiers élèves n’est offert qu’un service provisoire dans des locaux réquisitionnés à la Cité Universitaire. Une période de travail intense s’ensuivit, centrée surtout sur la sciatique commune, malgré des difficultés de toute sorte et même une interruption pour une maladie grave pour l’époque. Dès 1941, avec René Küss est fait un travail anatomique chez 24 sujets portant sur la topographie et le trajet des deux racines de chaque sciatique par rapport aux disques intervertébraux et aux ligaments jaunes. La pièce anatomique et le schéma qui l’accompagne soulignent bien les variations anatomiques dans le niveau de sortie des racines nerveuses ce qui ne sera pas pour surprendre les chirurgiens de la sciatique, présents parmi nous André Sicard, Raymond Houdart et Jean Cauchoix.

En 1945 il obtient la consultation de l’hôpital Lariboisière, qu’il oriente vers la pratique rhumatologique. Les consultants, les élèves et les auditeurs de tous âges affluent dans un local exigu. Il faut installer des paravents mobiles. Deux ans plus tard, il obtient des lits d’hospitalisation, répartis en deux salles communes assez éloignées de la consultation, laquelle demeure encore le centre d’activité du service.

Les conditions de travail sont inacceptables. La solution est trouvée grâce à un don privé généreux de M. et Mme Viggo-Petersen obtenu en 1952 et qui a permis, avec l’aide financière de l’APHP, la construction d’un centre adapté à la fois à l’hospitalisation et surtout aux consultations externes, activité dominante dans la discipline rhumatologique. Pour les consultants externes a été mise en place la Journée de Diagnostic, système de soin unique au monde à cette époque, adopté depuis dans d’autres disciplines médicales ou chirurgicales. Le patient qui vient consulter, sur rendez-vous, est examiné le matin de façon détaillée. Un dossier est constitué. Il est adressé au laboratoire en vue des examens nécessaires et au service de radiologie en vue d’un dépistage radiologique orienté. Les résultats de ces explorations sont obtenus le jour même et servent à compléter le même jour une seconde consultation de conclusion effectuée par le même médecin. Une lettre détaillée remise au patient, est destinée surtout au médecin qui l’a adressé. Une hospitalisation est parfois nécessaire. Le Centre dispose de lits d’hospitalisation, d’une bibliothèque spécialisée, d’une unité propre de radiologie et d’imagerie, d’un laboratoire d’immunologie, d’une unité de recherche orientée sur le métabolisme phosphocalcique, de locaux d’enseignement pour les étudiants et pour les élèves d’une école de kinésithérapie intégrée dans le Centre. Le « patron » a pris une part active dans la mise en place de cette structure, sachant vaincre les résistances que suscite toute nouveauté.

Il a pris sa retraite en 1975 mais son activité ne s’est pas beaucoup ralentie… Il convient maintenant d’envisager son œuvre accomplie sous trois aspects qui sont complémentaires :

— ses apports en recherche et surtout en recherche clinique ;

— sa méthode pour examiner et traiter et l’exemple qu’il en donnait ;

— son œuvre d’enseignant.

Les recherches cliniques

Stanislas de Sèze a été un animateur et un chef d’école dans tous les sens du terme.

Le nombre des publications qui portent son nom dépasse le millier ! Certains peuvent s’en étonner : tous ceux qui ont travaillé avec lui savent qu’il lisait et corrigeait tous les textes proposés par ses collaborateurs, qu’il en réécrivait des passages entiers et qu’il n’acceptait aucune négligence de style.

La sciatique a constitué le point de départ à partir duquel a été construite la sémiologie clinique, radiologique puis en imagerie moderne, d’une affection courante, douloureuse, invalidante dont le traitement reste difficile à schématiser — Pourquoi ? Parce que l’évolution dans le temps de la crise de sciatique réserve des surprises concernant sa durée, la récidive et les complications possibles. Parce que le traitement radical à savoir la suppression de la cause la plus fréquente, la hernie discale postérieure, n’obtient plus les 97 % de succès rapportés par les premiers chirurgiens. Des résultats aussi brillants ont sans doute conduit les patients qui souffrent et leurs médecins à faire intervenir les chirurgiens sur des sciatiques qui auraient guéri dans le délai habituel de trois mois après le début de la crise. Stanislas de Sèze a bien montré et enseigné à ses élèves que, dans une maladie qui reste sans gravité réelle, c’est le patient qui souffre qui doit décider en fonction du traitement qui lui est proposé : ou bien attendre encore en prenant des calmants ou bien préférer l’intervention sur la cause du mal, soit chirurgicalement, soit aujourd’hui en utilisant une nucléolyse par injection d’un produit, la chymopapaïne, qui réduit le volume de la hernie discale.

Une autre difficulté est de ne pas confondre sciatique et douleur lombaire : la lombalgie, qui accompagne la crise de sciatique — ou la précède — ou lui succède et dont l’évolution dans le temps et le traitement sont différents. Stanislas de Sèze nous a appris les signes objectifs cliniques qui permettent à tout médecin, dans son examen, de distinguer l’une et l’autre. Il est intéressant de voir que les études épidémiologiques qui se multiplient depuis quelques années sur la lombalgie commune et qui sont appuyées sur des questionnaires détaillés concernant la qualité de vie et bien d’autres critères sont frappées d’un biais important : les sujets interrogés n’ont pas été examinés cliniquement. Il s’agit là d’un recul par rapport aux acquisitions que nous devons à de Sèze. Il n’est pas bon d’avoir raison avant tout le monde.

Les travaux sur la sciatique devaient le conduire à s’intéresser à d’autres chapitres de la pathologie du rachis. Tout d’abord, les autres causes de douleurs rachidiennes, cancers, tuberculose, infections, parasitoses et bien entendu la spondylarthrite dite ankylosante et les spondylolisthésis sans oublier les plus communes, au moins sur le plan radiologique, les arthroses des différents étages du rachis qui sont la source de douleurs et de raideurs. Sur chacun de ces chapitres, avec la collaboration des élèves du service, des mises au point sont faites, aidées par une iconographie radiologique de plus en plus précise dans laquelle prend place l’incidence dite de Stanislas de Sèze pour le rachis lombopelvien, en postéro-antérieure. Elle permet d’avoir sur le même film une projection très lisible des derniers disques lombaires, des sacro-iliaques et des coxo-fémorales et de leur interligne. C’était simple : il suffisait d’y penser.

A partir de la 2ème moitié des années 1950, l’activité du service de Lariboisière va se diversifier :

— le métabolisme phosphocalcique et ses perturbations : décalcifications vertébrales diffuses dites ostéomalacies par carence en rapport avec les privations subies pendant l’occupation, puis les ostéoporoses. La responsabilité de ces travaux est confiée à André Lichwitz, puis à Hioco. Une unité INSERM est mise en place, dirigée par André Peltier qui l’oriente vers la recherche immunologique ;

— les maladies de la hanche et la plus fréquente d’entre elles la coxarthrose, sont confiées à Michel Lequesne qui assure la liaison avec les chirurgiens orthopédistes. La clarté et la rigueur apparaissent dans la sémiologie et le classement des maladies de la hanche, constituant le point de départ et la base à partir desquels les indications de la chirurgie sont posées. On connaît le brillant résultat des prothèses dans la coxarthrose. Dans l’ostéonécrose de la tête fémorale, plus rare et connue dans les accidents de décompression (maladies des caissons pneumatiques), une nouvelle série montre chez des sujets encore jeunes le rôle d’une intoxication alcoolique massive à jeun ;

— la « périarthrite de l’épaule » est démembrée grâce aux travaux anatomiques de Jean Welfling et aux recherches cliniques de Caroit, Hubault et Renier. La distinction entre les lésions des divers tendons et de leurs bourses de glissement d’une part et la capsulite rétractile de l’épaule d’autre part est celle qui est admise par tous aujourd’hui, mais comme les remarquables publications correspondantes n’ont pas été faites en anglais, elles sont restées méconnues à l’étranger ;

— la polyarthrite rhumatoïde, autour de laquelle s’est construite la rhumatologie bien qu’elle ne constitue qu’une des cinquante maladies qui affectent l’appareil locomoteur, a été l’objet de publications nombreuses sous la direction d’Antoine Ryckewaert et de Marcel Francis Kahn. L’intérêt thérapeutique d’une corticothérapie prolongée à faibles doses a été démontré par Nina Debeyre. En 1964, la maladie de Still, que l’on croyait limitée à l’enfance, est décrite chez l’adulte ;

— les arthropathies et les para-arthropathies par surcharge en sels calciques (pyrophosphates ou hydroxyapatite de calcium) sont mieux individualisées et distinguées de la goutte classique. Les amas calciques remplacent les dépôts d’acide urique ;

— enfin le cartilage, cet inconnu, commence à être compris au moins dans la façon dont il se détruit, sans qu’on sache encore comment passer des prothèses qui le remplacent imparfaitement à un cartilage néoformé identique à l’original.

 

En 1988, Stanislas de Sèze a signé son dernier texte sur les perspectives dans le domaine de l’inflammation en rhumatologie mais il n’a cessé de se tenir au courant des nouveautés dans notre discipline ayant trait surtout avec la biologie et l’imagerie.

Il est intéressant de voir combien il était exigeant sur les preuves qu’il faut avoir avant d’admettre une entité nouvelle — René Descartes l’avait déjà dit — et « l’ evidence based medicine » reprend maintenant une telle attitude encore que la traduction exacte serait plutôt « thérapeutique médicale basée sur les preuves ». Il acceptait donc difficilement ce qu’on appelle les « fonctionnels » en médecine depuis Pierre Arami, qui représentent quarante pour cent au moins des consultants en rhumatologie, et qu’on désigne encore par d’autres noms, syndrome polyalgique disséminé, fibromyalgie étant provisoirement le dernier. Ce sont des patients qui ont mal partout, surtout dans le dos, « immensément algiques » comme disait Fred Siguier. L’examen est négatif mais l’aspect physique n’est pas inquiétant. Il pensait qu’une origine lésionnelle devait être trouvée et s’était résigné à accepter l’explication mettant en cause l’abaissement du seuil de la sensibilité à la douleur.

De même, il avait été réservé pour accepter l’entité décrite par un chirurgien hollandais (Verbiest) d’une sténose constitutionnelle rétrécissant le diamètre du canal osseux rachidien. Or, elle existe, elle est rare et le plus souvent latente mais elle peut provoquer avec l’âge une compression intermittente des racines nerveuses des membres inférieurs sous forme de fourmillements et de gêne à la marche. Il redoutait et il n’avait pas tort, que cette sténose devienne une explication commode pour des douleurs rachidiennes prolongées sans cause précise.

Son activité de clinicien. Comment travaillait-il ?

Beaucoup, doit-on répondre. Il en est parmi ses élèves qui se sont épuisés à le suivre et qui ont abandonné. Mais tous ceux qui ont connu son service ont admis qu’il y avait pour eux un avant et un après…. La matinée commençait tôt et se passait avant tout à la consultation externe, comme dans tous les services de rhumatologie. Il écoutait, avec une attention extrême et bienveillante, les observations rédigées par les étudiants externes ou internes et les assistants, mais il s’intéressait plus encore, si on peut dire, aux réponses du patient venu consulter, à sa mimique, à ses réactions lors de l’examen clinique complet qu’il effectuait aussi bien dans la zone présentée comme douloureuse que dans les autres, en s’attachant peut-être plus à celles-ci.

Puis les radiographies étaient examinées — jamais le compte rendu qui les accompagnait — et il dessinait lui-même au tableau noir, très vite, ce qu’il voyait et qui avait échappé le plus souvent aux témoins de cette consultation. C’était un excellent dessinateur. En quelques traits, les contours des pièces osseuses, les différentes parties d’une vertèbre (cervicale ou dorsale ou lombaire car elles sont différentes) de face, de profil, de trois quarts, l’emplacement des disques intervertébraux, des ligaments, des racines nerveuses et leurs parcours étaient schématisés. L’auditoire composé d’étudiants mais aussi de nombreux médecins voyait et comprenait, n’hésitant pas à poser des questions. La consultation se terminait par la prescription ou par une lettre destinée au médecin traitant, comportant l’une et l’autre le diagnostic qui était proposé avant les conseils thérapeutiques. En cela il était aussi un précurseur. Il avait compris que le malade voulait être informé, dans un langage accessible pour lui sans qu’il soit nécessaire ni obligatoire de lui remettre un dossier « complet », incompréhensible pour beaucoup et reflétant souvent les hésitations des médecins traitants successifs. Les matinées étaient consacrées aussi à la visite critique des malades hospitalisés jusqu’à une heure avancée : 13 heures 30 ou même 14 heures.

Il y avait aussi une matinée par semaine, le vendredi, une consultation commune avec les chirurgiens — et surtout parmi eux, Jean Debeyre — auxquels pouvaient être adressés les malades destinés à être opérés. Il y avait encore une matinée consacrée aux échecs des traitements, en particulier des malades opérés de sciatique et mécontents des résultats obtenus. Il y avait chaque mois une réunion bibliographique vespérale après le dîner au cours de laquelle était passée en revue la littérature nationale et internationale dans la discipline rhumatologique et aussi dans les disciplines voisines.

En ce temps lointain les chefs de service hospitaliers n’étaient pas rétribués et devaient assurer leur subsistance et celle de leur famille grâce à leur clientèle privée, trois ou quatre après-midi par semaine. Pour ceux qui ont apporté leur aide à Stanislas de Sèze, en prenant des notes pour lui présenter le patient, sans jamais se substituer à lui en cette circonstance, c’était un des moyens de s’instruire en le voyant travailler car il accordait le même temps d’examen au malade de l’hôpital et au malade de ville. Cette manière d’apprendre son rôle futur de clinicien et de consultant était pour un jeune médecin un enchantement.

En cette occasion, on pouvait apprécier la collaboration passionnée, discrète et efficace de son épouse Simone, malgré des charges de famille écrasantes.

Comment enseignait-il ?

Au-delà de l’enseignement pratique auprès du malade ou au lit du malade que nous venons d’évoquer se situait un enseignement théorique, oral et écrit et la lecture de radiographies. L’enseignement théorique se faisait à la Faculté suivant les programmes établis par le Conseil de Faculté. Stanislas de Sèze satisfaisait à ce rite avec talent. Il avait aussi mis sur pied un enseignement théorique dans son service hospitalier. Chaque membre de l’équipe intervenait sur un thème choisi à l’avance.

Le patron excellait dans ces exposés qui attiraient un nombreux auditoire. Il partait toujours d’un texte écrit, mais on oubliait vite ce détail : cela semblait naturel, coulant de source, comme improvisé. Les illustrations se plaçaient aux bons moments mais sans excès. Le style en était naturel et parfaitement adapté au sujet. Il suffit pour s’en convaincre de relire ce qu’il a écrit sur les manipulations vertébrales dites ostéopathiques (présentées à cette tribune en 1984) auquel il n’y a rien à ajouter ni à retrancher.

— Les séances de lecture des radiographies étaient sa passion. Destinées en principe aux externes arrivant dans le service, elles étaient faites à partir de clichés soigneusement choisis et de bonne qualité. Il était lui-même un photographe de talent. Les étudiants passant à tour de rôle devant l’écran, étaient guidés dans leur lecture et leur interprétation. Des notes leur étaient attribuées. Les séances avaient lieu le lundi matin : le patron les préparait avec soin le dimanche précédent. Après sa retraite il a continué à les faire dans son service : l’auditoire n’était pas composé que d’étudiants.

— L’enseignement écrit s’est concrétisé par de nombreuses publications que l’on ne peut toutes citer. Elles furent écrites sous sa direction et avec ses élèves y compris dans l’histoire de la rhumatologie. Son œuvre essentielle réside dans Le Traité de rhumatologie écrit en collaboration avec Antoine Ryckewaert — qui fut son premier interne à l’hôpital de la Cité Universitaire — document de base publié chez Flammarion et qui reste l’ouvrage de référence en langue française.

— Au-delà de l’enseignement qu’on appelle maintenant de 3ème cycle, la formation postuniversitaire n’a pas été négligée. À partir des séances bibliographiques qui se tenaient dans le service et qu’il présidait avec autorité et pertinence, et devant leur succès, il a fallu trouver un local qui accueille les rhumatologues de plus en plus nombreux de France et d’Europe francophone. C’est ainsi que chaque année depuis quarante ans se tiennent à Paris, au Palais des Congrès de la Porte Maillot, les journées du Centre Viggo-Petersen consacrées à l’actualité rhumatologique et organisées dans les moindres détails par les équipes dirigeantes des services de rhumatologie de Lariboisière et de Bichat. Elles accueillent un public attentif de spécialistes dont le nombre n’est jamais inférieur à neuf cents participants. Monsieur de Sèze en a assuré la présidence avec brio et humour jusqu’à ses dernières années.

— Les volumes de l’actualité rhumatologique publiés depuis 1964 sont un instrument de consultation et de perfectionnement exceptionnel. Dans 90 % des cas on y trouve en deux minutes l’information recherchée grâce à un index cumulatif se rapportant aux 35 volumes qui couvrent presque tous les sujets de la pathologie ostéo-articulaire, y compris chirurgicale. Une fois n’est pas coutume : même outreManche, cette collection en français a fait l’objet de louanges et d’envie…

Au total, Stanislas de Sèze a rempli brillamment, avant même la mise en place de la réforme Debré, les trois missions d’un hospitalo-universitaire : la recherche, anatomique et radiologique (on dirait maintenant en imagerie) et surtout clinique ; les soins aux malades, par son exemple profondément humain qu’il a inculqué à ses élèves et enfin l’enseignement pour lequel il avait un don exceptionnel.

Devant une pareille œuvre on doit s’interroger sur le secret de cette réussite. Nous l’avons souligné chemin faisant, il faut mettre en avant tout d’abord une grande capacité de travail malgré des obstacles multiples. Il convient aussi et surtout de mettre en cause une intelligence hors du commun. Comment définir l’intelligence ?

Il était un excellent latiniste, goûtant cette langue écrite superbe dans sa construction, sa concision, sa grammaire difficile et rigoureuse. Le fort en thème qu’il était a même pensé devenir professeur de latin. Puis des études médicales brillantes et rapides, l’internat obtenu sans effort, la fascination exercée par la neurologie apprise surtout auprès du professeur Guillain et l’ayant conduit naturellement à une agré- gation neurologique obtenue de haute lutte en 1943 après une leçon d’agrégation sur la sclérose en plaques qui est restée un modèle du genre. Enfin, l’assimilation rapide des notions nouvelles qui l’attiraient toujours, l’aisance et la clarté dans le diagnostic surprenaient ceux qui ont travaillé avec lui. Cette intelligence rapide des choses et des gens ne l’empêchait pas d’écouter les autres avec bienveillance et objectivité.

Devant un malade de diagnostic difficile, il avait le souci, à l’opposé de brillants esprits, de ne pas s’orienter d’emblée vers des diagnostics rares. Tous ceux qui ont travaillé seul avec lui, le soir après le dîner souvent jusqu’à une heure avancée et qui lui présentaient un projet de texte, des observations de malades et des références bibliographiques plus ou moins obscures ou mal comprises, étaient surpris de voir la clarté apparaître et les mots exacts venir pour l’exprimer.

Ce portrait que nous avons voulu limiter aux qualités de chercheur, de clinicien et d’enseignant ne saurait faire oublier l’homme. Sa culture alimentée par une connaissance étendue des grands classiques jusqu’à Charles Péguy qu’il admirait et citait volontiers. Son attention à n’oublier aucun de ses élèves surtout s’il rencontrait des difficultés, sa générosité poussant à convier tout son service au domaine familial d’Eyran près de Bordeaux ou à réserver pour une soirée entière une « Boîte » en vogue comme la Fontaine des Quatre Saisons. Il n’a pas hésité pendant l’Occupation à aider et à sauvegarder ceux dont il savait qu’ils étaient menacés.

Il était Commandeur de la Légion d’honneur. Il a été élu à la présidence de la Société de Rhumatologie, de la Ligue européenne antirhumatismale (EULAR) fondée par les docteurs Forestier père et fils. Il a présidé la Société Médicale des Hôpitaux de Paris.

L’Académie de médecine

Il n’est pas étonnant qu’une telle personnalité ait retenu l’attention de ses aînés et de ses amis parmi les membres de notre Compagnie. Louis Justin-Besançon mit tout son poids en faveur de la candidature de Stanislas de Sèze qui fut élu en 1964 à l’âge de 61 ans. Il se fit remarquer parmi nous par sa présence attentive, la qualité de ses interventions. Elu à la vice-présidence en 1980, il a présenté à la tribune en cinquante minutes un rapport intitulé : « un demi-siècle de rhumatologie : 1930-1980 » centré sur le rhumatisme articulaire aigu, les arthrites chroniques à savoir la polyarthrite rhumatoïde et la spondylarthrite rhumatismale et enfin les arthroses, secondaires et primitives, en montrant et en démontrant les progrès accomplis dans la discipline rhumatologique, laquelle n’était pas trop prise au sérieux dans les débuts et qu’il a contribué à mettre à sa place dans le cursus des études médicales. Trois parmi ses élèves appartiennent à notre Académie : Maurice Guéniot, Georges Crémer et Jean-Baptiste Paolaggi.

 

Dans son allocution présidentielle en 1981, il énonçait les objectifs et les réformes nécessaires pour rajeunir l’Académie, resserrer les liens avec les pouvoirs publics, s’étonnant que son avis n’ait pas été demandé sur les problèmes de l’avortement, la réforme des études médicales et de l’internat, s’étonnant encore que les « vœux » adressés aux pouvoirs publics ne soient pas honorés d’une réponse. Il indiquait que l’Académie doit affirmer son rôle national, supprimer la 8ème section, ne connaître que des correspondants nationaux, reconsidérer peut-être son mode de recrutement pour certains de ses membres, inviter des journalistes de la presse médicale et de la grande presse d’information à des « grandes conférences » qui sont devenues nos séances thématiques. Il encourageait le groupe de travail mis en place par de Vernejoul pour réaliser ces objectifs, mais, un an après, il reconnaissait l’échec de ses projets et demandait à ses successeurs de reprendre le projet de réforme du règlement. C’était en 1982…

Vinrent ensuite quelques ennuis de santé attribués à l’âge et en particulier un oubli des noms propres. Il décida de ne plus venir à nos séances de crainte, a-t-on dit, de ne pas identifier sans erreur des collègues qui étaient pour lui des amis très anciens. Il fut hospitalisé à Lariboisière pour un accident neurologique aigu sans perte de conscience mais avec des malaises multiples, vertiges et difficultés à s’exprimer, troubles de la déglutition au sujet desquels il a murmuré distinctement « syndrome de Wallenberg » ce qui était un diagnostic exact. Il reconnaissait clairement les visiteurs qui venaient passer quelques instants dans sa chambre à l’hôpital Lariboisière dans son ancien service, celui qu’il avait fondé. La mort dont il n’avait pas peur est venue le délivrer après quelques semaines.

Au nom de l’Académie, le secrétaire perpétuel qui a été un des plus anciens élèves de Stanislas de Sèze tient à dire à sa famille, ses huit enfants, ses petits-enfants et même ses arrière petits enfants que Stanislas de Sèze a été dans le siècle qui vient de se terminer, un très grand médecin dont la notoriété s’est heureusement répandue en dehors de notre pays. Il a été un grand président de notre Compagnie. Sa mémoire et son exemple resteront longtemps parmi nous.