Éloge de Jean Vague (1911-2003)
Claude JAFFIOL
Les rencontres sont parfois décisives ; la première, avec Jean Vague, survint à Beyrouth lors d’un congrès français de diabétologie en 1963. J’avais été frappé par la vivacité de son esprit, sa grande culture, mais aussi la facilité de son approche qui me rassura. Jeune chef de clinique, j’eus le plaisir de le voir venir vers moi pour me dire l’intérêt qu’il avait pris à écouter une présentation que je venais de terminer à la tribune de ce congrès. Il savait encourager les plus jeunes et j’avais été très sensible à cette marque de sympathie venue d’un patron réputé. Par la suite, nous eûmes des relations privilégiées dans le cadre de notre discipline et de nos activités syndicales communes. L’amitié dont il m’honorait fut et reste pour moi une source féconde d’enrichissement intellectuel, moral et spirituel.
Jean Vague naquit le 25 novembre 1911, à Draguignan, au cœur de cette Provence qu’il allait toute sa vie aimer passionnément. Sa famille n’avait pas d’attache médicale proche. Ses études secondaires achevées, il prit simultanément une inscription dans les facultés de médecine et de sciences. Cette démarche allait marquer d’un sceau original toute sa carrière. A l’issue de son internat, il obtint la médaille d’or des hôpitaux de Marseille. En 1935, il acquit le titre de docteur en médecine et une licence en sciences. Une voie royale s’ouvrait alors devant lui : chef de clinique en 1940, Professeur de clinique endocrinologique en 1959, il fut élu à l’Académie nationale de médecine en 1980. Il la fréquenta assidûment, contribuant par son active présence, à animer les séances et les commissions auxquelles il participait très régulièrement. Ses interventions toujours appréciées se référaient non seulement à sa spécialité mais aussi à des thèmes plus généraux, en particulier l’éthique, domaine dans lequel il était toujours écouté avec attention. Jean Vague se passionna très tôt pour l’Endocrinologie et les Maladies Métaboliques. Sa réputation, ses qualités d’enseignant étaient unanimement reconnues. Pour lui, fut créée, en 1957, la première chaire d’endocrinologie française, suivie par celles de Paris, Lyon, Montpellier. Ce couronnement pleinement mérité marqua une étape importante dans sa carrière.
De multiples facettes éclairaient la riche personnalité de celui que nous honorons aujourd’hui ; nous ne pouvons les détailler toutes mais nous voudrions dégager trois aspects qui dominent l’œuvre de Jean Vague :
— La science et la médecine — L’architecture de la réforme hospitalo-universitaire — L’humaniste, le philosophe et le poète Le scientifique et le médecin
Jean Vague fut l’un et l’autre. Très tôt, il avait pris conscience de l’universalité de la recherche qu’elle soit fondamentale ou appliquée et de l’importance pour le clinicien qu’il était de soumettre sa réflexion à la rigueur scientifique. Cette démarche était assez rare à l’époque, la tradition scolastique veillant à séparer jalousement le monde de la Science de celui de la Médecine. Cette vision réductrice peu propice au progrès était sclérosante non seulement pour l’esprit mais encore pour la pratique clinique qui a longtemps souffert de cette attitude. Jean Vague était un clinicien de renom au jugement sûr et rapide, étayé par une longue expérience. Sa clientèle venait d’horizons lointains, au-delà des frontières de notre pays. Toutefois, Jean Vague animé par une insatiable curiosité ne pouvait se suffire de la routine clinique quotidienne. Son esprit critique, son exigence le poussaient à remettre en question les certitudes diagnostiques et physiopathologiques dont nous connaissons tous la fragilité. Il partageait avec Bachelard la conviction que : « l’expérience scientifique est une expérience qui contredit l’expérience commune ». Le partage de cette vérité dont l’évidence est malheureusement méconnue par bon nombre qui préfère une vie confortable et routinière en se complaisant dans l’ignorance de la réalité de « l’incertitude », le conduisit à remanier son service en privilégiant des structures de recherches tout à fait inédites à l’époque. Il obtint la création d’un laboratoire. Ce dernier allait être le creuset fertile où allaient s’élaborer des dosages hormonaux inédits.
Nous ne pouvons citer toutes les recherches entreprises par son équipe mais nous rappellerons comme exemples majeurs, le dosage radio immunologique de l’insuline plasmatique mis au point par Philippe Vague et celui de l’hormone de croissance par Philippe Jacquet. Longue est la liste des publications issues de l’école marseillaise d’Endocrinologie ; plutôt que de les détailler, il est préférable de dégager les axes essentiels de recherche qui ont contribué à asseoir la réputation de Jean Vague et de ses élèves.
Le démembrement des obésités et l’approche de leur mécanisme physiopathologique est une œuvre de longue haleine qui s’étale sur quarante années. En ce domaine, Jean Vague fut un précurseur, en s’intéressant à un thème qui passionnait fort peu ses contemporains. Les surcharges pondérales attiraient tout au plus le regard qui se détournait vite de cette disgrâce corporelle trop souvent considérée comme l’apanage des bons vivants, aimant la bonne chère, à l’image des tableaux de Breughel, de Bottero ou des géants pittoresques de Rabelais. Le mérite de Jean Vague est d’avoir montré, dès 1947, la toxicité de la graisse viscérale abdominale responsable d’obé- sités sévères de fâcheux pronostic s’opposant aux formes gynoïdes n’exposant pas aux mêmes complications. Toute une série de travaux originaux vont montrer l’intérêt pour le diagnostic et le suivi des patients, de paramètres simples et reproductibles, l’index adipo-musculaire, tandis que l’héritabilité des surcharges pondé- rales sera confirmée par l’analyse rigoureuse d’un grand nombre de dossiers. Des auteurs plus proches de nous ont décrit sous des appellations différentes le même syndrome que Jean Vague avait fait émerger du néant voici soixante ans. Justice lui est toutefois rendue puisque son nom est régulièrement cité dans les publications les plus récentes. L’attribution en 1990 d’un prix prestigieux, l’International Willendorf Award , vint honorer ces recherches sur un état pathologique qui revêt de nos jours une importance majeure pour la santé de nombreuses populations de notre planète.
Passionné pas le tissu adipeux, Jean VAGUE et son équipe ont tout naturellement porté leur attention sur un proche parent, le diabète sucré de type II. Ses liens avec l’obésité étaient reconnus depuis fort longtemps mais sa pathogénie restait mysté- rieuse. L’école marseillaise allait confirmer un fait essentiel, à savoir un excès d’insuline plasmatique, surprenant dans une affection où l’on s’attendait beaucoup plus à découvrir une carence en insuline. Très rapidement, la notion de résistance à l’insuline du tissu musculaire était avancée pour expliquer ce paradoxe. L’insulinorésistance trouvait une place privilégiée dans la pathogénie des obésités et du diabète sucré avec toutes les perspectives thérapeutiques que l’on connaît.
Les recherches que nous venons de présenter auraient suffit à conférer à Jean Vague une réputation internationale. Toutefois, sa légendaire curiosité l’a conduit à s’inté- resser à d’autres domaines de l’Endocrinologie. Avec J.L. Codaccioni, et en collaboration avec S. Lissitzky, il a étudié diverses pathologies thyroidïennes, s’attachant à éclaircir le mécanisme pathogénique de certains états tel le déficit en tyrosine désiodase où l’efficacité de l’administration quotidienne d’iode fut une contribution thérapeutique originale.
Avec Philippe Jacquet, il a analysé une large série d’adénomes hypophysaires. Un domaine de prédilection pour Jean Vague fut le démembrement des états intersexuels. Dès 1953, il publiait un ouvrage sur la différenciation sexuelle humaine et ses pathologies dont la qualité fut reconnue par l’Académie nationale de médecine qui l’honora d’un prix. Toute une série de recherches vont suivre sur les hyper androgénies ovariennes, les dysgénésies gonadiques et les états de résistance aux androgènes dont il précise les multiples aspects phénotypiques. Il créa le concept de dégénérescence neuro-germinale et s’intéressa au transsexualisme et à ses problèmes psychologiques. Ce vaste champ de recherches fut étayé par le développement de la biochimie des stéroïdes et de la cytogénétique, discipline qui allait connaître à Marseille un développement fertile sous la direction de Jean-François Mattei.
L’Histoire de la Médecine ne pouvait laisser indifférent un esprit aussi curieux et ouvert sur l’évolution de la pensée humaine que celui de Jean Vague. Ce chapître de l’histoire des hommes est un magnifique exemple du succès remporté par la logique et la raison sur les forces obscures qui ont si longtemps freiné sa progression.
L’Endocrinologie a connu en très peu de temps une évolution que d’autres sciences ont mit plusieurs siècles à franchir. Cette rapide avancée puise ses racines dans la pensée hippocratique avec la notion des quatre humeurs mais a connu une récente expansion grâce à la méthode expérimentale, la fusion des sciences fondamentales et appliquées, le tout fertilisé par l’imagination créatrice de multiples acteurs. Jean Vague décrit cette saga dans une revue très complète qui entraîne le lecteur à vivre les étapes qui ont jalonné l’émergence de l’Endocrinologie moderne.
Dans un style alerte et vivant, il met l’accent, au-delà d’un descriptif historique, sur les multiples facteurs qui ont permis cette exceptionnelle évolution.
L’œuvre de Jean Vague est considérable et a largement contribué à l’émergence de l’Endocrinologie française dont il fut l’un des pionniers avec Lucien de Gennes, Jacques Decourt, Gilbert Dreyfus, Maurice Derot, Henri Bricaire à Paris, Paul Guinet à Lyon, Jacques Mirouze à Montpellier, Marc Linquette à Lille. Évoquer ces noms est pour moi émouvant mais ne saurait rejeter dans l’ombre ceux qui furent leurs élèves et ont poursuivi l’œuvre de leurs aînés. Par delà son engagement personnel, Jean Vague était un chef d’école entouré d’une équipe fidèle et soudée. Je citerai les noms de ceux qui l’ont longtemps accompagné dans un compagnonnage fertile au fil de sa carrière : R. Simonin, J.L. Codaccioni, M. Harter, J. Nicolino, Ph.
Vague, J. Boyer, Ph. Jacquet, A. Mattei, Ph. Rubin, Ch. Oliver. Tous lui témoignaient un attachement filial qui se concrétisa par l’organisation de son jubilé le 6 novembre 1981, qui réunit à Marseille de nombreuses personnalités. Parmi les témoignages, citons celui de Roger Guillemin, prix Nobel de médecine 1977, qui lui adressa le message suivant : ‘‘ Comme la nostalgie, l’endocrinologie n’est plus ce qu’elle était. Vous avez su reconnaître et diriger sa démarche moderne ’’.
L’œuvre scientifique de Jean Vague fut honorée par son élection à plusieurs acadé- mies étrangères :
— Real Academia National de Medicina de Madrid en 1980 — New York Academy of sciences 1980 — Academia di Roma 1989 — Académie royale de médecine de Belgique 1993.
De nombreux prix récompensèrent ses travaux :
— Prix de thèse de la Faculté de médecine de Marseille 1935 — Prix Dutens de l’Académie nationale de médecine en 1938 pour son étude sur les hépatonéphrites aiguës — Prix Montyon de l’Académie des Sciences en 1939 pour la créatinine — Prix Marcellin Guérin de l’Académie Française en 1943 — Prix Le Piez de l’Académie nationale de médecine pour son ouvrage sur la différenciation sexuelle humaine en 1953 — International Willendorf Award 1990 — Prix Biguet de l’Académie Française — Prix Maurice Pivot en 1991 — Prix Vigne d’Octon de l’Académie des Sciences Morales et Politiques en 1994.
Jean Vague était officier de la Légion d’Honneur et de l’Ordre des Palmes Acadé- miques, Commandeur dans l’Ordre du Mérite.
Jean Vague et la création des centres hospitalo-universitaires.
Jean Vague mit toute son énergie à favoriser le succès de la réforme dite ‘‘ Debré ’’, dont il avait perçu l’importance pour l’avenir de la médecine française. A Marseille, il s’engagea totalement dans ce que l’on appelait le « Temps Plein », formule mal acceptée par certains de ses collègues qui craignaient une perte de liberté et d’autonomie. Il accepta la présidence du Syndicat des professeurs des centres hospitalouniversitaires. Dans cette fonction, il ne ménagea ni son temps ni sa peine, consacrant beaucoup d’énergie à des rendez-vous ministériels, à des réunions innombrables, qui, loin s’en faut, ne débouchaient pas aussi rapidement qu’il l’eut souhaité sur des données concrètes. Des batailles ont été engagées en plein accord avec le Syndicat Autonome. La plus importante eut pour objet le maintien de la double fonction hospitalo-universitaire et le respect de l’indépendance universitaire que certains voulaient mettre à mal dans les sphères du Ministère de la Santé. Sans ses efforts relayés par d’autres responsables, politiques ou syndicaux, il eut été à craindre que nous soyons passés sous une tutelle purement hospitalière, contraire à notre vocation d’enseignants en Faculté de Médecine. La réforme voulue par le Professeur Robert Debré a contribué à transformer la médecine française et à lui donner une aura internationale. Le mérite de Jean Vague est d’avoir perçu très tôt l’importance de ce projet en donnant une priorité à ses aspects positifs sans méconnaître pour autant les risques de dérive vis-à-vis desquels nous devons encore conserver toute notre vigilance. Notre génération doit beaucoup aux aînés qui nous ont précédés et ont eu une vision nouvelle et originale de ce qui allait devenir la nouvelle médecine française. Puissent nos successeurs poursuivre leur œuvre animés par le même enthousiasme.
L’humaniste, le philosophe, le poète.
La médecine, art de soulager sinon de guérir, n’a de sens que si elle s’inscrit dans une approche globale de l’homme. Cette vision humaniste issue de la tradition hippocratique, perpétuée par des générations successives d’inspiration judéo-chrétienne et arabe était pleinement partagée et vécue par Jean Vague. Excellent clinicien, épris de rigueur scientifique, homme d’action, il ne pouvait laisser sa pensée enfermée dans le cercle trop étroit des préoccupations quotidiennes aussi utiles qu’elles fussent pour sa vie professionnelle de chercheur et de médecin. Il portait un grand intérêt à une réflexion approfondie sur l’histoire de l’humanité, la place de l’homme dans notre monde, sa destinée dans l’univers. Ses connaissances étaient encyclopédiques, qu’il s’agisse de l’histoire comparée des religions ou des philosophies qu’il eût aimé voir converger vers un syncrétisme les mettant au service de l’humanité hélàs déchirée par ses rivalités. Profondément croyant, il était à la quête de cette Vérité proche mais fuyante que seule sa foi lui permettait de saisir. Il a vécu une époque charnière, le XXe siècle, marquée par les conflits, les interrogations métaphysiques, le flux et le reflux des certitudes, l’ensemble générant une situation hautement anxiogène, parfaitement rendue dans l’œuvre de nombreux écrivains de l’époque.
Malraux le souligne fort bien en affirmant : ‘‘ Écrivain, par quoi suis-je obsédé depuis dix ans sinon par l’homme ’’. La ‘‘ Condition humaine ’’ justifie son titre : l’isolement de l’homme dans le monde, sa domination par les puissances du mal brisent sa volonté de déité et l’abaissent vers un état de dépendance et d’humiliation contre lequel seule l’action compense cette condition misérable. Jean Vague partageait certainement cette vision de l’auteur de la ‘‘ Condition humaine ’’ et des ‘‘ Conqué- rants ’’ à travers son inlassable et dynamique activité qui masquait peut-être ses préoccupations métaphysiques et ses interrogations. Sur la fin de sa vie, Jean Vague voulut transmettre à ses contemporains un message où il souligne l’importance des impératifs moraux et religieux dans la vie de l’homme et l’organisation des sociétés.
’’L’aurore sur le gué du Iaboc ’’, traduit en plusieurs langues, offre à travers le combat avec l’ange une vision de la faiblesse humaine face à la toute puissance divine. Jean Vague aimait les arts et la poésie. Peut-être, percevait-il à travers leur message une ouverture éblouissante et immédiate vers cette Vérité qu’il recherchait passionnément et que les Sciences ont tant de difficulté à approcher dans leur démarche laborieuse, leurs incertitudes et leurs tâtonnements. Émile Zola ne disait-il pas qu’une ‘‘ œuvre d’art est un coin de la création ’’ tandit que Malraux qualifiait l’art comme ‘‘ la monnaie de l’Absolu ’’. Jean Vague s’intéressait à la littérature provençale, au félibrige, admiratif de cette belle langue de Mistral qu’il maîtrisait. Il était membre de l’Académie des Sciences, Lettres et Arts de Marseille et Président de l’Association Cultuelle de Ventabren qui a donné son nom à une place de cette belle localité provençale.
Si l’on me demandait de résumer en quelques mots la personnalité de Jean Vague, entreprise difficile, je dirais : intelligente curiosité, enthousiasme créateur . Ces qualités ne le quittèrent jamais, lui conférant une grande jeunesse d’esprit que je me plaisais à retrouver lors de nos rencontres.
Permettez-moi de vous raconter une anecdote : lors d’une de mes visites à Marseille, peu de temps avant qu’il ne nous quitte définitivement, il m’entraîna sur le balcon de son appartement qui dominait la rade de la cité phocéenne. Il me présenta un calendrier solaire qu’il avait construit et suivait jour après jour, avec une grande méticulosité. Cela fut le point de départ d’une passionnante conversation sur les civilisations adoratrices de notre astre. L’éternelle jeunesse de Jean Vague faisait mentir Montaigne lorsqu’il affirme que le ‘‘ vieillissement nous attache plus de rides à l’esprit qu’au visage ’’.
Les séjours dans sa propriété du Seuil près d’Aix en Provence lui permettaient de se ressourcer loin du fracas de la grande ville ; dans la solitude des prés et des bois, il aimait se livrer à de grandes chevauchées, sport qu’il pratiqua jusqu’à un âge avancé.
La vie familiale de Jean Vague fut endeuillée, peu de temps avant sa disparition, par le départ de celle qui était sa confidente, depuis leur mariage en 1936. Toujours discrète, mais combien attachante, elle se distinguait par ses talents de sculpteur.
Il eut le bonheur de pouvoir suivre la brillante carrière de ses enfants : Philippe, diabétologue de renom, Irène, Professeur d’hématologie, l’un et l’autre à Marseille, Thierry et Maurice, ingénieurs.
Jean Vague appliqua toute sa vie cette maxime de Vauvenargues : ‘‘ Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir « .