Summary
Éloge de Jean Crosnier (1921-2006)
Jean-Daniel SRAER *
Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire perpétuel, mes chers consœurs et confrères, Mesdames, Messieurs, S’il m’incombe aujourd’hui de faire l’éloge de mon Maître Jean Crosnier, c’est après y avoir été vigoureusement incité par notre Secrétaire perpétuel. En effet, mes relations initiales avec Jean Crosnier furent celles d’un Interne Médaille d’or venu apprendre à l’hôpital Necker la pratique de la transplantation rénale afin que celle-ci puisse être faite à l’hôpital Tenon, chez mon Maître Gabriel Richet. Les souvenirs personnels que j’en ai sont donc ceux d’un Jeune envers un Ancien réputé pour être un clinicien fortement impliqué dans la greffe de rein.
Cet éloge n’a pu être réalisé que grâce au concours de son élève Henri Kreis et aux souvenirs de Gabriel Richet.
Né en 1921 à Aubervilliers d’une famille que rien ne rattachait à la médecine, Jean Crosnier entre à l’Université au début de la guerre de 1939 et obtient le certificat d’études physiques, chimiques et biologiques (PCB) lorsque les Allemands entrent dans Paris en 1940. C’est alors que commencent ses études de médecine. Nommé Externe en 1942, il choisit des services de Médecine Interne et n’est que provisoire au concours 43-44. Il s’engage alors, est blessé le 31 janvier 1945 en Alsace, environ un mois avant la conférence de Yalta. Puis il est affecté au corps expéditionnaire d’Extrême-Orient de 1945 à 1946 où il rencontre entre autres Fred Siguier et Claude Betourné. Durant cette période, la Croix de Guerre avec trois citations et la Bronze Star Medal ont récompensé son courage.
De retour à Paris, il est nommé Interne en 1947. Il effectue son internat dans les services des Professeurs Harvier, Moreau, Lian, Siguier, Justin Besançon, de Seze, Merklen et Turiaf. Il a rencontré Jean Hamburger à l’hôpital Broussais dans le service du Professeur Pasteur Vallery-Radot en 1949. C’est alors que naît leur collaboration qui devient si étroite que Jean Crosnier effectuera toute sa carrière auprès de Jean Hamburger.
C’est en 1948, donc pendant son Internat, que Jean Hamburger et Jean Crosnier adoptent une mesure qui marque l’évolution de la médecine moderne, la faisant passer d’un stade descriptif et humaniste à un stade scientifique. Ils inventent la « pancarte ».
Simple planche de papier glacé d’un mètre carré où sont notés les faits cliniques majeurs avec les principales données biologiques et les principaux éléments de la thérapeutique, cette pancarte devient rapidement un élément indispensable en particulier pour l’Interne de garde, qui a une vision synoptique de l’état du patient.
Tenir cette pancarte est une véritable torture, et je sais de quoi je parle, pour l’Externe qui doit obligatoirement la remplir au jour le jour. Bâclée par certains, elle devient une véritable œuvre d’art pour d’autres. Toujours est-il qu’elle a permis la rédaction de nombre de publications, le schéma du cas apparaîssant du premier coup d’œil car elle est très facile à colliger. Je crois, si mes renseignements sont exacts, qu’elle ne figure plus au lit du malade. Elle doit être actuellement enfermée dans une armoire pour que les visiteurs ne puissent pas la consulter, et ainsi son utilité, capitale en urgence, a beaucoup diminué.
Cette pancarte venait à temps, au moment de l’arrivée d’une nouvelle forme de médecine enfin scientifique et menant à une thérapeutique efficace. Pourtant, la vocation de Jean Crosnier n’était pas à proprement parler scientifique, mais à ses compétences, s’ajoutait la volonté de conserver un humanisme là où la technicité allait devenir telle qu’elle aurait pu faire oublier que l’objet de la médecine est l’homme.
Arrivé à l’hôpital Necker en 1953, il forme sous la direction de Jean Hamburger et Gabriel Richet, mais aussi avec Georges Mathé et Jean-Louis Funck-Brentano, l’équipe qui allait donner naissance à une spécialité nouvelle : la « néphrologie ».
Que s’était-il passé ? Le service Necker avait acquis la maîtrise du diagnostic et du traitement des désordres humoraux de l’insuffisance rénale aiguë (IRA). Malgré cela, des anuriques mouraient d’atteinte d’organes vitaux autres que le rein. D’où la volonté de chercher à maîtriser ces défaillances viscérales multiples dans l’espoir de leur guérison. Jean Hamburger et Jean Crosnier avec l’aide des anciens de l’équipe Necker publièrent en 1954 un livre qui eut plusieurs éditions, la « Réanimation
Médicale ». Ce fut le premier ouvrage au monde qui, dans la tradition de Claude Bernard, appliqua la logique physiologique au traitement des grandes urgences.
Peut-on négliger ce point de départ d’un nouveau chapitre de la Médecine dont le versant respiratoire naquit à la même époque à l‘hôpital Claude Bernard ? Une conquête dont l’origine est aujourd’hui oubliée de notre médecine. Elle n’en a pas moins existé.
Jean Crosnier est devenu chef de Service en 1969 dans les nouvelles structures néphrologiques de l’hôpital Necker qu’il a quittées en 1986 après avoir été élu dans notre Compagnie en 1983.
Sa fin de vie fut douloureuse et difficile. Pendant de longues années, il a assisté à la lente agonie de sa femme atteinte d’une affection neurologique incurable. Et il perdit sa principale raison de vivre car il était déjà lui-même malade. Il nous a quittés le 13 décembre 2006 . Jean Crosnier était un clinicien, formé à la Médecine Interne par son
Internat, orientation qu’il n’abandonna jamais même s’il a contribué à tous les stades du développement de la Néphrologie.
L’étude des principaux désordres métaboliques de l’IRA a été rendue beaucoup plus facile avec l’apparition de la photométrie de flamme.
Jean Crosnier a contribué à leur traitement curateur par la dialyse. Celle-ci fut d’abord intestinale, puis péritonéale et enfin mécanique grâce à la mise au point de l’hémodialyse initiée en France par Gabriel Richet et Marcel Legrain. Cette technique révolutionnaire dans le début des années 50, très simple dans son principe, mais se heurtant dans son application à d’innombrables obstacles, a permis de guérir nombre d’opérés, de victimes d’erreurs transfusionnelles, et surtout de femmes atteintes de cette pathologie heureusement disparue depuis la loi Simone Veil qu’était l’anurie post-abortum consécutive aux avortements dits criminels. Rappelons la mutation brusque que constitue la dialyse. Son application a permis d’assurer la survie éventuellement prolongée par l’application d’une méthode purement physicochimique extracorporelle, concept révolutionnant la médecine, une machine suppléant l’organe défaillant.
L’urémie aiguë étant dominée, Jean Crosnier participa à une autre aventure, la biopsie du rein.
Jusqu’alors en effet, l’anatomopathologie rénale reposait sur des pièces autopsiques.
Leur résultat constant était « mal de Bright ». En collaboration avec Renée Habib, Hyacinthe de Montéra et Jean Berger, les différentes lésions glomérulaires et interstitielles découvertes furent séparées. En outre la diversité des lésions glomérulaires aboutit à classifier morphologiquement les glomérulonéphrites. C’est ainsi que grâce à l’immunofluorescence, Jean Berger a décrit les néphropathies glomérulaires avec dépôts d’IgA, forme de néphropathie glomérulaire la plus répandue dans le monde, dénommée la « maladie de Berger ». Il ne m’est pas possible d’imputer à Jean Crosnier lui-même des constatations innovantes précises mais il est très clair que cette œuvre capitale pour la compréhension des maladies du rein est collective.
Elle résulte d’une collaboration étroite entre cliniciens et pathologistes. Christian
Nezelof pourrait certainement être beaucoup plus précis sur ce point, lui qui a vécu de l’intérieur cette aventure médicale.
Jean Crosnier a largement contribué à la connaissance des facteurs de progression de l’insuffisance rénale jusqu’à leur stade terminal. Il a dirigé à l’hôpital Necker le centre de traitement de l’insuffisance rénale chronique par l’hémodialyse itérative créée aux États-Unis par Scribner.
Mais la grande œuvre de Jean Crosnier a été sa participation à la greffe de rein auprès de Jean Hamburger. C’est à partir de 1959, date à laquelle la première greffe de rein a été réussie en France, la seconde au monde après celle de Merrill à Boston.
Cette aventure avait été précédée par la transplantation imprévue de Marius Renard.
Si Jean Crosnier a été auprès de Jean Hamburger le médecin clinicien de la greffe de rein, il a donné toute sa mesure grâce à l’aide scientifique de Jean Dausset et Jean-François Bach. Sa contribution a essentiellement porté sur l’étude des rejets et leur traitement médicamenteux. C’est à Jean Crosnier que l’on doit l’individualisation des premiers signes cliniques annonçant le rejet de greffe. Ceux-ci sont d’une extrême banalité, passant inaperçus s’ils ne sont pas systématiquement recherchés telle l’apparition d’une protéinurie, un décalage minime de la pression artérielle et une légère augmentation du volume du rein greffé à la palpation abdominale. Une fois de plus, entre ses mains, la vieille observation clinique a mis sur les rails la recherche scientifique parfois la plus fondamentale.
La prévention et le traitement du rejet aigu de la greffe de rein ont été aussi une contribution majeure de Jean Crosnier. C’est autour de lui qu’a eu lieu la substitution de l’irradiation par l’administration de doses élevées de corticostéroides et d’un premier immunosuppresseur, la 6-mercaptopurine. Les complications du traitement préventif par l’irradiation étaient souvent très graves, celles du traitement médicamenteux étaient moins agressives au plan vital et leur mauvaise tolérance, constatée à temps, permettait de sauver le malade, de lui retirer son greffon et d’attendre un nouveau transplant.
La néphropathie antérieure ayant entraîné l’insuffisance rénale chronique et la pathologie du rein transplanté ont fait l’objet de travaux auxquels Jean Crosnier se consacra. Il observa un fait conceptuellement fondamental : que la fonction rénale du greffon soit normale ou non, la maladie glomérulaire peut persister et lèse le rein greffé alors que les néphropathies toxiques ou d’origine urologique par malformation des voies urinaires ne sont pas l’objet d’une récidive. En aucun cas, la transplantation ne fournit la certitude d’une guérison d’une maladie glomérulaire. Cette récidive est parfois immédiate, comme dans la hyalinose segmentaire et focale, ou parfois décelée à la première biopsie rénale du greffon. Dans la maladie de Berger, la récidive histologique des glomérulonéphrites avec dépôt d’IgA est sans grande conséquence fonctionnelle. La médecine se heurte à l’ignorance de la pathogénie des néphropathies glomérulaires. Jean Crosnier s’est attaché à recueillir des données précoces et suivies de l’évolution anatomique et fonctionnelle des transplants faisant de chacun de ces cas un document expérimental ayant une valeur indiscutable. Dans les circonstances actuelles, quel médecin aurait eu le courage de se lancer dans cette aventure ? Jean Crosnier a eu le mérite d’aborder et de tenter d’éclaircir cette énigme.
Il ne se réfugiait pas derrière le principe de précaution si nuisible aux progrès de la Médecine.
En étant le grand néphrologue qu’il fut, Jean Crosnier était l’interniste qui décelait sans tarder l’apparition de maladies extra-rénales chez les greffés. Une grande partie du devenir à long terme des transplantés peut être reliée à l’atteinte d’autres organes qui occupent une belle place dans sa liste de publications. Ses travaux ont été consacrés moins aux maladies métaboliques probablement liées aux dyslipidémies des traitements corticostéroides qu’aux maladies infectieuses, bactériologiques et surtout virales. Je ne retiendrai que deux affections particulièrement fréquentes chez les transplantés :
• les Papilloma Virus qui, on le sait aujourd’hui avec certitude, sont responsables de cancers, en particulier de l’utérus et de la peau ;
• l’hépatite B et sa vaccination : elles ont été l’objet de communications dans les plus importants journaux de médecine interne : « The New England Journal of Medecine » et « The Lancet ». Dans ces publications françaises faites en collaboration avec les meilleures équipes d’hépatologie, il est montré une bonne protection des patients par le vaccin. En aucun cas des complications neurologiques n’ont été rapportées. Il est impensable, compte tenu de la qualité médicale des auteurs, que si des scléroses en plaques étaient apparues en nombre significativement important par rapport à celui observé dans la population générale, l’alarme n’ait pas été donnée. Cette vaccination a en grande partie éradiqué les cancers du foie, véritable fléau chez les transplantés.
Jean Crosnier a ainsi participé au rayonnement international de la néphrologie de l’hôpital Necker et à son développement dans ses multiples aspects permettant les innovations immunologiques de l’équipe de Jean-François Bach et de la néphrologie clinique et génétique de Jean-Pierre Grünfeld.
Je ne dirai rien sur les relations suivies de Jean Crosnier avec son maître Jean Hamburger dont les qualités ont été évidentes au regard de leur collaboration prolongée. Je ne saurais passer sous silence l’affection réciproque entre Jean Crosnier et son élève et continuateur, le professeur Henri Kreis. J’ai constaté durant mon séjour à l’hôpital Necker et après mon retour à l’hôpital Tenon la qualité des liens qui les unissaient. De même, j’ai pu apprécier le caractère équanime des relations de Jean Crosnier avec le personnel paramédical de son service, toujours aimable, voire familier, jamais arrogant.
Jean Crosnier a permis l’enseignement de la néphrologie et de la transplantation rénale en contribuant à la rédaction de traités qui leur sont consacrés. Il a aussi participé à une forme très supérieure d’enseignement post-universitaire : les Actualités Néphrologiques de l’hôpital Necker. La traduction en anglais des communica- tions qui y sont faites témoignent de la qualité de cet enseignement. Il a eu des responsabilités administratives au sein de la Commission d’hémodialyse et de transplantation ainsi qu’au sein de l’Association pour l’utilisation du rein artificiel qui a contribué au maintien en vie d’un nombre considérable d’insuffisants rénaux chroniques. Probablement en a-t-il eu d’autres, en particulier au sein de l’université Paris V.
Je voudrais rapporter ici quelques anecdotes personnelles. La plus marquante a été la consultation des greffés du jeudi après-midi. Il y présidait un aéropage de médecins français et étrangers, de surveillantes, d’infirmières, d’assistantes sociales ainsi qu’un Interne dont le rôle essentiel et ô combien scientifique, était de prendre la pression artérielle et de palper le rein. Le volume du rein, s’il était augmenté, pouvait être le début d’un rejet aigu, s’il était diminué, celui d’un rejet chronique. Au fond, l’Interne était un « tomodensitomètre humain ». Le côté le plus spectaculaire de cette consultation était les relations entre Jean Crosnier et les greffés. Il connaissait tout de leur vie car ils avaient en lui une confiance totale. Les relations étaient plus personnelles que celles d’un médecin avec son malade, les questions posées par les malades n’avaient souvent aucun rapport avec leur affection médicale. Je ne voudrais pas insister sur quelques autres caractéristiques du personnage, telle la qualité de ses cigares, son amour du sport et en particulier du golf. Il ne faisait aucun complexe, usant en toute occasion de son charme, ce qui le rendait, par rapport à d’autres patrons, encore plus humain.
Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire perpétuel, mes chers consœurs et confrères, j’ai peut-être fait dans cet éloge un rappel de l’histoire de la néphrologie car c’est bien la réalité puisque sous l’impulsion de Jean Hamburger et Gabriel Richet, Jean Crosnier en a été l’un des inventeurs.
Je voudrais résumer son œuvre non par une citation biblique ou d’un auteur grec, latin, ou d’un Père de l’Eglise, mais par quelques aphorismes largement inspirés par son œuvre : « mieux vaut un rein naturel qu’un rein artificiel » et donc mieux vaut comprendre et prévenir l’évolution des néphropathies vers l’insuffisance rénale chronique. « Mieux vaut un rein greffé qu’un rein artificiel » car la greffe permet au patient de retrouver une certaine forme de liberté.
Au risque de me répéter, ma conclusion ultime sera : Jean Crosnier était un vrai et un grand médecin.
Par ce modeste hommage, l’Académie nationale de médecine exprime à la famille de Jean Crosnier, à ses proches et à ses élèves, toute l’estime et l’affection qu’elle lui portait ainsi que ses condoléances les plus sincères.