Published 15 March 2005
Éloge

Guy Lazorthes*


Éloge de Jacques Ruffié (1921-2004)

Guy LAZORTHES*

La vie de Jacques Ruffié commence le 22 novembre 1921 à Limoux, ville où son père était notaire. Il en raconte les principaux épisodes avec une verve intelligente, et dans l’ouvrage « le vivant et l’humain », entretiens avec Georges Hahn, Professeur de philosophie.

Il était attaché à sa terre et à sa culture occitanes ; elles ont marqué sa personnalité.

Il aimait parcourir les Corbières : « Pays dur et sauvage, fait d’ombres et de lumières de falaises arides et de lacs profonds, de roches déchiquetés, souvent couronnées par les ruines des « châteaux cathares ».

Jacques Ruffié fut grand voyageur ! On était toujours à le savoir dans les Amériques, en Afrique ou en Extrême-Orient, et toujours pour travailler.

L’amitié de son père et du Professeur Camille Soula fut en grande partie à l’origine de sa vocation médicale et biologique. Son admiration pour ce maître, son patriotisme le conduisirent à convoyer du sang vers la Catalogne en 1938 ; il avait 17 ans.

Plus tard pendant la guerre, il se fit remarquer par des faits de résistance : fabrication de fausses cartes d’identités, chaîne de passage en Espagne furent l’origine de sa poursuite pour « terrorisme » par la Gestapo. Il fut blessé. Son courage, son action, lui ont valu la médaille militaire, la croix de guerre avec palmes ; la croix de combattant de la résistance, et d’être cité à l’ordre de l’Armée : invalide de guerre. Il était grand officier de la Légion d’Honneur.

Sa chance disait-il, était d’avoir rencontré le Professeur Albert Vandel qui lui apprit la zoologie et la génétique. Cet éminent savant fut notre maître commun puisque c’est auprès de lui que nous fîmes, à quelques années de différence : les certificats de licence et le doctorat ès sciences.

Le centre de transfusion sanguine de Toulouse avait été créé par le Professeur Lefèvre dans le sous sol d’un bâtiment de l’Hôpital de Purpan. En 1961, Jacques Ruffié devint directeur de ce centre qu’il transforma en Centre Régional de Transfusion sanguine, d’immunologie et de génétique situé dans un bâtiment qu’il fit construire. Quand il fut nommé au Collège de France en 1972, le Professeur Jean Ducos lui succèda.

En ma qualité de Doyen de la Faculté de médecine de Toulouse, je lui ai très tôt fait confiance et fait confiance à sa discipline. En 1965, j’ai obtenu la création d’une chaire d’Hématologie. Cette discipline fondamentale n’était pas encore représentée dans les Facultés de médecine si ce n’était à Paris où le Professeur Jean Bernard dirigeait « la Clinique des Maladies du Sang ». Le 28 novembre 1966, Ruffié donnait sa leçon inaugurale, tradition qui s’est malheureusement perdue après 1968. Je conclurais ma présentation par ces mots : « Cher ami, on ne sait ce qu’il faut le plus admirer chez vous : le professeur à la claire et intelligente pédagogie, le chercheur de haute conscience dont la récolte est déjà impressionnante, l’organisation scientifique et le chef d’école, l’ambassadeur de la science française qui a parcouru tous les continents… Nous sommes certains que la chaire d’Hématologie sera grâce à vous une des fiertés de notre vieille et illustre Faculté » C’était en 1966.

Notre fierté fut grande lorsqu’en juin 1972 Ruffié a été nommé au Collège de France dans la chaire d’Anthropologie Physique.

L’œuvre de Jacques Ruffié est considérable. Parti de la répartition des groupes sanguins, il a atteint les réflexions biologiques, sociologiques et philosophiques. Il a accumulé les publications et les distinctions nationales et internationales.

À partir du Centre de Transfusion sanguine de Toulouse, il a fait des tournées de prélèvements de sang dans les vallées pyrénéennes. Il a découvert l’hétérogénéité des types sanguins sur toute la chaîne, de l’Océan à la Méditerranée. En 1958, chargé d’organiser des hôpitaux et des centres de transfusion sanguine au Proche-Orient et en Afrique, il a constaté les mêmes phénomènes… Un individu, une population, doivent être non seulement identifiés par leurs traits morphologiques, mais aussi par leurs particularités biologiques, hématologiques, immunologiques, cytogénétiques… Toutes les recherches ont depuis révélé le polymorphisme sanguin et tissulaire, en particulier ceux sur le système majeur d’histocompatibilité HLA de Jean Dausset. En 1960, il a baptisé hémotypologie cette nouvelle science. Il en avait poursuivi l’étude en différents points du globe : le pourtour de la Méditerranée, le

Sahara, l’Afrique Noire, l’Amérique Latine, l’Océanie, le Népal, le sud-est asiatique…Toutes les populations, y compris celles qui sont refoulées dans les zones périphériques ou qui vivent dans les isolats géographiques, présentent un vaste polymorphisme génétique. Un véritable atlas hémotypologique fut dressé. Un ouvrage sur « l’hématologie géographique » avec le Professeur Bernard fut publié. Il a installé des laboratoires en une dizaine de points dans le monde. J’ai eu l’occasion de visiter ceux de Macao en Chine et de la Paz en Bolivie.

L’étude de la répartition des marqueurs sanguins permet dans certains cas de remonter le temps et de déceler le sens des migrations. Leur importance, leur ancienneté confirment ou infirment certaines hypothèses des historiens : migration de l’Asie à l’Amérique par le détroit de Behring émergé ; groupes ethniques isolés :

les Basques, les Ainus de l’île Hokaido.

Jacques Ruffié a émis des hypothèses sur l’origine des Basques. Ses recherches se sont étendues aux limites géographiques et linguistiques de la Gascogne et du Languedoc. L’hématologie représente désormais une méthode d’analyse objective pour les historiens, les préhistoriens, les sociologues, les ethnologues, les linguistes.

Les barrières de croisement sont géographiques (chaînes de montagne…) chez les animaux, et culturelles (langue, religion, règles de mariage) chez l’homme. À la vision typologique des espèces et des races, s’est substituée une vision polymorphique populationnelle. Toute espèce est faite de populations, c’est-à-dire de groupes d’individus interféconds. Ruffié a été le premier à défendre le schéma populationnel.

L’unité vivante sur laquelle « mord » la sélection naturelle n’est pas l’individu ou le gène qu’il porte, mais la population ; sur elle s’exercent les forces sélectives.

L’hémotypologie n’est pas exclusivement applicable à l’homme. Les systèmes sanguins connus chez l’homme se rencontrent aussi chez de nombreux primates.

Chaque palier est marqué par des remaniements chromosomiques. Ruffié a étudié les caryotypes chromosomiques des grands singes anthropomorphes et de l’Homme, et a proposé un schéma explicatif de l’hominisation qui concorde avec les données de la paléontologie. Il a mis en évidence des corrélations entre la répartition des facteurs sanguins dans l’espèce humaine et la présence ou l’absence de ces facteurs chez les primates infrahumains. Des systèmes sanguins ont précédé de fort loin l’hominisation, tel A.B.O. D’autres existaient sous forme d’ébauche chez les primates infrahumains mais n’ont acquis leurs formes définitives qu’au cours de l’hominisation, tel le facteur rhésus.

Les travaux de Jacques Ruffié sont inscrits dans plusieurs centaines de publications, parmi lesquels plusieurs ouvrages : citons « L’Hémotypologie et l’évolution du groupe humain » (1966), les deux volumes de « l’hématologie géographique » (1966 et 1972) écrits avec le professeur Jean Bernard. Pendant une vingtaine d’années, Jacques Ruffié a été Visiting professor puis Research professor à la New York University.

L’hématologie est devenue une science non seulement utile à la médecine, mais aussi à la paléontologie et à l’anthropologie. Ruffié a été amené à s’intéresser aux mécanismes de l’Évolution et au devenir du monde vivant. Il a publié des ouvrages de biologie générale et réflexions philosophiques : « De la biologie à la culture » (1976), « Le traité du vivant » (1983), « Les épidémies dans l’histoire de l’Homme » (1983), « Le sexe et la mort » (1986). Certains ont été édités en trois à quatre langues.

L’itinéraire de Jacques Ruffié, du biologique au culturel l’a conduit à exprimer une conception optimiste du futur. Il croyait à la construction d’une humanité fraternelle. Sa confiance dans l’Homme n’est pas faite pour nous déplaire.

* Membre de l’Académie nationale de médecine.