Éloge
Séance du 28 octobre 2014

Éloge de Jacques POLONOVSKI (1920-2013)

Etienne-Emile BAULIEU *

Monsieur le Président, Madame, mes chers Confrères, Mesdames, Messieurs,

Quand notre Secrétaire Perpétuel m’a demandé de prononcer l’éloge de Jacques Polonovski qui nous a quittés il y a 1 an déjà, je n’ai pas hésité une seconde, mais j’analyse encore les raisons de mon acceptation immédiate. Naturellement Jacques était Professeur de Biochimie médicale, et moi aussi. Plus précisément encore, ses recherches et les conférences qu’on lui demandait de faire portaient toutes sur les lipides, ces composés « gras » que sont aussi les hormones stéroïdes qui ont centré mes propres activités. Mais cet homme que je n’ai pratiquement pas connu personnellement, avec lequel je n’ai pas partagé de collaborateur ni collaboré, cet homme m’était sympathique au sens le plus fort du terme (sumpatheia, sum « avec » et pathein « ressentir »). Il avait un visage infiniment intelligent, un sourire si aimable (savoir aimer) et la discrétion distinguée d’une certaine solitude comportementale qu’il ne pouvait être qu’une « personne bien », « très très bien ». Je suis ému de parler de lui devant son épouse, ses six enfants et ses plus jeunes autres descendants qui ont pu venir.

Bien sûr, il était le fils d’un super Professeur, qu’il aimait et admirait : le premier de mes maîtres avait-il dit. Jamais pourtant dans ses activités professionnelles ou ses comportements quotidiens, je n’ai ressenti qu’il voulut profiter de sa filiation. Nos confrères pouvaient le remarquer plus que d’autres, presque immobile, et toujours attentif au premier rang à l’Académie, chaque mardi après-midi souvent avec son ami Louis Douste-Blazy.

Je ne peux m’empêcher de penser à lui avec amitié et je suis honoré de vous résumer sa carrière brillante et modeste, à son image.

Jacques Polonovski était né à Paris en 1920, et son décès le 7 octobre 2013 nous a surpris : il était loin de paraître très âgé.

Bon élève évidemment, il intégra l’Ecole Normale Supérieure à 19 ans, et fut agrégé de Physique en 1943. Il prépara jusqu’en 1949 une thèse de science à l’Institut Pasteur, au laboratoire du Professeur Michel Macheboeuf pionnier du domaine des associations et des interactions des lipides avec les protéines. Le sujet, très fondamental, de « l’Action des amines quaternaires à chaîne grasse » sur des molécules biologiques, était déjà très orientable médicalement. D’ailleurs il poursuivit parallèlement des études de médecine qui le menèrent à un doctorat de plus, en médecine, encore inspiré par le Professeur Macheboeuf « Sur le vieillissement du sérum sanguin ». Un an après il travailla comme Chef de Travaux dans le service de Biochimie Médicale de son père, le Professeur Michel Polonovski, dont tous les médecins français ou presque connaissaient les livres d’enseignement longtemps actualisés par Jacques.

La même année 1949, il passa et réussit l’Agrégation de biochimie médicale. Il fut alors Maître de Conférences à Toulouse où il se lia d’amitié personnelle et professionnelle avec la famille Douste-Blazy, et tout particulièrement avec Louis, d’un an plus jeune que lui. Ils sont restés inséparables. Après 3 ans, Jacques devint Maître de Conférences à Paris et le resta pendant près de 10 ans avant d’être nommé Professeur à titre personnel en 1962. Il fut parfait avec celui qui avait été en quelque sorte son concurrent pour la Chaire de Biochimie à Paris, mon Maître Max Fernand-Jayle. Je suis témoin de leur estime réciproque et de leur réelle amitié.

Jacques devint Professeur titulaire à la Faculté de Médecine de Saint-Antoine en 1965. Bientôt le premier CHU parisien groupa autour de la Faculté de la rue Chaligny et des Hôpitaux Saint-Antoine, Tenon, Rothschild et Trousseau. Bientôt Jacques Polonovski y dirigea un département de Biochimie dont il fut le Chef de Service hospitalier. Il n’est que justice d’y avoir donné son nom à une salle de Conférences. Il y favorisa l’implantation des méthodes et des concepts de la biologie moléculaire, nouvelle venue qu’il n’avait pas lui-même étudiée initialement. Il créa dans sa nouvelle installation une Unité de recherche associée au CNRS, dédiée au métabolisme des lipides et aux phospholipases, jusqu’à la date de sa retraite en 1987. Gilbert Béréziat, qui devint plus tard Président de l’Université Pierre et Marie Curie (UPMC), fut son collaborateur et successeur naturel et installa un laboratoire hospitalier spécialisé aux précieuses activités appliquées à la clinique.

Au-delà des connaissances scientifiques, son enseignement reflétait son grand intérêt pour la précision du langage et de son humour. Le goût profond de Jacques Polonovski pour l’enseignement, une mission de transcription disait-il, explique aussi l’excellence de ses présentations auxquelles les étudiants n’étaient pas indifférents : il était de ces professeurs dont les salles d’enseignement sont toujours trop petites pour accueillir les étudiants désireux de suivre un cours.

Il montra également à l’écrit son grand talent pédagogique. Il publia, en quelque sorte à la suite des livres de son père, un élégant excellent Abrégé de Biochimie médicale (1979-1981) que nous avons tous appelé le « petit Polonovski ». Avec fidélité aussi, il fut pendant longtemps le Secrétaire des « Exposés Annuels de Biochimie Médicale » (Figure 4) continuant ainsi à collaborer avec son très proche aîné le Professeur Paul Boulanger, de Lille où Jacques avait été au Lycée, et le Recteur Roche qu’il aimait beaucoup.

 

Au-delà de l’enseignement, il fut aussi très actif socialement dans la profession. Président de la Société de Biologie, Secrétaire Général du Comité National de Biochimie, il prit part à la création et présida l’Association des Biochimistes Médicaux, organisant également un groupe de recherche « Gerli » sur le Métabolisme des Lipides. Quand en 1969 fut créée l’Université Paris VI – UPMC ses relations très claires avec des enseignants de toutes catégories aidèrent à l’entente des Facultés de Médecine Saint-Antoine, La Pitié-Salpêtrière et Broussais-Hôtel Dieu.

 

Jacques Polonovski n’était pas indifférent à la vie de la société civile. Humaniste chrétien, il défendit à haute voix ses amis Bernard Boudouresques et Jean Davezies lors de la guerre d’Algérie. En mai 68, il sut garder le contact avec les étudiants sans pour autant verser dans la démagogie. Jacques était vraiment tolérant et son laboratoire servit souvent de refuge à des personnalités malmenées par les évènements. Son entourage scientifique et administratif le savait et le respectait avec chaleur. Incidemment je sais qu’avec les enseignants et les chercheurs, les ingénieurs et les techniciens de son laboratoire y étaient véritablement associés, y compris par la signature fréquente de publications. Tous avaient estime, reconnaissance et beaucoup d’attachement à sa personne.

 

Revenons à sa personnalité scientifique, continuellement passionnée par les nouvelles connaissances biochimiques et leur enseignement. Il réunissait régulièrement les membres de son laboratoire pour les informer des progrès internationaux et faisait l’acquisition de copies supplémentaires de Journaux scientifiques pour en offrir à ses divers collaborateurs la partie qui pouvait les intéresser. Ses exposés étaient lumineusement compréhensibles et il admirait avec une sincérité enthousiaste les nouvelles découvertes (voir par exemple la très belle Leçon Inaugurale de la Chaire de Biochimie Générale déjà citée (1)).

Les 300 publications scientifiques que Jacques a signées, depuis son premier Mémoire de physique en 1942 sur un glucosidolipide dans un cas de maladie de Gaucher, démontrent l’activité importante qu’il induisit chez ses collègues de laboratoire et d’autres collaborateurs français et étrangers. Sa remarquable persévérance à étudier les lipides dans tous ses travaux explique qu’il fut un des spécialistes mondiaux des lipoprotéines cellulaires et sanguines, physiologiques et pathologiques, et de tous les composés en rapport, circulant et membranaires.

Les composés « gras » comme on dit, libres ou associés à des protéines, interviennent dans le métabolisme de très nombreuses fonctions. Jacques a ainsi été amené à s’intéresser à la maturation pulmonaire chez le fœtus, aux fonctions du foie et à la nutrition, au rôle des lipides dans le fonctionnement des globules rouges, il travailla sur la régulation des graisses par l’insuline, et il a contribué avec Gilbert Béréziat à décrire des anomalies du métabolisme du cholestérol et plusieurs types d’hypo–et de dys– lipoprotéinémies. Il avait avec succès promu l’étude et l’utilisation des anticorps monoclonaux, et soucieux de la justesse des vocables utilisés il avait, à contre-courant, critiqué la notion médicale trop simplifiée du caractère toujours favorable des HDL (lipoprotéines de haute densité). Avec son frère et très fraternel Claude, pédiatre et gastro-entérologue, il publia un beau travail sur la « Physiopathologie de la digestion-absorption intestinale chez l’enfant ».

 

Parmi ses proches collègues et collaborateurs de longue date, je me permets de citer ceux dont j’ai eu l’occasion de connaître l’activité : Maryse Ayrault-Jarrier, Jacqueline Etienne, la Dr. Claude Rampini, les Drs. Ricardo Infante et Louis Alcindor, le Dr. Claude Mazière, le Dr. Boisselier, la Dr. Nicole Baumann, son ami Jacques Picard, le Dr. Alain Raisonnier ; je m’excuse auprès de ceux que je ne connais pas.

Plusieurs de ses associés obtinrent des situations éminentes, comme notre confrère Louis Douste-Blazy à Toulouse, Bernard Maitrop à Rouen, Gudo Lastra à Bogota, Kamen Koumanov en Bulgarie, sans compter les Professeurs Gilbert Béréziat et Jean Chambaz qui furent Présidents de l’Université Pierre et Marie Curie.

 

Sa modestie confinait à l’humilité, ainsi que me l’a confié Philippe Douste-Blazy. Il ne montrait aucun intérêt pour ce qu’on appelle les honneurs, et il se disait heureux de rester (injustement à mon avis) au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur (prétextant un rappel de personnages actifs du Moyen-Âge !). Il refusa plusieurs fois d’être célébré en France et ailleurs.

 

Jacques était intimement et discrètement catholique, à la fois croyant et pratiquant, serein et engagé. Les membres de sa famille ont probablement induit la sincérité, le sérieux et la profondeur de sa foi. Son père Michel était le fils de scientifiques juifs russes réfugiés en France, qui obtinrent la Nationalité française en 1904. Michel épousa Yvonne Deback qui le convertira au catholicisme avant leur mariage. Cependant il fut arrêté comme juif pendant l’occupation en 1944 et difficilement relâché à la suite d’interventions de grands universitaires (incidemment Jacques et Claude furent eux-mêmes convoqués et déshabillés par des fonctionnaires de police pour « prouver » qu’ils n’étaient pas juifs…). La mère de Michel, Nathalie Rosenblum, porta l’Etoile jaune pour assister au mariage de Jacques à Paris, en 1944 également. Quelle époque ! Quels personnages !

Jacques Polonovski lui-même fut à la fois religieux et tolérant (Max, un de ses deux fils, pu choisir de se convertir au judaïsme). Jacques participa aux activités de « Tala » (t’à la Sorbonne), un groupe très actif d’étudiants catholiques dont je me souviens et où je crois vous l’avez rencontré pour la première fois, Madame ?

En 1984, Jacques Polonovski fut, j’allais dire enfin et naturellement, élu à l’Académie de Médecine. Sur le tard, il s’intéressa avec une passion certaine à la généalogie, et en particulier à celle de sa belle-mère jusqu’à Guillaume le Conquérant, lui permettant de remonter par la pensée jusqu’au Moyen-Âge, sa période de prédilection. Il avait pris la responsabilité du Dictionnaire de Biologie de l’Académie dont il put, m’indiqua son épouse, assurer entièrement la rédaction avant de tomber lui-même malade (Maladie des corps de Loewy) et d’être privé de fonction cognitive.

Une vie exemplaire !

 

 

 

Je remercie particulièrement le Pr. Philippe Douste-Blazy, le Pr. Gilbert Béréziat, Madame Catherine Topol et Madame Françoise Farchi de m’avoir procuré plusieurs informations. 

 

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Bull. Acad. Natle Méd., 2014, 198, no 7, 1275-1279, séance du 28 octobre 2014