Summary
Éloge de Jacques Euzéby (1920-2010)
André-Laurent PARODI *
Au tout début des années soixante alors que je débutais ma carrière, me trouvant dans le laboratoire de parasitologie de l’École Vétérinaire d’Alfort, j’entendis le titulaire de la Chaire, le Professeur Jean Guilhon, déclarer avec une certaine emphase :
« Vous savez la parasitologie dans les écoles vétérinaires en France c’est : à Toulouse, un malade ! à Lyon, un enfant ! ». Et…, joignant le geste à la parole « je suis seul ! ».
Quelque peu déconcerté par cette affirmation, à la fois péremptoire et quelque peu suffisante, je me demandais qui pouvait être cet « enfant » titulaire de la Chaire de parasitologie de l’École Vétérinaire de Lyon ? Je découvris qu’il s’agissait du Professeur Jacques Euzéby.
Au-delà de l’anecdote, cette déclaration — très excessive — révélait effectivement les débuts, précoces pour cette époque, d’une longue et remarquable carrière.
Jacques Euzéby est né le 11 Août 1920 à Bagnols-sur-Cèze, petite ville du Gard. Son père en fut le Maire jusqu’à la seconde guerre mondiale, au cours de laquelle il fut démis de son mandat pour avoir refusé de remplacer le buste de Marianne par un portrait du Maréchal Pétain ! Ce père était surtout vétérinaire, forcément « rural », comme la plupart de nos confrères à cette époque, c’est-à-dire exerçant son art dans la campagne et les fermes environnantes. Nul doute qu’il n’ait contribué, à la faveur des visites dans les élevages en compagnie de son fils, à la vocation de ce dernier.
* Vice-Président de l’Académie nationale de médecine, e-mail : a.parodi@académie-medecine.fr
À son corps défendant, nous dit Jacques Euzéby, pour qui son père avait sans doute d’autres ambitions.
Quoi qu’il en soit, ayant obtenu son baccalauréat série « classique », il est reçu, ce qui était alors compatible, en novembre 1938, premier au concours d’entrée dans les écoles nationales vétérinaires et il intègre l’école de Lyon. Il existait alors, dans nos écoles, une fonction accordée aux très bons élèves : celle « d’élève de laboratoire ».
Appelé à effectuer de menues tâches telles que sortir des placards et y replacer le matériel de travaux pratiques, l’élève de laboratoire jouissait du privilège — considéré alors comme tel — de côtoyer les professeurs et de fréquenter la Chaire.
Jacques Euzéby fut distingué par le Professeur Tapernoux et admis, en octobre 1942, dans la chaire de chimie et pharmacie. Son comportement y fut certainement méritoire car, à l’issue de ses études et après avoir soutenu sa thèse de Docteur vétérinaire, honorée d’une médaille d’argent, il fut nommé assistant et engagé à préparer le concours de Chef de travaux dans cette discipline. Cependant, conscient des limites que lui imposait sa formation classique, il y renonce et se tourne vers la Chaire de microbiologie et des maladies infectieuses. Durant cette période il fré- quente la faculté de médecine de Lyon où il obtient, en 1943, les diplômes de microbiologie et d’hygiène.
Sans perspective d’ouverture d’un concours d’agrégation dans cette discipline, Jacques Euzéby doit se résoudre, à regret dit-il dans sa leçon inaugurale, à changer momentanément d’orientation. Il choisit la fonction de vétérinaire-sanitaire et passe avec succès, en novembre 1943, le concours de vétérinaire-sanitaire de Paris et du département de la Seine. Sans doute n’est-il pas superflu, pour mieux comprendre la nature de la formation reçue dans ce corps, de rappeler brièvement ce qu’était le service vétérinaire dit « de la Seine ». Né en 1895 de la fusion du Service d’Inspection sanitaire du marché aux bestiaux de la Villette, de l’inspection de la boucherie et du Service départemental des épizooties (créé en 1884), le Service vétérinaire de Paris et du département de la Seine a rempli, avec une grande efficacité, sa mission de contrôle de salubrité des denrées d’origine animale. Doté de services d’analyses microbiologiques et toxicologiques, le laboratoire central des Halles a très vite été reconnu pour ses compétences dans l’inspection de salubrité des denrées d’origine animale. Le sous-intendant à la Guerre y faisait accomplir des stages de perfectionnement aux médecins et vétérinaires militaires. Par son implantation dans les abattoirs de la Villette, c’était aussi un extraordinaire observatoire de la pathologie animale, à travers les milliers d’animaux de boucherie, provenant de toutes les régions de France qui, chaque matin, y étaient abattus.
C’est bien ce que reconnaît le vétérinaire-inspecteur Euzéby lorsqu’il parle des « milliers d’autopsies » qui lui ont permis de se familiariser avec une pathologie, parasitaire notamment, aussi abondante que variée, voire rare.
Le service vétérinaire de la Seine avait une autre particularité qui pouvait devenir un avantage. Mobilisés chaque matin avant l’aurore, les vétérinaires-inspecteurs sont libres dès leur mission d’inspection accomplie. Ce qui permet, à ceux qui le souhai- tent, de compléter leur formation. Durant les deux années passées « à la Seine », Jacques Euzéby commence une licence ès-Sciences par l’acquisition de certificats de chimie biologique et de biologie générale.
Mais l’ouverture d’un concours de Chef de travaux en parasitologie à l’Ecole Vétérinaire de Lyon, lui permet, en octobre 1945, de rejoindre son Ecole d’origine et d’entamer, définitivement, une carrière d’enseignant dans cette discipline. Avec l’acquisition d’un certificat de zoologie générale, il obtient sa licence ès-Sciences. En novembre 1951, il est reçu au Concours d’agrégation de parasitologie et maladies parasitaires des écoles vétérinaires. Et, en 1955, il est nommé Professeur titulaire dans cette chaire. Il a 35 ans. C’est ce Professeur « juvénile » auquel faisait allusion le Professeur Guillon que j’ai cité.
« Mon orientation parasitologique, écrivait-il, a été le fruit du hasard et de l’opportunité et n’a pas procédé d’une véritable et profonde vocation ». En dépit de ce constat d’une grande honnêteté, le Professeur Euzéby a conduit sa carrière d’enseignant et de chercheur avec un engagement et une passion de chaque instant jusqu’à sa retraite survenue en 1990.
« J’ai labouré le champ de la parasitologie » écrira-t-il. Ce champ il l’a effectivement labouré non seulement dans son école de Lyon mais aussi, et de manière extraordinairement active, au-delà. En France, il a enseigné à la Faculté de Médecine de Lyon, à l’Institut de Médecine Vétérinaire des pays tropicaux d’Alfort, à l’Institut de Médecine Tropicale de l’Hôpital Claude Bernard à Paris. A travers le monde aussi.
Débutées en 1955 par une mission en Malaisie, pays dont il conservera un grand souvenir et où il reviendra en voyage d’agrément avec son épouse, ses missions le conduisent vers de nombreuses destinations extrême-orientales, africaines, sudaméricaines, moyen-orientales et nord-africaines.
De manière à y répondre dignement, il perfectionne sa pratique de l’anglais, scrupuleusement et régulièrement. Quelles qu’aient été ses occupations de la journée, quelle que soit l’heure à laquelle elles s’achevaient, il s’astreignait à répéter une demi-heure d’anglais chaque soir.
Le Professeur Euzéby aimait écrire. Il le faisait avec la même conviction que celles que nous lui connaissions dans nos relations collégiales. Plus enseignant que chercheur, il est l’auteur de vingt-huit ouvrages de parasitologie consacrés tour à tour aux helminthoses, protozoonoses, acarioses et entomoses, mycoses, dermatoses parasitaires, zoonoses parasitaires, ainsi qu’à l’épidémiologie des maladies parasitaires. Son œuvre maîtresse, celle qui accaparera ses dernières années, est « le Grand Dictionnaire de Parasitologie médicale et vétérinaire » publié en 2008 aux éditions Lavoisier. Au fil des quelques 800 pages y figurent non seulement la présentation taxinomique des organismes parasites, mais aussi de multiples entrées en biochimie, biologie moléculaire, génétique, ou thérapeutique.
Cette œuvre bibliographique considérable porte la marque à la fois de l’érudition de son auteur, de son talent didactique et aussi du véritable attachement qu’il vouait à la langue française. Ayant fait comme nous l’avons dit ses « humanités », il se délectait des étymologies latines et grecques omniprésentes dans sa discipline, jusqu’à s’en moquer parfois : à propos d’ Angiostrongylus vasorum , le strongle des vaisseaux, « Je ne suis pas responsable du pléonasme » dit-il ! Ou encore, sur
Taenia solium , le ver solitaire, « cette dénomination spécifique, écrit-il, ne doit pas, en dépit d’une analogie phonétique, laisser croire au caractère « solitaire » de ce ténia. En vérité, « solium » signifie « royal » ou « trône » et a été donné au parasite par
Arnaud de Villeneuve en raison de la grande longueur du ver qui lui confère un aspect…royal ! » Et d’ajouter avec une certaine délectation malicieuse, « une autre hypothèse considère que « solium » évoque le « trône » des toilettes sur lequel un individu parasité s’assied pour évacuer son ténia » !
Le Professeur Euzéby aimait écrire disais-je. Il le faisait avec fougue, enthousiasme et conviction parfois teintés d’un brin d’esprit polémique. Il l’a exprimé, durant les années 90, dans la grande presse. Le Courrier des lecteurs du Journal Le Figaro reflète ses jugements toujours pertinents, parfois un peu caustiques et volontiers conservateurs. Il y fait preuve de son talent d’observateur attentif, lucide et critique d’une actualité allant des encéphalopathies spongiformes et du risque supposé de consommation des abats, jusqu’aux troubles annoncés de la rentrée sociale, en passant par l’Église de scientologie.
Parlant de lui à propos de son travail de parasitologue, Jacques Euzéby avait coutume de dire « de toutes façons, je ne sais rien faire d’autre ! » Avec le profond respect que nous lui devons, je crains qu’il ne nous ait pas vraiment convaincus.
Membre de notre Académie où il avait été élu membre correspondant en 1978 dans la Ve division au siège laissé vacant par le décès du Professeur Jung, le Professeur Euzéby devient membre titulaire le 31 Janvier 1989. Il accède à l’éméritat le 20 Juin 2006. Il avait présenté cinq lectures entre 1989 et 2002 et avait reçu le prix Raynal.
Il était également membre de l’Académie vétérinaire de France, membre d’honneur des Académies des sciences vétérinaires de Valence (Espagne) et de Barcelone et de la Société italienne des sciences vétérinaires.
Docteur « honoris causa » des universités de Turin et de Timisoara, il a été Président de l’Association mondiale des parasitologues vétérinaires et membre de la Société française de parasitologie.
Je ne saurais omettre le fait que le Professeur Euzéby n’avait reçu aucune décoration : « Ce sont des hochets, je les ai toutes refusées par orgueil », disait-il, « pas par modestie » !
Tel fut le collègue, le confrère qui a quitté définitivement les allées de cette salle, en juin 2009.
Il me faut évoquer maintenant, de manière plus personnelle, l’homme qu’il fut.
Tâche délicate car, quels que soient les liens de collégialité qui nous unissent au sein de notre compagnie, quelle que soit la durée pendant laquelle nous nous sommes côtoyés, il demeure toujours une part plus ou moins inaccessible de la personnalité de chacun. Je me suis hasardé à la découvrir grâce à l’extrême obligeance de ses enfants qui ont accepté, très simplement, de me « raconter » leur Père. Je leur en suis très profondément reconnaissant. L’accueil spontanément chaleureux qu’ils m’ont réservé témoigne d’ailleurs, à lui seul, de leur attachement à sa mémoire. Je le dois aussi à deux de ses élèves, les Professeurs René Chermette et Jean Gevrey.
Trois qualificatifs sont revenus régulièrement dans nos conversations. Jacques Euzéby était un homme généreux, disponible, cultivé. C’était aussi un homme pressé et curieux.
Père de six enfants et grand-père à seize reprises, le Professeur Euzéby, en dépit d’une vie professionnelle très remplie, souvent à l’étranger, a manifesté pour ses enfants une attention soutenue et pointilleuse. A l’image d’ailleurs, de celle qu’il manifestait à l’égard de ses étudiants. Je pense pouvoir dire qu’il les a élevés avec les mêmes exigences, avec la même honnêteté que celle dont il faisait preuve dans son métier d’enseignant. « Les examens sont, en effet », écrivait-il dans un texte intitulé « Ma philosophie de l’enseignement », « le critère de la qualité et de l’efficacité d’un enseignant ». « Si trop d’échecs sont constatés », ajoutait-il, « il y a dû y avoir des défauts ou des carences dans le processus d’enseignement ».
Attentif au travail scolaire et à l’éducation de ses enfants, il a su se montrer aussi soucieux de leur transmettre ses valeurs. Valeurs familiales d’abord, celles qu’il entretenait, en particulier, lors des longues vacances d’été dans la maison familiale de Bagnols-sur-Cèze ; valeurs éthiques et religieuses aussi.
Le Professeur Euzéby était profondément croyant et pratiquant. Cette foi profonde l’a aidé durant ses derniers mois assombris par la maladie. L’un de nos collègues avec lequel il a eu de nombreux échanges sur ce sujet, à cette époque, pourrait en témoigner. J’avoue avoir été un peu intrigué en lisant qu’il se considérait lui-même comme « un chrétien de la rue » ! Nous connaissons les expressions « d’homme de la rue », ou de « chanteur de rues », mais j’ignorais celle-ci. Je crois l’avoir comprise en apprenant qu’il était membre actif de plusieurs associations caritatives et en particulier de l’une d’elles qui l’a conduit, pendant des années, à participer, une fois par semaine, à des distributions de repas à des sans-abris, passant souvent la nuit avec eux pour prévenir d’éventuels incidents.
Le Professeur Euzéby était un homme de culture, nous l’avons dit. Pas seulement de sa culture de parasitologue. Passionné par la langue française, c’était aussi un fin connaisseur de notre littérature. Sa remarquable mémoire lui permettait de déclamer, en famille, des tirades entières d’auteurs classiques, Racine notamment, mais aussi d’auteurs plus récents, Edmond Rostand ou Marcel Pagnol.
C’était aussi un homme pressé, pressé dans ses activités de parasitologue, mais aussi, de manière moins connue, pressé en toutes choses. Amateur de voitures puissantes et rapides, les fréquentes contraventions qu’il récoltait le remplissaient d’une grande confusion.
Quelles qu’aient été ses nombreuses et brillantes activités professionnelles, quelles qu’aient été les exigences auxquelles il s’astreignait dans leur accomplissement, le Professeur Euzéby aura été profondément soucieux de ses devoirs vis-à-vis de sa famille, de ses parents, de ses enfants, vis-à-vis de vous, Madame, qui avez très généreusement sacrifié, très tôt, votre profession de pharmacienne pour lui permettre l’accomplissement de sa brillante carrière.
Il en était totalement conscient, comme en témoigne la dédicace du fascicule B de son ouvrage sur « Les maladies vermineuses des animaux domestiques, incidence sur la pathologie humaine ». Il y écrit : « à ma femme et à mes enfants que, pour la rédaction de cette œuvre étalée sur près de vingt années, j’ai trop souvent frustrés de mon temps et à qui j’ai, trop souvent, fait supporter mes soucis et l’humeur qui en résultait… » Tel fut notre Collègue, tout à la fois savant, brillant, passionné, exigeant, pressé, tant pour lui-même que pour son entourage. Et encore, homme de culture, de foi et d’engagement, profondément honnête.
Chère Madame Euzéby, en m’efforçant de retracer la carrière de notre confrère, votre mari, je me suis aventuré à empiéter sur certains traits de sa personnalité, à évoquer l’homme qu’il fut dans sa vie privée. Je vous demande de bien vouloir me pardonner si j’ai commis des erreurs de jugement ou si j’ai outrepassé les limites conventionnelles. Je vous prie de bien vouloir croire que je l’ai fait avec le souci, la prétention peut-être, de conserver plus vive sa mémoire.
Au terme de cet hommage à la mémoire de notre confrère, au nom de l’Académie nationale de médecine, je vous prie de bien vouloir accepter, Madame, ainsi que les membres de votre famille, l’expression de notre très profonde sympathie.
Bull. Acad. Natle Méd., 2011, 195, ns 4 et 5, 813-818, séance du 10 mai 2011