Éloge de François Percheron (1926-2005)
Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Chères consœurs, chers confrères, Madame, Mesdames, Messieurs, C’est à un genre littéraire particulier qu’appartiennent les éloges funèbres. Prononcer un tel discours selon l’usage académique revient à un élève respectueux, à un ancien compagnon d’études, à un ami qui relate les faits majeurs de la vie du disparu.
Règle : appliquer la célèbre sentence latine de mortuis aut bonum, aut nihil, ne retenir que les traits d’excellence.
Toutefois la quête biographique préalablement imposée ne s’accompagne-t-elle pas d’indiscrétions un peu comme les fouilles des archéologues qui sont parfois des viols de sépulture ?
À cette question, un début de réponse est fourni par la séquence initiale du célèbre film Citizen Kane . On est placé devant une clôture dont le caractère infranchissable est souligné par l’inscription péremptoire « no trespassing », ne pas pénétrer, respecter l’intimité… Un nouveau
Rose bud nous apportera-t-il la clé nécessaire à la lecture d’une vie si dense ?
Doyen François Percheron, comment s’est construite votre belle carrière dans l’amour du travail bien fait, à l’écart des vanités ?
Ils ne peuvent, de façon posthume, imaginer la stature de ce lutteur à l’acharnement tranquille, ceux qui n’ont aperçu notre confrère qu’au cours de ces derniers mois où il était accablé de cruelles agressions pathologiques. Et pourtant, deux semaines avant son départ, nous discutions encore, dans sa chambre de souffrance, du rôle de notre section et du recrutement nécessaire à une coopération utile à l’ensemble de la compagnie. Trahi par des forces chancelantes, il ne se consolait pas d’avoir dû poser le sac. Or si la parole avait perdu de sa vivacité, la finesse de ses jugements et ses suggestions réalistes rappelaient ses analyses toujours pertinentes, son art de la discrimination, la prudence et la calme fermeté dans les décisions. Évoquer ici nos années de coopération, celles des examens et des concours dominés par notre ami défunt, nous invite à remonter vers le temps de l’enfance où se tracèrent les grandes lignes du futur.
Sensible aux marques d’une éducation exemplaire, François Percheron se montrait toujours attentif à une tenue correcte. Probablement se conformait-il aux habitudes de ces solides compagnons de travail et de jeu qu’il avait fréquentés en ces écoles du beau Vendômois, au cœur de la France rurale, mais aussi poétique — à la Renaissance n’y avait-on pas connu le mouvement de la Pléiade ? Peut-être était-ce en accord avec sa filiation paternelle, attachée à la terre, mais aussi tournée vers les acquisitions de l’esprit. Du côté maternel, c’est la rigueur d’une grand mère, institutrice à Blois, et de sa mère qui, suivant le chemin tracé, après avoir longtemps enseigné à Vendôme, terminera sa carrière par la charge de directrice dans cette même préfecture du Loir-et-Cher qui associe, au nord, la rigueur raisonnable des Beaucerons et, au sud, l’ouverture au monde un peu magique de la forêt solognote.
Donc c’est dans cette charmante ville de Vendôme, enlacée par le Loir, que François naît en 1926. À l’âge de six ans, il perd son père, qui était revenu de la guerre de 1914 avec un bras en moins. Après dix ans de mariage, ce deuil oblige la mère à diriger la famille. Elle va mener avec ténacité l’éducation de son fils qui bénéficiera d’une excellente formation primaire et de fondations solides qui permettront de futures acquisitions. Ce seront alors les études secondaires au lycée Ronsard.
Dans une petite maison du village de Bury, à l’orée de la forêt de Blois, nous retrouvons l’enfant en vacances découvrant les joies de la nature. Il s’amusait en particulier à pêcher des écrevisses dans un discret affluent de la Cisse, petite rivière tributaire de la Loire, et y faisait évoluer de menus bateaux en bois construits sous la surveillance de son oncle Pierre Malangeau. Celui, qui devait devenir plus tard un brillant professeur et doyen de la Faculté de Pharmacie de Paris, avait, préalablement aux études universitaires, effectué son stage dans la pharmacie Coursajet, la plus importante de Blois. Ce modèle d’une carrière pharmaceutique offert à Madame Percheron par son frère devait faire adopter une décision irrévocable, bien qu’à ce moment, passionné par les acquisitions intellectuelles et habile de ses mains, François Percheron penchât plutôt pour la chirurgie.
À cette époque une officine, dans un grand centre urbain en particulier, avait de multiples fonctions. En plus du rôle principal dans la dispensation des médicaments, on y réalisait des fabrications artisanales qui parfois annonçaient la petite industrie.
En outre l’officine était presque le seul lieu qui recélât une collection de produits chimiques, nécessaires à de multiples applications dont la pharmacie vétérinaire et les traitements phytosanitaires de l’agriculture. Enfin, notable respecté et souvent sollicité pour donner des conseils même dans des domaines sociaux, le pharmacien contribuait activement à la santé publique dans la cité.
Après le stage pharmaceutique à Blois, c’est la montée à Paris pour des études supérieures qui seront menées à la fois à la Faculté de Pharmacie et à celle des Sciences. La Cité universitaire héberge le jeune homme et favorise la création de relations durables avec d’autres étudiants. Il en sera ainsi avec Jean Yonger, à l’amitié si fidèle, qui deviendra plus tard le coéquipier indéfectible pour les tâches administratives à la Faculté.
Comme c’est souvent le cas, les activités universitaires sont tissées avec celle de la vie hospitalière. La fécondité des efforts conjugués du jeune homme et des réussites sans le moindre échec ne se réduira jamais. À la Faculté, les études conduisent régulièrement à d’excellentes notes et de nombreuses distinctions commencent à récompenser l’étudiant qui semble se rire des difficultés. La densité des efforts apparaît dans le seul rappel diachronique, aussi dépouillé que celui des notices d’un dictionnaire biographique.
1948 : réussite au concours de l’internat et prise de fonctions dans le service de Maurice Piette à l’hôpital de la Pitié.
1949 : obtention du diplôme de pharmacien et de la médaille d’argent des hôpitaux.
1950 : préparation avec réussite brillante des certificats d’études supérieures de Pharmacotechnie chimique et galénique d’une part et de Pharmacodynamie d’autre part.
1951 : obtention du certificat de Chimie générale (Sorbonne) et de la médaille d’or des hôpitaux.
1952 : promotion au titre de chef de laboratoire des hôpitaux (Pitié) ; préparation intensive du concours de pharmacien chef des hôpitaux.
Mais arrêtons-nous à cette année cruciale : François doit effectuer son service militaire et celui-ci comporte un stage de six mois à l’Hôpital Percy (Clamart) dans le centre de transfusion sanguine de l’Armée, dirigé par le Médecin Général Juillard.
Notre éminent confrère Georges Cremer, qui deviendra plus tard doyen du CHU de Cochin, puis président de l’Université René Descartes, a suivi une formation identique au Laboratoire d’Hématologie. C’est là que se produit la rencontre du jeune aspirant et d’une jeune fille charmante, Nicole Guinaudeau, fille d’un ingénieur des Eaux et Forêts et petite fille d’officiers de carrière. Cette idylle se noue sous le regard chaleureux de celui qui se retrouvera dans des travaux scientifiques convergents et deviendra plus tard un ami fidèle, le lieutenant Jacques Storck. Comme dans les contes de fées, cette rencontre est joyeuse et pleine de promesses : le mariage aura lieu l’année suivante, en 1953, annonçant trois naissances ultérieures de 1954 à 1960.
Les succès professionnels n’en seront pas moins heureux : François Percheron devient assistant en Chimie analytique, acquiert le Certificat de Physiologie générale à la Sorbonne, ce qui lui confère la possession d’une licence homogène d’enseignement, et, dans la course aux honneurs, réussit, contre toute attente, à son premier galop d’essai, le concours du pharmacopat. À vingt-sept ans, il était si à l’aise dans les épreuves qu’il surclassa des concurrents plus entraînés et favoris, émerveillant le jury par ses réponses toujours pertinentes. Aussitôt le Doyen Fabre, autre figure célèbre de la Pharmacie et qui fut un membre considéré de notre compagnie, demanda à ce jeune major de venir le seconder à l’Hôpital Necker-Enfants malades.
Plusieurs de ses anciens élèves se souviennent des brillantes conférences que le nouvel élu prononçait dans plusieurs centres de préparation à l’internat. La bicyclette, dont il fut longtemps un adepte enthousiaste, lui servait alors à de rapides déplacements d’un hôpital à l’autre, car cet étudiant si alerte, qui franchissait à plaisir les obstacles universitaires, était également agile dans le sport, nageant correctement, tenant bien sa raquette au tennis et ne manquant jamais, chaque hiver, de dévaler à ski les pentes alpines. Est-ce pour cela qu’il acquit plus tard un chalet à Sévrier d’où il pouvait contempler les cimes élégantes de la Tournette et y pratiquer l’art du jardinage ?
À l’hôpital Necker, où il était de bon ton de commencer la journée de travail à 7 h 30, près du Doyen Fabre, qu’il était chargé de seconder, il eut un rôle délicat d’adjoint à côté du chef de laboratoire de chimie (Georges Le Moan) et de l’équipe des internes dont Claude Boudène, notre président de 2004. Il contribuait à des liaisons scientifiques avec les grands patrons de l’époque les Léon Binet, Robert Debré, Ameline, sans oublier celui qui deviendra lui aussi notre président pour 2006, Denys Pellerin, jeune agrégé.
C’est alors pour Percheron qu’après la longue période d’acquisitions scolaires et universitaires, débute une nouvelle phase : il est initié à la recherche. Pourquoi alors a-t-il commencé, loin du monde hospitalier qui lui convenait si bien, par une thèse de chimie végétale utilisant les méthodes d’analyse physique alors les plus modernes (spectrométrie de masse et infrarouge, RMN, chromatographies diverses) ? JeanÉmile Courtois, qui entrera également dans notre compagnie en 1967, voulait s’adjoindre Percheron pour diriger la chaire de Biochimie générale et estimait utile de l’introduire préalablement dans le laboratoire très productif de Maurice-Marie Janot. Celui-ci, qui fut président de notre compagnie, en 1973, était un des maîtres les plus renommés et attirait les sujets brillants. Bien formés par une école rigoureuse et dirigés par Raymond Goutarel, puis par Pierre Potier, les élèves pouvaient s’adapter ensuite à des situations diversifiées où ils s’épanouissaient.
Précisément la maîtrise de méthodes analytiques nouvelles et les compétences acquises lors de l’étude de la composition de plantes à alcaloïdes indoliques (genres Voacanga, Leptactina, Tabernanthe ) pouvaient enrichir ensuite la méthodologie de recherche dans un champ d’exploration fort différent, la biochimie des glucides, en complément des procédés classiques hérités des travaux d’éminents devanciers.
Parmi eux, évoquons la lignée des grands précurseurs qui avaient créé l’école française, les Antoine Bussy, Marcellin Berthelot, Émile Bourquelot, Henri Hérissey, Paul Fleury, unanimement reconnus parmi les pionniers mondiaux pour explorer la chimie des sucres et établir la structure des hétérosides et des holosides. En particulier depuis la découverte de Malaprade, à Nancy, en 1938, Fleury commençait à utiliser avec grand succès la fameuse réaction à l’acide periodique qui permit d’élucider la structure de tant de sucres. Le laboratoire de la Faculté de pharmacie de Paris recevait souvent des chercheurs étrangers, dont nombre de jeunes Américains.
Parmi plusieurs apports fondamentaux, cette école française, après des discussions avec les chercheurs d’autres laboratoires dont celui de Hudson (de 1943 à 1945), réussit à établir définitivement la structure spatiale du saccharose.
Cette formation en physicochimie analytique acquise par Percheron eut le grand intérêt de lui permettre de maîtriser de nouvelles méthodes expérimentales. Au prix d’un dur labeur de cinq années, ces travaux préparatoires lui valurent neuf notes parues presque toutes aux Comptes-rendus de l’Académie des sciences, alors au sommet de la renommée. En 1958 le voici enfin Docteur ès sciences et la période d’acquisition de trente-deux années se termine. Ensuite le nouveau docteur va diriger et rayonner pendant trente-cinq ans, par son enseignement de chef de travaux, puis d’agrégé en Biochimie, et par la vie à l’hôpital qui le passionnera toujours.
Précisément un regard sur cette carrière hospitalière est nécessaire. Le premier temps avait été le séjour à la Pitié, en tant qu’interne, puis de chef de laboratoire de Maurice Piette (1951), source de grandes satisfactions intellectuelles et de relations chaleureuses : François Percheron se sentait bien dans cet hôpital actif réunissant de grands maîtres, en particulier Camille Lian et Gilbert Dreyfus, avec qui il signa ses premières publications hospitalières.
Après le bref passage par Necker, déjà signalé, il dut accepter un poste mixte alors inégalement apprécié des débutants : celui de Chef de la Pharmacie et du Laboratoire de Biochimie du Centre hospitalier Émile Roux à Limeil-Brévannes. Percheron y arriva en 1955, bien décidé à ne pas rester longtemps dans ce qui lui apparaissait comme une forme d’exil, mais l’intérêt des travaux qui se proposèrent et l’accueil de médecins éminents et chaleureux, dont Pierre Yvon Hatt et Gerbeaux, le firent rester vingt-cinq ans ! Il est vrai qu’en 1974, le poste fut transformé en celui de Biologiste chef de service des hôpitaux. Conscient de l’importance de la formation du personnel hospitalier, François Percheron assura l’enseignement concernant la pharmacie et le médicament à vingt-cinq promotions d’élèves-infirmières pendant son séjour à l’Hôpital Émile Roux.
Au début il lui revenait de traiter diverses questions de pharmacie hospitalière et, s’il n’était pas encore trop fortement sollicité par des questions de biologie clinique, il pouvait mener à bien des manipulations en liaison avec ses activités parisiennes.
Ainsi, à Brévannes, il est au calme pour réaliser la synthèse du p -nitrophényl-β-Dmannoside servant de substrat pour mesurer l’activité des mannosidases dont la nouvelle équipe aura besoin à Paris.
Sa renommée commençante attirait des étudiants faisant fonction d’interne pour les trois postes disponibles, et des chercheurs stagiaires, dont il devenait rapidement un patron dynamique. Il s’agit en particulier de Marie-Josée Foglietti, qui mènera parallèlement une belle double carrière hospitalo-universitaire et deviendra collègue à la Faculté de Pharmacie, de Jean-Jacques Guillosson, futur professeur d’Hématologie, invité vers les années 1960 à rejoindre Brévannes, comme aussi de Bernard Roques qui se souvient des conseils stimulants alors distribués avec autorité : la brillante ascension dans l’université et plus tard l’entrée du célèbre professeur de chimie organique à l’Académie des sciences furent induites par les conseils persuasifs du jeune maître au cours de ces années fécondes. Notre confrère se souvient précisément avec gratitude de la poussée amicale et vigoureuse du jeune chef qui lui fixait un chemin précis et l’initiait à la recherche dans l’équipe constituée sous la direction de Pierre Yvon Hatt : par l’étude du glomérule rénal en microscope électronique, celui-ci fut à deux doigts d’attacher son nom à la découverte de la rénine, avant des auteurs anglo-saxons (1963).
D’autres anciens se rappellent cet âge heureux, en particulier Marie-José Foglietti, qu’une mission en Asie a momentanément éloignée, Antoine Sioufi, Marguerite Bernard, Richard Bourbouze et plus généralement ceux qui avaient commencé alors à s’inscrire dans les deux laboratoires universitaire et hospitalier de Percheron : en fin de carrière, le maître aura guidé seize élèves qui avaient préparé avec succès des thèses de sciences ou de pharmacie lourdes, c’est-à-dire ouvrant au droit d’enseigner, en plus d’une demi-douzaine d’élèves soutenant des thèses de troisième cycle.
La phase suivante de la vie hospitalière de Percheron est, en 1980, le retour à la Pitié.
Fort de son expérience, il a abandonné la pharmacie hospitalière polyvalente, pour être uniquement Biologiste des hôpitaux. Malheureusement le temps avait fait médiocrement son œuvre : les libertés d’antan dont avaient si efficacement profité les chefs de service s’étaient réduites, l’administration avait proliféré, gagnant en puissance et multipliant les exigences pointilleuses. Que de réunions dévoreuses de temps et de rapports à rédiger !
Ces sollicitations centrifuges n’empêcheront heureusement pas notre ami de répondre avec diligence aux demandes sans cesse croissantes d’examens de routine de la part d’un corps médical exigeant la meilleure qualité en tout. Percheron s’ingénie à proposer des commentaires explicatifs aux résultats des analyses, concernant en particulier le profil protéinique. Sous sa direction, sont réalisées des épreuves encore inhabituelles : dosage de l’iode, des catécholamines et de leurs métabolites, de marqueurs du tabagisme, étude des glycosidases dans les liquides biologiques, les cellules sanguines et le sperme.
C’est par cette spécialisation en enzymologie et dans la connaissance exceptionnelle de ce que l’on pourrait appeler les sucres méconnus que s’était constitué un pont entre les activités hospitalières et celles du laboratoire de recherche universitaire.
Examinons-les maintenant en regagnant le laboratoire universitaire.
L’Unité associée au CNRS dirigée par Jean Émile Courtois était intitulée « Oses et Osidases ». Sous la direction de celui qui fut aussi l’un de nos éminents confrères, était entreprise l’exploration des galactosides du saccharose et celle des polysaccharides contenant du mannose, avec une attention particulière aux inégalités de répartition des résidus de galactose. Un autre thème concernait les enzymes correspondant à ces substrats polysaccharidiques. Le traiter nécessitait souvent la fabrication préalable de substrats spécifiques et la formation de François Percheron en chimie organique lui permettait bien de dominer ce versant particulier de la biochimie fondamentale nécessaire à l’équipe de recherche. L’étroite collaboration de Percheron et de Courtois durera vingt ans. Dans le sillage de ce maître, il acquerra une réputation internationale.
Parmi les glucides abordés, figurent le célèbre mannose, mais aussi le tréhalose, dont le nom exotique se rapporte à Trehala, pays de Syrie producteur d’une manne particulière. Ce disaccharide est très abondamment répandu chez les champignons dont de nombreux comestibles. Il résulte de l’association de deux unités de α-Dglucopyranose par leur groupe réducteur. Très répandu, ce sucre, souvent ignoré, méritait une nouvelle étude approfondie et l’approche des tréhalases devait être entreprise. Elle nécessitait de disposer comme substrat de dérivés substitués non symétriques et il fallut ainsi préparer le tosyl- et le mésyl-tréhalose, ainsi qu’un trisaccharide, le galactosidotréhalose, obtenu par transfert enzymatique. Ce sujet du tréhalose retint longtemps Courtois et Percheron en raison des prolongements en biologie clinique. Par estérification par des acides gras, le tréhalose se retrouve dans la constitution des lipides du Mycobacterium tuberculosis et un traitement par l’isoniazide perturbe le métabolisme en libérant du tréhalose libre.
Plus tard cette question de la différence des activités d’acétylation reviendra et trouver un champ d’applications directes à l’hôpital. Tenant compte des différences génétiques des sujets étudiés, Percheron observera que le pouvoir inducteur de l’isoniazide chez des malades soignés avec ce seul médicament varie : il y a nette différence dans la production urinaire d’acide glucarique entre les acétyleurs lents et les acétyleurs rapides. Cette question de pharmacogénétique est maintenant devenue une grande classique.
Dans un autre champ d’exploration, menée avec Richard Bourbouze qui deviendra lui-même professeur à côté de Percheron, l’exploration des glycoprotéines végétales devait permettre de proposer une méthode générale d’extraction, d’identifier les divers oses constitutifs des ensembles moléculaires et d’établir la présence de l’acide neuraminique, qui avait été longtemps contesté dans les protéines végétales.
C’est encore chez les végétaux supérieurs qu’une part importante des travaux de l’équipe Percheron sera consacrée au métabolisme du galactose et du mannose en utilisant d’abord comme modèle un galactomannane de réserve de la graine de Fénugrec. Seront mises en évidence et étudiées plusieurs enzymes de dégradation (α-galactosidases, α-mannosidase, β-mannanase, nucléotide pyrophosphatase), des enzymes d’interconversion (UDP- galactose- 4’- épimérase, galactokinase), des enzymes de biosynthèse des mannanes (mannosyltransférase) et de mannolipides.
Seront suivies l’intervention des nucléotides-sucres et les interconversions glucidiques au cours de la germination.
Des recherches méthodologiques visaient en outre la fabrication possible à un stade industriel de diverses enzymes susceptibles d’applications (une hétéroglycosidase du Sarrasin, une α-rhamnosidase, une β-galactosidase, une β-glucosidase, qui convenait parfaitement à un emploi immobilisé). Un ensemble de travaux fut consacré au développement d’une méthode originale de chromatographie d’affinité des polysaccharidases, utilisant comme support leur propre substrat préalablement réticulé.
D’excellents résultats permettaient la séparation aisée des endo- et des exopolysaccharidases (polygalacturonases, amylases, cellulases), faisant l’objet d’un contrat avec la D.G.R.S.T. En application directe, une méthode séquentielle permettait par chromatographie d’affinité la séparation de plusieurs types de polysaccharidases présentes dans un même milieu biologique.
Ces recherches de biochimie fondamentale aboutissant à de possibles applications industrielles ne détournaient pas François Percheron de son intérêt pour les questions qui se posaient de plus en plus au cours de sa carrière hospitalière. Ainsi l’identification de quatre mannosides différents de la N-acétylglucosamine dans l’urine d’un enfant a permis à Percheron et Foglietti de participer au diagnostic du premier cas de mannosidose décrit en France.
Faut-il rappeler que c’était l’époque où l’on commençait à comprendre qu’à l’instar des protéines riches d’immenses variabilités des structures du fait des assemblages des aminoacides, les glucides, par leurs multiples stéréo-isoméries, apportent eux aussi de puissants facteurs de variation ? Les choses deviennent évidemment encore plus complexes dans le cas des glycoprotéines. Les travaux de Percheron ont donc contribué à l’essor de l’étude encore balbutiante de ces ensembles moléculaires si largement présents.
Parmi les applications pratiques en biologie médicale, ces travaux sur les glycoprotéines ont permis de montrer qu’après un infarctus du myocarde, le rapport acide sialique/protéine des glycoprotéines perchlorosolubles augmente significativement.
Ce fut ensuite l’étude des glycosidases des lysosomes, qui participent à la dégradation des fractions glycaniques des glycoconjugués (glycolipides, glycoprotéines) dans les lysosomes et existant également dans les liquides biologiques. Deux isoenzymes NAG-A et NAG-B sont présentes dans le cortex rénal, une augmentation de l’isoenzyme B peut être un témoin de la souffrance cellulaire tubulaire. Dans le cas de l’α-L-fucosidase, l’étude des enzymes du cortex rénal, sous deux formes différentes, devait conduire à proposer un indice de souffrance rénale après transplantation.
Quant à la β-D-mannosidase, son activité est significativement abaissée chez les diabétiques à l’inverse de ce qui est observé dans le cas d’autres enzymes.
La disparition de la forme de fucosidase la plus acide, focalisant à pH 5,30, paraît être une caractéristique des tricholeucocytes. Chez des sujets atteints de leucémies à tricholeucocytes, l’activité enzymatique de ces cellules malades est nettement infé- rieure à celle des cellules normales. L’étude des profils enzymatiques de l’α-Lfucosidase de cellules leucémiques dans la lignée myéloïde permettrait peut-être un autre abord diagnostique. Ces recherches entreprises à partir des années 1980-1985, particulièrement en collaboration avec notre regretté confrère Marcel Legrain et avec son élève. Alain Baumelou, laissaient espérer à Percheron de nouvelles applications cliniques dérivant des recherches fondamentales où il avait acquis une grande notoriété.
En schématisant, on reconnaîtra dans l’œuvre de François Percheron d’une part une grande unité de préoccupations scientifiques, d’autre part le souci de faire bénéficier les applications en biochimie clinique de ses découvertes en biochimie fondamentale dans des domaines limités aux saccharides et aux enzymes apparentées. Pour les premières années, on peut donc rattacher ces recherches d’applications cliniques à trois chapitres : oligosaccharides urinaires, glycoprotéines du sérum, induction enzymatique provoquée par des médicaments. Plus tard ce seront les glycosidases des lysosomes en pathologie rénale, l’α-L-fucosidase sérique, urinaire et rénale, comme aussi dans les tricholeucocytes, la β-D-mannosidase, les glycosidases comme marqueurs enzymatiques dans les leucémies aigües.
Au total, l’exposé de titres de notre confrère comportait, en 1992, cent vingts publications originales, pour la plupart parues dans des journaux de grande réputation, et correspondant toutes à des travaux réellement personnels — il n’acceptait jamais de voir figurer son nom dans des publications s’il n’avait pas réellement contribué effectivement à la marche du travail expérimental. Il nous était difficile ici de rapporter ces publications en totalité, même d’en évoquer simplement le contenu.
Citons en outre une quinzaine de mises au point et des articles demandés pour figurer dans des ouvrages collectifs étrangers de grand renom.
Tous ceux qui furent les auditeurs de François Percheron admiraient ses talents pédagogiques dans les amphithéâtres où il rayonnait. Il était également à l’aise avec les spécialistes étrangers qui venaient au laboratoire ou qu’il rencontrait dans des congrès internationaux en Europe, au Japon, à Téhéran, à Dakar… Il aimait voyager et parcourut le monde, appelé en particulier pour des conférences à Madrid, Salamanque, Manille, Monastir, Tel-Aviv et Jérusalem, Lima et Ica, ville du Pérou, qui le nomma professeur honoraire de l’Universidad San Luis Gonzaga (1977).
Ses ouvrages didactiques méritent également un éloge sincère, en particulier cet Abrégé de Biochimie générale rédigé par lui-même en collaboration avec Roland
Perlès et Josée-Marie Foglietti (Masson éd. 1980 et 1981), livre de grande densité et remarquablement efficace — une réédition serait appréciée.
Après les évènements de 1968, Percheron avait dû prendre une part plus active au fonctionnement administratif de la Faculté et de l’Université René Descartes nouvellement modelée. Il fut donc invité à siéger dans divers conseils, bien qu’il redoutât l’aliénation de son emploi du temps. Cet engagement le conduisit presque involontairement à être choisi par élection en 1982, pour diriger la Faculté de Pharmacie, succédant au Doyen Flahaut, lui aussi notre confrère. Le voici en même temps vice-président de l’Université, sous l’autorité du Président Louis Auquier, qui appréciait la loyauté et l’efficacité sans faille de son adjoint. Nous nous souvenons en particulier de ces bulletins de l’Université de Paris V qu’il savait si régulièrement rédiger où tant d’informations étaient rassemblées.
Parmi les constructions administratives nouvelles, il s’agissait de créer l’année hospitalo-universitaire, avec passage de la scolarité à six années d’études en pharmacie, de créer des diplômes d’études supérieures spécialisés et de restructurer les programmes. Cette lourde tâche, le Doyen Percheron la mena avec constance pendant sept ans.
Il fut invité à participer à divers jurys de concours de pharmaciens militaires depuis 1978, puis fut membre du Conseil de perfectionnement de l’École d’Application du Service de santé de l’Armée de terre (1988).
Mais, si les charges administratives l’occupaient fortement, son expérience dans le domaine biochimique n’était pas délaissée, ce qui lui valut de se voir confier, en collaboration étroite avec Yves Raoul, un autre de nos valeureux confrères, la charge de rédacteur en chef adjoint de la revue Biochimie , organe de la Société de Chimie biologique. Cette fonction l’a conduit à siéger comme représentant français au comité des éditeurs de revues biochimiques (CEBI) de l’Union internationale de Biochimie.
C’est également en tant que biochimiste qu’il a longtemps siégé à la Commission nationale de Pharmacopée, plus particulièrement à la sous-commission des Produits biologiques, ce qui l’obligea à de nombreuses séances de discussion où sa compé- tence était fort appréciée et lui valut plusieurs voyages-éclairs à Strasbourg. Dans l’instance européenne, il retrouvait des collaborateurs de haut niveau tels que Jacques Storck, spécialiste d’enzymologie industrielle.
Entré en 1987 à l’Académie nationale de pharmacie, il y apporta son concours précieux. L’Ordre national des pharmaciens lui confiera en 1990 la présidence du Comité d’éducation sanitaire et sociale de la pharmacie française jusqu’en 1999, date à laquelle lui succèdera Claude Dreux. C’est en 1995 qu’il fut élu dans notre Compagnie. Ses connaissances approfondies en chimie organique et biologique l’invitèrent à la présidence de la Commission X de Nutrition et Alimentation.
Tout au long de sa vie, il ne se livrait pas, écartant les intrusions indiscrètes de la vie privée dans les affaires publiques, mais il se préoccupait du sort de ses coéquipiers, de leur santé et de leur avenir probable. Il fuyait la familiarité, refusant cette habitude envahissante du tutoiement et évitait l’abus des prénoms. Ses collaborateurs se souviennent de ces moments de détente dans son bureau où, fumant nonchalamment la pipe, il discutait de l’état d’avancement des travaux des uns et des autres et prodiguait ses encouragements cordiaux. Ce côté chaleureux de la vie en équipe, François Percheron l’a toujours ressenti et favorisé, plus particulièrement à l’hôpital.
Esprit vif, mais posé, calme, précis et rigoureux, il manifestait une autorité joviale et sereine, qu’appréciaient fort ses étudiants, mais il ne se laissait pas entamer.
J’ajouterai un commentaire personnel : lorsque, en 1993, je le priai de bien vouloir participer à la construction du Dictionnaire des sciences pharmaceutiques et biologiques , son premier mouvement fut presque un refus véhément, mais, dans les mois qui suivirent, il m’adressa par centaines des définitions précises et exactement cadrées, selon une liste qu’il eut soin d’arrêter avec pertinence. Comment avait-il trouvé le temps nécessaire à ce pesant labeur qui ravissait notre équipe ? Je sais, Madame, que cette surcharge si généreusement consentie a nécessité une amputation des temps libres à la maison et vous avez donc apporté votre soutien discret à cette collaboration de grand prix. Lorsque François Percheron avait donné sa parole, l’exécution du travail était assurée et la réalisation parfaitement conforme.
Toutefois son honnêteté scrupuleuse pouvait parfois décevoir par sa rigueur, en particulier ses collaborateurs. Ainsi, lorsqu’il fut élu doyen, il s’est toujours opposé à l’attribution de passe-droits qui eussent pu favoriser son propre laboratoire aux dépens de ceux d’autres collègues : chacun selon les prévisions et le plan antérieurement arrêtés pour la rénovation des locaux. Les sentiments de justice et de droiture dominaient toujours. Un enthousiasme excessif lui semblait imprudent pour les affaires générales et le réalisme primait toujours.
Fidèle à ses amis, il ne manquait pas, chaque premier mercredi mensuel, d’aller retrouver, pour un déjeuner amical, des anciens diplômés de la Faculté, regroupés en une association amicale du nom de La Pipette .
Il connaissait parfaitement de nombreuses régions de France, en particulier la Savoie, signalant à ses amis les curiosités à ne pas manquer. Sa culture était étendue.
Une autre facette du visage de notre confrère était son goût pour les instruments anciens qu’il collectionnait avec ferveur. Il maniait d’ailleurs aisément les outils de menuiserie et de sculpture sur bois, réalisant avec talent de jolies pièces telles qu’une coupe d’Hygie emblématique.
Un domaine où toutefois il ne réussit guère était celui des décorations. Il s’en remettait à la simple justice, sans démarche personnelle et, à la dernière visite que je lui fis, il me confia une certaine déception : il est vrai qu’il ne connut que peu de marques publiques de reconnaissance chaleureuse. Si plusieurs universités étrangè- res lui avaient conféré les insignes de docteur honoris causa , il était, en France, seulement chevalier dans l’ordre national du Mérite et officier dans celui des Palmes académiques.
Puis, après tant d’efforts et tant de réussites, il rencontra la grande épreuve terminale. Plusieurs d’entre ceux qui le suivaient semaine après semaine, mesuraient la gravité du mal en action. Ceux qu’il rencontrait moins fréquemment découvrirent, à l’occasion d’une démarche amicale telle que la question « Comment vas-tu ? », eurent la douloureuse surprise de s’entendre répondre, comme ce fut le cas pour le Doyen François Rousselet, avec simplicité et stoïcisme : « Comme quelqu’un qui en a encore pour trois mois, six au maximum. » Le scientifique avait, en cette dernière circonstance, encore justement pressenti l’avenir avec réalisme.
C’est pourquoi, Madame, je vous exprime à nouveau, en public cette fois, mes sentiments d’admiration pour votre mari et manifeste publiquement les preuves de mon amitié. Il avait souhaité une vie droitement élancée comme le tronc d’un bel arbre à la frondaison harmonieuse et sa constante rigueur ne tolérait aucune compromission.
Vous lui avez donné trois enfants Brigitte, pharmacien, Denis, diplômé de l’ESSEC, et Jérôme, juriste spécialiste en ressources humaines dans une entreprise, puis quatre petits-enfants. Votre belle famille ainsi que ses élèves peuvent être fiers des modèles et des repères si précisément fixés.
J’emprunterai à l’épitaphe de Blaise Pascal (en latin) dans l’église Saint Étienne-duMont : « Il eût souhaité, cet homme éminent (…), échapper à ces honneurs funéraires et même s’effacer, une fois mort, lui qui de son vivant avait toujours eu la volonté de se retirer dans la discrétion. » Que cet exemple puisse être suivi !