Éloge de Émile Aron (1907-2011)
Jacques-Louis BINET Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Mesdames, Messieurs les membres du Bureau, Mes chères Consoeurs et mes chers Confrères, Mesdames, Messieurs, J’ai beaucoup insisté pour avoir l’honneur de prononcer l’hommage du Doyen Emile Aron et je vous remercie d’avoir répondu à ma demande, parce qu’Emile Aron faisait un peu partie de ma famille. Mon père, très longtemps doyen de la faculté de médecine se faisait un plaisir, chaque année d’aller en Touraine faire passer les examens parce que son directeur de l’Ecole puis le jeune doyen de cette nouvelle faculté de province était devenu son complice et son ami. Je remercie aussi ses enfants, François et Patrice, sa belle-fille et sa petite fille de nous avoir rejoints aujourd’hui et de redonner à cet hommage une tonalité familiale.
L’œuvre, la longue oeuvre d’Emile Aron peut être analysée en quatre chapitres : une première partie ou la vie hospitalo-universitaire reste étroitement mêlée à la politique et à la guerre, la transformation de l’Ecole de médecine et de pharmacie de Tours en Faculté, quarante-trois ans de vie académique, et sa participation à l’humanisme médical.
Les débuts, la guerre, la politique à l’Ecole de médecine
D’une famille, qui a quitté l’Alsace-Lorraine dès l’occupation allemande en 1871, il est né en Touraine, à La Chauvinière, en novembre 1907, pour devenir interne, à Tours, au Lycée Descartes en 1917, y passer son baccalauréat en 1924, s’inscrire à l’Ecole de médecine et de pharmacie, où il sera reçu premier au certificat de l’année préparatoire.
Suivant les conseils de son oncle, Max, professeur à Strasbourg, il continue ses études dans cette ville, y soutient sa thèse en 1933 sur « Le traitement des ulcères gastro-duodénaux », tout en étant chroniqueur des spectacles, puis de la rubrique médicale au journal Les dernières Nouvelles d’Alsace. Remarqué par le professeur
Guillaume Louis, il revient à Tours la même année, devient chef du service de médecine générale de l’hôpital, exerce en ville et enseigne la physiologie à l’Ecole de médecine comme professeur suppléant, puis comme titulaire de la chaire, à l’âge de trente-sept ans,en 1937. Il est élu aux élections municipales de 1935, prend les fonctions d’Administrateur de l’hôpital, y crée un service d’assistance médicale de nuit à domicile, précurseur de SOS médecin. Il épouse, deux ans plus tard, une jeune suisse de vingt-deux ans, Madeleine Lob, dont il aura deux fils.
La période de guerre fut mouvementée.
Médecin-chef d’une équipe médicale en Alsace, il est prisonnier en juin 1940. Tous les médecins sont libérés, sauf lui dénoncé comme juif. Il réussit à convaincre les allemands de ses fausses origines bretonnes pour revenir à Tours, où le statut des juifs lui interdit de retrouver son poste à l’Ecole de médecine et l’exclut de l’hôpital en mai 1941. Désigné en tête de la liste des otages en cas de représailles allemandes, il se réfugie en zone libre à Buzançais.
Ses parents sont arrêtés, et lorsque la zone libre est envahie, il franchit, avec sa femme et son premier fils, la frontière suisse, sera retenu dix jours dans un camp d’internement, puis exerce à la faculté de Genève, d’où il fait passer des médicaments à la Résistance de Savoie. A la Libération, il est un des vingt conseillers municipaux désignés par Michel Debré. Il sera réélu et prendra la responsabilité de la Santé et de la Culture.
Grand Français, décoré de la médaille de la Résistance, Emile Aron devait devenir un grand Doyen
Nommé en 1947 Directeur de l’Ecole de médecine, il en est élu doyen en 1962, et il y enseignera jusqu’en 1980. C’est avec la réforme hospitalo-universitaire décidée en 1960 et sa mise en place les années suivantes, que la faculté prend tout son essor :
l’institution du plein-temps à l’hôpital permet aux équipes médicales d’assurer dans le même lieu la triple fonction de soins, de recherche et d’enseignement. Emile Aron y enseignera jusqu’en 1980.
En 2000, la faculté de médecine de Tours comptait 1 352 étudiants, avec un étudiant sur deux étudiantes, 94 professeurs titulaires, 35 maîtres de conférence, 79 assistants.
Elle a su créer des équipes de réputation internationale, en physique nucléaire, chirurgie orthopédique, cardiologie, et dans l’approche de l’autisme de l’enfant. Y a été produit le premier vaccin contre l’hépatite B. Dès 1950, Emile Aron complète cette structure hospitalière par un centre de transfusion sanguine, une banque des os, des yeux et en 1955 un centre de dépistage et de lutte contre le cancer.
La carrière académique du Doyen Emile Aron fut aussi longue que productive
Membre correspondant national, dans la section de Biologie, dès avril 1967, il est élu Membre titulaire en avril 1979 : quarante-trois ans parmi nous, indéfectiblement présent tous les mardis ou presque à la séance de la rue Bonaparte qu’il rejoignait à pied depuis la gare Montparnasse.
Plus de treize lectures, où il traite de ses sujets favoris : lutte contre l’alcoolisme, virus de l’hépatite B et protection par la vaccination, dépistage du cancer du col, du cancer du côlon et du rectum, oxygénothérapie, histoire de la médecine, de Rabelais à Bretonneau, devoir de santé, médiation dans les conflits médicaux. Pendant cette longue période, notre doyen aura beaucoup travaillé pour nous rappeler que la médecine n’était plus seulement parisienne mais nationale, que nous ne devions pas nous enfermer et de citer, par exemple, la prostitution, telle qu’elle est réglementée en France, où la prostituée est en permanence soumise à des contraventions, alors qu’aucune responsabilité n’est reconnue au sexe opposé…
Pendant toutes ces années, notre Doyen venait tous les mardis, très entouré en particulier par Emmanuel Cabanis et suivi de la fidèle Solange Dion, dans un costume, bien coupé, très strict, souriant, bonne mine, affable, connaissant parfaitement le dossier des candidats les jours d’élection et ayant déjà écrit les questions qu’il poserait aux orateurs.
Grand Français, grand Doyen, grand Académicien, et surtout un grand Humaniste
Notre Doyen savait parler, parler à la tribune de l’Académie, parler aux étudiants, parler aux malades. Jean-Yves Nau, qui fit ses études de médecine à Tours, m’a envoyé ce témoignage. Alors qu’il attendait un train à la gare avec Emile Aron, ce dernier est interpellé par un cheminot, qui lui donne des nouvelles de sa femme.
Jean-Yves Nau lui demande s’il se souvient de cette patiente « Non, répond Emile Aron, mais attention, l’important c’est de toujours toucher le malade. Comme ça ! » et, « joignant le geste à la parole, il m’empoigne l’avant-bras, comme il l’avait fait avec l’employé des chemins de fer ».
Plus qu’un orateur, le Doyen était un homme de culture. En témoignent l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Touraine, qu’il recrée (avant lui n’existait qu’une Société) et douze ouvrages où la diversité des sujets rend compte de l’étendue de sa curiosité. La rencontre de la médecine et de la littérature, Rabelais, Bretonneau,
Balzac, c’était attendu ; mais, comment Emile Aron en est-il venu à l’histoire des Mérovingiens ? Pourquoi avoir sorti le roi Dagobert de sa légende ? L’Académie de Tours devrait se remettre sur ces travaux.
Dans cet univers recréé, je me suis attardé à un auteur, Henri Bergson, et à un sujet, l’absinthe. Torturé par un rhumatisme déformant, Bergson avait dû quitter sa colline du Jura avec vue sur le lac Léman, pour s’installer à Saint-Cyr-sur-Loire.
Emile Aron le soignera jusqu’à son décès. Il en décrira, (de l’université renommée à l’oubli immérité), le cheminement intellectuel et montrera toute l’importance de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, qui devait mettre fin à l’influence d’Auguste Comte, du positivisme et de ce que la philosophie attendait de la science. Mais, aujourd’hui, Comte, comme Bergson, sont oubliés et la génération de l’après-guerre leur préférera Sartre, La Nausée au Rire, Situations à L’Evolution créatrice.
Au-delà de sa lutte contre l’alcoolisme, qu’il n’a cessé de combattre, Emile Aron s’est servi de la fée verte, l’absinthe, pour décrire l’histoire de la littérature et de la peinture à la fin du dix-neuvième siècle, le dialogue Verlaine-Rimbaud, Cocteau, Colette, la canne de Toulouse-Lautrec qui contenait une petite bouteille d’absinthe. En évoquant le thuya, riche en thuyone d’où est extraite l’absinthe, il a pu parler de celui planté par le docteur Gachet sur la tombe de Van Gogh à Auvers-sur-Oise et de la maison Fournaise, à Chatou, le long de la Seine, où l’absinthe circulait joyeusement.
entre les impressionnistes et les canotiers. Il complète la collection par une gravure de Degas, deux tableaux et une sculpture en bronze peinte par Picasso en 1904, le verre d’absinthe, avec la cuillère perforée sur laquelle était posé le sucre dissous par l’eau glacée versée lentement et tombant, goutte à goutte, dans l’absinthe verte peu à peu opalescente au fond du verre, même si écrit-il, « Picasso n’abusa pas d’absinthe mais de tabac ! ».
Laissons Emile Aron le sage, la conscience, la mémoire de notre Académie conclure par l’intermédiaire de Saint-Exupéry :
« Le petit Prince demande au buveur : Pourquoi bois-tu ?
Celui-ci répond : pour oublier.
Pour oublier quoi ? interroge le petit Prince.
Pour oublier que j’ai honte, avoue le buveur.
Honte de quoi ? demande le Petit Prince Honte de boire. »