Conclusion
Roger HENRION Tatouages, « piercings », prises de risque inconsidérées, consommation d’alcool, de cannabis, de médicaments psychotropes, accidents de voie publique, tentatives de suicide et suicides, incivilités, agressions, sont autant de sujets de préoccupation concernant les adolescents, d’où l’idée d’une séance commune à l’Académie des Sciences et à l’Académie nationale de médecine pour déterminer les principaux aspects fondamentaux et cliniques de cette violence.
Conclure en quelques pages une telle séance, réunissant des conférenciers de disciplines différentes et traitant d’un sujet aussi complexe où s’entremêlent la génétique, la neurobiologie et l’environnement, est presque une gageure qui ne peut être tenue qu’en faisant de larges emprunts aux exposés très riches qui ont émaillé cette journée.
La place de la génétique et de la neurobiologie
Il est impossible d’attribuer à un chromosome ou à un seul gène une action spécifique provoquant la violence. Cependant, l’avènement de la génétique moléculaire a permis de constater qu’une combinaison de plusieurs gènes pouvait accroître la vulnérabilité du sujet et sa sensibilité à une éventuelle influence délétère de l’environnement. En fait, il existe des interactions fort complexes entre facteurs génétiques, neurobiologiques et environnementaux tout au long de l’existence. Le plus souvent, seule la conjonction de ces facteurs de risque peut entraîner des attitudes et comportements antisociaux. Au sein du cerveau, l’expérimentation animale a montré qu’il existait trois niveaux fonctionnels superposés et hiérarchisés qui agissent les uns sur les autres, de façon ascendante et descendante. Le premier est l’hypothalamus qui préside à la satisfaction des besoins biologiques élémentaires et contient deux réseaux neuronaux antagonistes dont l’activation génère les réactions affectives brutes qui s’associent à tout ce que l’individu perçoit. La stimulation de certaines zones déclenche facilement une réaction offensive, prédatrice, chez le rat.
Le deuxième niveau est constitué par l’ensemble amygdale-hippocampe qui joue un rôle essentiel dans la constitution de la mémoire affective. Des lésions de l’amygdale chez des singes vivant en liberté les rendent incapables de reconnaître la signification des signes sociaux émanant de leurs congénères ; ils ne peuvent plus se réinsérer dans leur groupe ou dans un groupe voisin. Le troisième niveau est situé dans le
cortex préfrontal dont la connectivité est très riche. Des lésions dans cette région provoquent, également chez le singe, des altérations profondes de la « personnalité » et du comportement social. Les données récentes fournies par l’imagerie fonctionnelle du cerveau dont la tomographie à positron concordent avec l’expérimentation animale. D’une façon générale, les structures cérébrales impliquées dans les comportements socio-affectifs, que ce soit chez l’animal ou l’être humain, sont aussi celles atteintes dans les troubles du comportement provoqués par le stress, la négligence ou la maltraitance subis dans l’enfance. En résumé, il n’y a pas une biologie particulière de la violence. Si celle-ci est utilisée pour s’approprier un objet convoité par exemple, ce n’est pas uniquement la biologie de l’agresseur qui est en cause mais aussi son environnement et le fait que l’apprentissage social lui a montré de façon insistante que cet objet pouvait être convoité (discours publicitaires) et que l’agression était efficace pour parvenir à ses fins (modèle reproduit par la télévision et les jeux video).
Le rôle de l’enfance
Il existe un continuum entre l’enfance et même la prime enfance et les troubles observés à l’adolescence. Les évènements qui entourent la naissance ont peut-être plus d’importance qu’on ne leur en attribuait. Les suites de couches de la mère sont marquées par une série de bouleversements qui nécessiteraient repos et prise en charge adaptée : installation de la montée laiteuse et de l’allaitement, tendance dépressive ou « baby blues » entre autres. Même sans complications graves, l’accumulation de désagréments et la tendance dépressive peuvent transformer un moment, par définition heureux, en une période difficile qui marquera plus ou moins durablement la femme et retentira sur le nouveau-né. Or on sait que les accouchées quittent très précocement (trop précocement) les maternités sans toujours bénéficier d’un suivi sérieux à domicile. Plus graves sont les authentiques dépressions du post-partum qui succèdent au baby blues et se rencontrent dans 10 à 15 % des cas, ainsi que les carences environnementales quantitatives (absence ou disparition des partenaires familiers de l’enfant), qualitative (indisponibilité psychique de ces mêmes partenaires), ou mixtes. Le nouveau-né confronté à de telles conditions réagit pour « réanimer » psychiquement son environnement. Il utilise le moyen à sa disposition, son corps. Il risque de devenir un enfant hyperactif, hyperactivité qu’on retrouve souvent en arrière-fond des violences à l’adolescence.
On a pu appeler ce processus la fonction « thérapeute » de l’enfant. C’est une dynamique de survie psychique, le bébé ou le très jeune enfant testant la solidité de ses parents qu’il ressent comme défaillants. Le risque est alors que cette modalité de fonctionnement ne s’inscrive profondément dans la psyché de l’enfant et ne se réactive à l’adolescence, le bébé « thérapeute » de son environnement dépressif pouvant devenir un adolescent instable, impulsif et violent.
Plus que tout autre être vivant, l’enfant naît avec une importante discordance de maturation entre un système sensitif et sensoriel rapidement fonctionnel et un
système nerveux moteur très immature. Il va se trouver ainsi soumis à un afflux de stimuli et de sensations avec peu de possibilités de réponses motrices. Cette situation favorise une intense dépendance à l’égard des adultes tandis que ses capacités cérébrales remarquables lui permettent d’engranger une somme importante d’informations et de percevoir sa propre dépendance à l’environnement. Ceci amène à souligner l’importance pour l’enfant de vivre suffisamment longtemps et tranquillement la période de la petite enfance. Nous vivons actuellement un paradoxe. Dans notre société, l’enfant est de plus en plus précieux, de plus en plus tardif. Il se doit en outre d’être de plus en plus parfait et performant. Dans le même temps, on lui demande d’être le plus rapidement possible autonome afin de ne pas trop interférer avec le travail de ses parents. Or, un enfant qui n’a pas eu suffisamment le temps de profiter de son enfance court le risque de devenir un adolescent agressif ou violent.
Ainsi, l’adolescence est révélatrice de ce qui a pu être emmagasiné pendant toute l’enfance. Elle est le résultat d’une maturation, d’un apprentissage, d’une longue attente qu’il convient de respecter. Plus l’enfant aura intérioriser une relation de confiance et de sécurité avec l’environnement, plus il sera sûr de lui et capable d’être indépendant. Dans le cas de carences affectives, l’enfant développe une quête de sensations qui a comme caractéristique d’être douloureuse et de comporter une dimension autodestructrice qui se réactive à l’adolescence.
L’adolescent aujourd’hui
L’adolescent d’aujourd’hui, comme celui d’hier, a un besoin de dépendance qui n’a d’égal que son besoin d’autonomie. Ces deux exigences correspondent à deux nécessités du développement de l’être humain : se nourrir des autres mais aussi se différencier d’eux, notamment de ceux dont il a le plus besoin. Cependant, l’adolescent d’aujourd’hui est souvent élevé dans des conditions différentes d’il y a une vingtaine d’années. Il est le reflet de la société dans laquelle nous vivons où l’on assiste à un affaiblissement des interdits laissant l’adolescent prisonnier de ses contradictions internes, sans autre valorisation structurante que la quête répétée de satisfactions passagères, mais aussi à un enchevêtrement des générations avec une trop grande proximité entre adultes et adolescents établissant une sorte de complicité mêlée à une peur des conflits qui conduit à éviter tout affrontement, enfin à un accroissement des exigences de performance et de réussite individuelles auxquelles l’adolescent ne peut pas toujours répondre. On a pensé que l’autonomie s’acquérait plus facilement en laissant l’enfant très libre et en lui posant le moins de limites possibles. Or, c’est abandonner l’enfant à la tyrannie de ses besoins. Autre constat :
le lien qui relit l’individu aux autres est de plus en plus souvent insuffisamment construit. Il repose sur un Moi puissant où la place et le respect d’autrui n’ont pas été intégrés. L’autre est devenu un obstacle, voire un ennemi s’il réagit. Nous sommes passés d’une société régie par les interdits et par une responsabilité vis-à-vis des autres à une société structurée par ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.
Quand un adolescent est en souffrance, ce n’est pas un choix mais une contrainte. A une contrainte interne qui ne dit pas son nom, on est en droit d’opposer une contrainte externe qui permet à l’adolescent de retrouver progressivement une liberté de choix.
Les conduites à risque et la violence
Une majorité d’adolescents entre fort heureusement dans l’âge adulte sans dilemme majeur. Une forte minorité, insaisissable en terme de chiffre, peut-être de l’ordre de 10 à 15 % témoigne d’une souffrance, d’une nécessité impérieuse de s’affronter au monde pour se dépouiller de son mal de vivre qui s’exprime dans le meilleur des cas par une opposition aux parents plus ou moins vive, l’adolescent se mettant souvent en situation d’échec ou de retrait pour assurer sa différence. Dans les autres cas, ce mal de vivre s’exprime par des atteintes à l’intégrité du corps, des conduites à risque ou une violence caractérisée avec ou sans délinquance. Le corps est une matière d’identité qui permet de trouver sa place dans le tissu du monde, parfois non sans turbulence et non sans l’avoir malmené. L’engouement contemporain qu’on peut observer pour les marques corporelles (tatouages, piercings) répond à ce besoin et peut être analysé comme une volonté de chercher ses « marques » avec le monde.
C’est un moyen qu’ont les adolescents à leur disposition pour expurger leur souffrance, affirmer leur différence dans un refus catégorique de ce qui est attendu d’eux, en particulier par les parents, et combler leur besoin d’être vu et d’exister. Cela permet de comprendre la cessation de l’angoisse éprouvée par certains adolescents après s’être infligé des brûlures ou des scarifications corporelles.
Dans les conduites à risque, l’adolescent va se mettre réellement en danger. Il va s’exposer au risque de se blesser ou de mourir, de léser son avenir personnel ou de mettre sa santé en péril. L’adolescent recherche la griserie, le vertige, l’oubli de soi dans l’alcool, la drogue, la fête, la vitesse, les tentatives de suicide. Il se tient sur le fil du rasoir mais éprouve le sentiment de prendre enfin possession de soi. Paradoxalement, ces prises de risque peuvent être considérées comme des tentatives de guérison.
D’autres vont commettre des délits d’autant plus importants qu’ils avancent en âge et que ces délits n’entraînent pas de réactions significatives des autorités. Si l’école, la famille, les gens du quartier, la police ou la gendarmerie ou qui ce soit investi d’une autorité ne rappelle pas les impératifs symboliques du lien social, un sentiment croissant d’impunité puis de légitimité se développera rendant de plus en plus difficile toute intervention ultérieure. L’auteur de délits doit avoir une motivation.
Celle-ci peut lui être propre. Elle peut venir d’une mauvaise perception des valeurs et d’un défaut d’apprentissage des conduites en société qui ne lui ont pas été inculqués depuis l’enfance. Elle peut venir aussi des frustrations qu’il subit en milieu scolaire où peut se créer une sélection par l’échec, ou dans la relation avec les parents, mauvaise ou perturbée par l’indifférence ou, à l’opposé, par une surprotection. Ce peut être le résulat d’une séparation ou d’un divorce des parents, de la disqualifica-
tion de l’autorité paternelle fréquemment retrouvée, de l’hostilité d’un beau-père ou d’une belle-mère dans une famille recomposée, de la mésentente du couple parental, d’authentiques violences conjugales dont l’enfant est témoin, de violences sexuelles.
Mais la motivation est souvent extérieure. La certitude du succès joue un rôle primordial dans le passage à l’acte. Celui-ci dépend d’abord de l’existence de cibles, nombreuses, accessibles et peu ou mal protégées. C’est pourquoi les délits commencent souvent par des fraudes dans les transports ou des vols dans les supermarchés.
Le passage à l’acte dépend ensuite de la disponibilité des adolescents et de leur emploi du temps, facteurs qui paraissent primordiaux, l’absentéisme scolaire s’accompagnant toujours d’une augmentation du nombre des délits. L’adolescent qui vit dans la rue a une véritable « culture de la rue » où règne un climat d’affrontement réel ou symbolique permanent qui favorise les vocations délinquantes. Ce peut être aussi le résultat d’une consommation excessive de télévision ou de jeux vidéo particulièrement violents dont la nocivité a été démontrée. De nombreuses études ont prouvé que le nombre d’heures passées devant la télévision étaient corrélées à des comportements agressifs. L’adolescent anticipe également que les réactions des témoins sont rares. Enfin, il attend une rétribution à ses actes. Certains lui apportent des gains matériels, d’autres un prestige, un statut vis-à-vis de ses pairs, la réaction des proches primant habituellement sur celle des travailleurs sociaux, de la police et de la justice. L’opinion de la bande peut être prédominante. D’autres actes sont le résultat d’un défi, d’une recherche de sensations, d’une prise de risque ou d’une hostilité vis-à-vis de la police, ce qui est particulièrement vrai pour les jeunes d’origine étrangère, un cercle vicieux de défi mutuel s’édifiant entre les forces de l’ordre et ces adolescents.
A l’opposé, l’adolescent n’a à redouter que peu de retombées négatives. La société a peu à peu relativisé la gravité des délits laissant de plus en plus chacun juge de ses actes, ce qui fragilise les interdictions. Par ailleurs, la justice est loin de répondre à tous les délits. Dans l’enquête de délinquance autodéclarée menée par Sébastian Roché, 10 % seulement des auteurs de délits ont été surpris par la police. Plus rares sont encore ceux passés en jugement. Dès lors, l’absence de réaction à ces actes incline le jeune à considérer qu’ils sont peu graves aux yeux des autres. Il a une perception de plus en plus mauvaise de l’autorité. Encouragé par ses copains d’un côté, peu réprimé par une police et une justice débordées de l’autre, la réussite de ses petits délits enclenche leur prolifération et une progressivité dans leur gravité. On comprend qu’une société qui les tolère ou ne les sanctionne qu’imparfaitement récolte inéluctablement des infractions plus graves.
La réponse des autorités
Face à la déferlante de la violence, la justice, la police et la gendarmerie tentent de s’adapter d’autant plus que la violence et la délinquance diffusent vers les zones périurbaines et rurales et qu’apparaissent de nouvelles formes de délinquance via internet et tous les moyens de communication actuels. Le magistrat, quant à lui, est
pris dans une contradiction : la nécessité de sanctionner rapidement tous les délits, même peu importants, et la difficulté de le faire chez l’enfant et l’adolescent, en particulier de prescrire une peine de prison. Il doit juger et protéger. Le texte de référence est l’ordonnance du 2 février 1945 dont le principe général est fondé sur « le pari de voir en tout enfant un sujet éducable, que la violence ait été donnée ou subie ». Peu à peu se sont créés des structures pluridisciplinaires regroupant éducateurs, assistantes sociales, psychologues, parfois psychiatres, dans des « centres d’ Action Éducative ». Une mesure relativement récente semble se révéler efficace, tant au stade de l’instruction du dossier que du jugement : la réparation qui consiste à amener le mineur à prendre conscience de l’existence d’une victime par sa faute.
L’émergence de la culpabilité est le pivot de cette mesure qui devrait conduire le jeune à compter avec « l’autre ».
Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 8, 1371-1376, séance du 25 novembre 2004