Communication scientifique
Session of 22 mai 2001

Autopsie et religions

MOTS-CLÉS : autopsie. bouddhisme. christianisme. dissection. islam. judaisme.. religion et médecine
Autopsy and religions
KEY-WORDS : autopsy. buddhism. christianity. dissection. islam. judaism.. religion and medicine

D. Seilhean

Résumé

Une réflexion sur l’autopsie peut difficilement faire abstraction des religions. Les anthropologies traditionnelles conditionnent le rapport à la mort. Aucune grande religion confessée dans les régions du globe où les autopsies sont pratiquées n’interdit la dissection de façon absolue. Le Judaïsme et l’Islam acceptent l’acte dans la mesure où son utilité est démontrée. Le Christianisme valorise la générosité et la gratuité du don. Le Bouddhisme qui s’est développé dans la négation des apparences trouve des éléments de dialogue avec les pratiques médicales occidentales. La répulsion que suscite l’exploration du cadavre prend son origine en amont des dogmes et des croyances, qui formulent dans une culture donnée les limites acceptables par la communauté. Puisque l’autopsie reste un geste nécessaire, la société laïque doit non seulement tenir compte des croyances des hommes qui la composent, mais de leur besoin fondamental de sublimation face à la mort.

Summary

Concerns about autopsies may hardly leave behind religious belief. Traditional anthropology conditions the relationship to death. No main religion practiced in the regions where autopsies are performed forbids it definitely. Judaism and Islam accept it as far as its usefulness is demonstrated. Christianity encourages the generosity of donation. Buddhism, which developed a denial of appearances, is finding ways to dialogue with the need of medical practices in the western world. The repulsion induced by the exploration of a corpse takes origin far above dogma and belief, which formulate acceptable limits within a given culture. Because autopsy remains useful, laic society must take into account not only the beliefs of humans, but also their fundamental need of sublimation in front of death.

Malgré la progression de l’agnosticisme et de l’athéisme en Occident, une réflexion sur l’autopsie peut difficilement faire abstraction des conceptions de l’homme que traduisent les religions. La majorité des réticences des familles et des soignants y prennent leur source. Au-delà de la croyance et du rite, les anthropologies traditionnelles conditionnent le rapport à la mort. L’homme est un « corps animé » pour le judaïsme ; une « âme enveloppée » pour la philosophie grecque de Platon et d’Aristote ; une « âme incarnée » pour le christianisme, influencé par les deux traditions précédentes. Le bouddhisme, qui met l’accent sur l’impermanence et la réincarnation, connaît un développement récent en Occident. Les sources documentaires disponibles sur le sujet ne sont pas également réparties dans les différentes cultures. Les plus abondantes et les plus accessibles émanent du christianisme, en particulier du catholicisme, qui était la religion dominante en Europe occidentale au moment d’une éclosion de la curiosité scientifique entre le XIIIe et le XVIIe siècles.

L’anatomie et la physiologie se sont bien-sûr aussi développées ailleurs, parfois plus tôt comme dans les pays d’Islam, mais en suivant d’autres méthodes. Il est bien entendu impossible de résumer ici l’ensemble des commentaires, des interprétations, des interdits et des exceptions formulés par les grands courants de pensée, mais d’en évoquer les principaux traits.

Le judaïsme

Tous les aspects de la vie quotidienne sont, dans le judaïsme, marqués par la Loi donnée par Dieu à Moïse en signe d’Alliance avec le peuple hébreu. Le juste vit de la Loi écrite, La Torah, au cœur de la Révélation. La Torah correspond au Pentateuque de l’« Ancien Testament » chrétien. Il s’y s’ajoute le Talmud (Loi orale) qui témoigne de la tradition établie par les grandes écoles rabbiniques du IIe au VIe siècles. Cette tradition ancienne est développée et constamment mise à jour par les commentaires rabbiniques.

Pour l’anthropologie biblique, Dieu anime la glaise dont l’homme est modelé : « Le Seigneur modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de vie (nishmat’raïm) et l’homme devint un être vivant » (Gn 2, 7b) . Dans le judaïsme, deux notions fondamentales régissent le rapport au corps mort : le respect de sa dignité et de son intégrité d’une part, celle de l’impureté rituelle de la dépouille mortelle, d’autre part [1]. Si la mort est source d’impureté, c’est qu’elle est le non-sens par excellence [2]. La question du devenir du corps après la mort n’occupe pas une place fondamentale dans les écrits rabbiniques et la foi en la résurrection apparaît tardivement dans les écrits bibliques : elle est explicite dans les récits de la révolte des Martyrs d’Israël (livres des Maccabées ), composés entre le Ier siècle avant notre ère et le IIe siècle.

Dans le Talmud, il est fait mention d’une « défense de défigurer un cadavre » ( issour nivoul ) et de retarder son ensevelissement [3]. Malgré le frein de l’interprétation stricte du Talmud, les médecins juifs jouèrent un rôle important au Moyen-Âge dans la transmission des connaissances entre le monde arabe et le monde occidental, en particulier par la traduction de textes [4].

En 1967, des controverses violentes ont éclaté en Israël autour de la question des autopsies : 356 rabbins ont estimé nécessaire de diffuser le psak-din (la décision) qui suit : « Étant donné les abus commis dans les autopsies, nous proclamons que la dissection des cadavres, de quelque façon que ce soit, est interdite par la Torah. Il n’y a de permission possible que dans un cas où le salut d’une vie humaine en est la conséquence immédiate et directe, et ceci d’ailleurs uniquement avec l’accord, dans chaque cas d’espèce, d’une autorité religieuse compétente » [3].

En pratique, pour ce qui concerne les greffes d’organes, le salut d’une vie humaine repousse les interdits de La Torah. Néanmoins « le consentement préalable du défunt sera indispensable, formulant en quelque sorte son accord à l’égard de l’humiliation que représente cette mutilation de son corps » [3]. Pour l’autopsie à titre scientifique, l’indication doit être discutée cas par cas, en fonction du bénéfice que l’on en espère et nécessite impérativement le consentement préalable du défunt . De ce fait, les autopsies systématiques, la constitution de cohortes anonymes ou de banques de tissus peuvent être discutables. La discussion reste ouverte, si l’on se réfère à ce commentaire rabbinique : « Dès le moment où l’on procède à l’autopsie en vue d’un but bénéfique quelconque, on ne peut plus parler de nivoul , de mutilation à caractère offensant pour le défunt, et elle sera ipso facto permise, même si juste à ce moment là il n’y a pas de patient à sauver par cette opération » (Rabbi Natanson, Pologne, XIXe siècle ) [3].

Le christianisme

L’anatomie dans l’Occident pré-chrétien

Dans l’antiquité grecque, l’anatomie a pris son essor grâce à la dissection. Ses conclusions étaient fondées soit sur des observations humaines, en dépit des interdits relatifs aux défunts (illustrés par l’Antigone de Sophocle obsédée par la recherche d’une sépulture pour ses frères), soit sur des extrapolations à partir de constatations animales. Après Platon et Aristote (Ve et IVe siècles avant J-C.), plus philosophes qu’observateurs, les descriptions anatomiques connurent leur apogée au IIIe siècle avant J-C., avec l’école d’Alexandrie. Le plus célèbre des savants de cette époque, Hérophile, pratiqua non seulement la dissection de cadavres de condamnés à mort sur autorisation du roi Ptolémée Ier, mais aussi, d’après Celse, la vivisection sur près de 600 criminels [5]. Ces pratiques furent vivement désapprouvées par les auteurs romains, Celse et Tertullien aux Ier et IIe siècles après J-C. Les écrits d’Hérophile furent largement détruits par l’incendie de la grande Bibliothèque.

Alexandrie resta une illustre école de médecine sous l’Empire romain. Galien (né en 130 après J-C.) y fit ses études. L’ampleur de son œuvre (essentiellement établie à partir d’observations animales) semble avoir figé pour des siècles les progrès de l’anatomie [5].

Anthropologie du corps et de la mort dans le christianisme

Le christianisme a sa source dans la foi en Jésus-Christ, juif de Palestine, considéré comme l’incarnation du Dieu unique, celui dont parle l’Ancien Testament . Les

Écritures Saintes (

Ancien et Nouveau Testament) sont interprétées comme une série de témoignages inspirés, issus des communautés croyantes, qui annoncent et proclament la venue du Messie (ou Christ). Son message est véhiculé par deux vecteurs : les Écritures et la Tradition . Leur importance respective varie selon les confessions. Dans le protestantisme, l’Écriture seule est prise en compte ( scriptura sola ), tandis que les Eglises catholique et orthodoxe accordent une valeur égale à la

Tradition, considérée comme un reflet de la présence de l’Esprit à l’œuvre dans le monde. Chacun est appelé à être ressuscité, comme le Christ l’a été. Le corps vivant est le « signe » de la personne, il en est la traduction temporelle, l’« incarnation ».

Celui avec lequel elle sera ressuscitée sera d’un autre ordre, « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre », comme le suggèrent les apparitions du Christ ressuscité à ses disciples. L’atteinte à l’intégrité du cadavre n’a pas en elle-même de conséquence pour le mort, elle ne peut en avoir que pour le mutilateur en fonction des intentions qui l’animent.

Le catholicisme

La position du magistère catholique vis-à-vis de l’autopsie est particulièrement bien documentée du fait de la hiérarchisation de l’Église et de la rédaction de textes officiels. Les documents anciens sont les « bulles pontificales » ( bulla ), terme de chancellerie qui désignait le mode de publication dans une boule d’argent, remplacée par un sceau en forme de bulle, signalant les documents les plus importants. Les promulgations modernes ont été faites sous forme de lettres ou de discours (Pie XII, 1956 ; Jean-Paul II, 1991) [6, 7]. L’autopsie et les prélèvements d’organes n’ont fait l’objet d’aucune « encyclique » (document solennel, le plus souvent développé et argumenté, destiné à être largement diffusé et à faire autorité).

Après le sac de Rome par les barbares (Ve siècle après J-C.) les sciences descriptives connurent en Occident une longue léthargie dont elles ne sortirent qu’au XIIIe siècle.

Cet engourdissement tenait plus, semble-t-il, au respect pétrifié des « Anciens » qu’à des interdictions [5, 8]. Les intellectuels se trouvaient alors dans les monastères, où la copie des manuscrits antiques (surtout Platon, Aristote et Galien) et la spéculation théologique étaient plus en vogue que l’observation de la nature.

La bulle de Boniface VIII (1299), à laquelle il est souvent fait allusion à propos de l’interdiction d’autopsier, concernait en fait la « décarnisation », c’est-à-dire l’ébullition des cadavres [8, 9]. Cette pratique avait été mise en œuvre pour rapatrier le squelette des chevaliers morts aux croisades (par exemple Saint louis en 1270, lorsqu’il fallut ramener son corps de Tunis à Paris [8]), et pour conserver les reliques de saints (tels que Saint Thomas d’Aquin en 1274). A la fin du XIIIe siècle elle tendait à se généraliser et fut jugée morbide.

Du XIVe au XVIe siècles, les écoles de Médecine de Padoue et Bologne (ainsi que Montpellier et Paris) connurent un immense rayonnement, en grande partie sous l’influence des papes et des princes italiens dans un but surtout artistique [4, 10].

Michel-Ange, Le Titien ou Mantegna (Fig. 1) fréquentèrent assidûment ces amphithéâtres. Le pape Sixte IV (1472), qui avait lui-même été étudiant à Padoue, reconnut l’anatomie comme une discipline « utile et nécessaire à la pratique médicale et artistique ». Clément VII (1523-1534) donna une autorisation formelle [10].

Celle-ci fut développée et argumentée en 1566 par la Faculté de Théologie de Salamanque à la demande de Charles IX : « Est-il permis à un chrétien de disséquer les cadavres humains ? » [11]. Il n’y eu jamais d’interdiction de l’église vis-à-vis des autopsies [8]. Cependant, celles-ci étaient généralement pratiquées sur des condamnés à mort, dont le cadavre n’était réclamé par personne [8]. Les procès dirigés contre les autopsieurs visaient en fait la profanation de sépultures. Le futur Saint François de Sales (1567-1622), alors étudiant à Padoue, tomba malade. Croyant sa fin prochaine, il voulut léguer son corps à l’amphithéâtre, pour fournir à ses camarades « un sujet sur lequel ils travaillent sans l’avoir acheté au prix des querelles et des meurtres » [9].

Au XVIIe siècle, l’autopsie devint à la mode : le roi Louis XIV, le duc de Bourgogne, Bossuet, Richelieu et Pascal, entre autres, furent autopsiés [8].

Il n’y eut plus de texte officiel concernant l’autopsie jusqu’à la lettre de Pie XII (1956) encourageant les transplantations d’organes et le don du corps à la science [6].

La position favorable de l’église catholique vis-à-vis du don d’organes a été confirmée et développée par Jean-Paul II (1991) qui parle d’« une nouvelle manière de servir la famille humaine » [7]. La commission sociale de l’épiscopat français a formulé un appel en faveur du don d’organes : « une forme éloquente de fraternité » [12].

Des théologiens catholiques ont récemment insisté sur le « statut du signe et non de l’efficace » que devait avoir le don du corps ou de l’organe [13], sur la « logique du don qui devait remplacer une logique utilitaire » [14]. Néanmoins l’autopsie n’est pas non plus un devoir et le don du corps reste confié à l’initiative de chacun. Aucun commentaire complémentaire n’a été fait sur l’autopsie scientifique ou universitaire, dans la mesure où celle-ci est pratiquée dans le respect des convictions et de la sensibilité personnelle des patients et des familles [6, 15, 16].

Le protestantisme

Issue de la Réforme de Luther (1517), la théologie protestante met l’accent sur la responsabilité personnelle dans un monde « désenchanté » ou désacralisé. La structure hiérarchique de l’église disparaît (en particulier dans le courant calviniste) et avec elle les documents officiels. C’est dans le monde protestant que s’est épanouie l’iconographie de l’acte de dissection, qui a culminé au XVIIe siècle avec les œuvres de Rembrandt (Fig. 2) [17].

FIG. 1. —

Le Christ mort (1506). Andrea Mantegna (1430-1506). (Pinacothèque de Brera, Milan).

FIG. 2. —

La leçon d’anatomie du Docteur Joan Deijman (1656). Rembrandt (1606-1669). (Amsterdams Historisch Museum, Amsterdam).

Ce pragmatisme n’a cependant pas permis d’éviter l’intolérance, comme l’illustre la dispute de Jean Calvin et Michel Servet (1553). Ce dernier, anatomiste et théologien espagnol (1511-1553), avait été l’élève de Jacobus Sylvius (Jacques Dubois) à Paris et le condisciple de Vésale [4, 18-20]. La querelle qui l’opposa à Calvin ne concernait pas directement ses travaux de dissection mais ses thèses théologiques. Inquiété par l’Inquisition espagnole parce qu’il niait le dogme de la Trinité et celui de la divinité de Jésus-Christ, Servet s’était réfugié à Genève. Il y fut cependant condamné au bûcher pour avoir critiqué l’Institution de Calvin.

L’Église d’Orient (orthodoxe)

La théologie orthodoxe ne diffère pas des autres confessions chrétiennes en ce qui concerne le corps et la mort [21]. L’église d’Orient a conservé une grande partie de l’héritage de l’école d’Alexandrie [4] et une activité scientifique s’est maintenue à Constantinople après la chute de Rome jusqu’au VIIe siècle [5]. Néanmoins la dissection, telle qu’elle s’est développée en Europe occidentale depuis le XIIIe siècle, n’a pas connu le même essor à l’Est. Aucune règle concernant l’autopsie et les prélèvements d’organes n’est édictée par la religion orthodoxe [22].

L’Islam

L’Islam se présente lui-même comme un renouveau voulu par Dieu de la foi d’Abraham, déformée par les juifs et les chrétiens qui en ont été dépositaires. Vers l’an 610, le Prophète Mahomet reçut, au cours d’extases, une série de messages directement dictés par Dieu qu’il rédigea dans le Coran. Le vrai croyant, soumis à Dieu, espère entrer au paradis en suivant un certain nombre de règles. La pratique de l’Islam est codifiée par la Sharia , ensemble d’obligations à caractère juridique qui ont pour source :

— le Coran, parole divine ;

— la Sunna ou « le bon exemple », tradition islamique qui reflète l’enseignement du Prophète (Hadith) ;

— l’exemple des Compagnons du Prophète ;

— l’Ijtihad, qui est le résultat d’un effort juridique de généralisation de la Sharia à tous les aspects de la vie publique ou privée, associée au développement d’une jurisprudence (Fiqh) [23].

Bien qu’ils n’aient pas pratiqué eux-mêmes la dissection de cadavres, les médecins des califats de Bagdad et Cordoue contribuèrent à l’histoire de l’anatomie dans la mesure où ils héritèrent des manuscrits grecs de l’école d’Alexandrie et qu’ils maintinrent, contrairement à ce qui se passait en Europe, l’unicité de la chirurgie et de la médecine qui facilita les confrontations clinico-anatomiques in vivo [4].

La notion de jurisprudence est essentielle à l’interprétation des textes dans l’Islam et à leur application [23]. La religion comporte un certain nombre d’interdits dont la transgression est une faute dans les conditions ordinaires de l’existence. Il peut
cependant advenir que cette interdiction soit levée en cas de nécessité extrême. Par exemple, bien que la consommation de porc soit prohibée, un musulman souffrant d’une valvulopathie cardiaque, pourra recevoir une xénogreffe d’origine porcine, dans la mesure où ces prothèses sont les mieux tolérées, puisque ce geste lui sauvera la vie [23].

Un corps vivant ou mort a le même statut de dignité : par conséquent, incinération, non-inhumation, mutilation sont interdites par la Loi. Néanmoins l’état de nécessité fait jurisprudence. La tradition islamique insiste sur le fait qu’il faut justifier le geste autopsique pratiqué sur une personne donnée. Toute personne est unique et sera en droit de demander des comptes au jour de la résurrection (« pourquoi moi ? »).

L’état de vie et l’état de mort sont en continuité et le passage de l’un à l’autre n’abolit pas la personne. La foi en la résurrection des corps implique que toute atteinte à l’intégrité physique doit être pleinement justifiée par une nécessité supérieure (sauver une autre vie humaine, éclaircir la cause de la mort dans un but de justice ou de progrès médical, identifier une maladie potentiellement transmissible ou familiale, etc…). Ainsi, l’Islam considère comme légitime l’autopsie médico-légale. L’autopsie demandée à titre diagnostique s’en rapproche dans sa recherche de la cause de la mort. Le prélèvement d’organe post mortem dans un but de greffe thérapeutique, qui est considéré comme un geste généreux destiné à sauver une vie humaine, est, lui, vivement encouragé [23]. La jurisprudence considère qu’un organe prélevé sur un cadavre n’est pas une impureté pour le receveur musulman et qu’un organe provenant d’un non-musulman est accepté en cas de nécessité extrême [23]. L’indication d’une autopsie à titre « scientifique » devra être discutée cas par cas en fonction du bénéfice que l’on en espère. Dans cette optique, l’autopsie sytématique est difficilement justifiable. De même les notions de cohortes anonymes ou de banques de tissus destinées à la recherche sont a priori contestables dans la mesure où elles semblent réduire le patient à un pourvoyeur d’organes. La relation de personne à personne est alors brisée.

Il n’y a donc pas d’opposition absolue à la pratique de l’autopsie dans l’Islam, à condition que le bénéfice de ce geste soit clair et que la famille ait exprimé son consentement.

En ce qui concerne l’autopsie des musulmans en France, une certaine confusion a été introduite par des circulaires successives de la Direction générale de l’Assistance Publique [24] : celle du 6 janvier 1927 invitait les directeurs à s’opposer aux autopsies des musulmans au nom de l’administration. En janvier 1951, la Direction générale autorisait l’autopsie des musulmans, pour revenir partiellement sur cette décision en avril 1951, réservant les autopsies aux seuls algériens à la suite d’objections soulevées par les autorités religieuses de la métropole (la pratique d’autopsies n’était alors courante que dans les hôpitaux d’Algérie et non au Maroc ou en Tunisie, alors en pleine « révolution ») [24]. Ces décisions semblent avoir été plus influencées par le contexte politique que par des arguments théologiques.

Le bouddhisme

Né en Inde au VIe siècle avant J-C., le bouddhisme s’est propagé en Orient à partir du IIIe siècle de notre ère. Il s’est pratiquement éteint dans son pays d’origine vers le XIIIe siècle [25]. Il connaît en revanche une extension et une influence croissantes en Occident depuis les années 1960. Il est difficile d’établir avec précision le nombre d’adeptes du bouddhisme (de 150 à 500 millions dans le monde), car sa pratique n’exclut pas celle d’autres religions [25]. La vision bouddhique du monde repose sur les enseignements du Prince népalais Siddartha qui abandonna tout ce qu’il possé- dait en quête d’une voie qui puisse définitivement libérer l’homme d’un monde où la jeunesse mène inéluctablement à la vieillesse, la santé à la maladie, la vie à la mort [26]. La question centrale de la philosophie indienne de son époque était la cause de l’enchaînement des êtres vivants au cycle des renaissances ( Samsara ) et le moyen d’y échapper. Le jour où le Prince trouva la voie de libération de ce cycle, il devint Bouddha (l’« Éveillé »). A partir de là, il fut maître de lui-même en toutes circonstances. Pour lui, la mort telle que l’homme irréfléchi (c’est-à-dire la quasi-totalité de l’humanité) l’imagine, n’existait plus. Bouddha amena l’homme à prendre conscience de la véritable cause de toute souffrance : son ignorance que tout, y compris lui-même est impermanent, sans substance et voué à la destruction. Or l’homme s’attache à l’illusion qu’au fond de lui existe un « soi substantiel » (ce que l’on nommerait l’« âme » en Occident), protégé des changements qui frappent pourtant tous les autres phénomènes. Il se condamne à la frustration perpétuelle en voulant de toutes ses forces un bonheur durable, qu’il ne pourra jamais atteindre dans un monde fondamentalement éphémère. Il s’enferme ainsi dans le cycle des morts et des naissances. Ce qui retient l’homme à l’intérieur de ce cycle, ce sont ses actes et leurs conséquences (le karma ) : tout acte posé dans cette vie porte obligatoirement des fruits dans une vie future. Les actes égoïstes qui découlent d’un désir de vivre non maîtrisé projettent sans cesse l’homme dans d’autres existences où il continuera à souffrir. Dans ce cycle on rencontre la mort des milliards de fois. Ni le corps ni l’âme n’ont d’existence propre : elles sont la concrétion de tous les attachements à l’existence. La perfection réside dans la dissipation totale de l’ignorance et l’extinction des désirs et des passions qui en découlent (le Nirvana ) [25].

En Orient, la pratique des dissections ne s’est pas développée. En Inde, malgré l’autorisation de ce geste à certaines époques, les hypothèses psychologiques de l’équilibre du corps et le concept de « points vitaux » ( Marmas ) laissent penser que les notions anatomiques étaient inexactes et arbitraires. En Chine, au Japon et en Asie du sud-est, la médecine traditionnelle était fondée sur des numérotations fixant de manière conventionnelle la hiérarchie des organes disposés dans l’ordonnance cosmique du monde. La dissection était interdite et l’étude de l’anatomie considérée sans intérêt puisqu’elle ne montrait que l’apparence des choses et non la réalité [4].

En dépit de leurs confrontations au cours des périodes d’empires Macédonien et Mongol, les échanges entre médecines occidentale et orientale ont été pratiquement nuls en raison d’objectifs divergents.

Mais la confrontation récente des cultures, en particulier au Japon et en Occident, a rationalisé le système oriental. Dans une incarnation donnée, le détachement de ce qu’il y a de plus éthéré et permanent prend un temps proportionnel au degré d’attachement à la vie terrestre (la durée moyenne supposée est de 3 jours). Après ce délai, une autopsie peut être éventuellement réalisée [16].

CONCLUSION

Aucune grande religion confessée dans les régions du globe où les autopsies sont pratiquées, n’interdit la dissection de façon absolue. Toutes insistent sur le respect dû au corps mort. La répulsion que suscite l’exploration du cadavre prend son origine en amont des dogmes et des croyances, qui ne font que formuler dans une culture donnée les limites acceptables par la communauté. Le Judaïsme et l’Islam acceptent l’acte dans la mesure où son utilité est démontrée. Le Christianisme valorise la générosité et la gratuité du don. Le Bouddhisme, qui s’est développé dans la négation des apparences, trouve des éléments de dialogue avec le besoin de vérification du monde occidental. Les réticences à l’autopsie ne relèvent pas tant d’interdits religieux que d’une angoisse personnelle, bien compréhensible, face à la mort et à la décomposition que la dissection révèle dans toute leur crudité. Il est remarquable pourtant que la sacralisation du mort ne passe pas forcément par le respect de son intégrité. Ainsi les rituels de crémation des religions d’ExtrêmeOrient où le feu est un symbole purificateur, l’élément important du bûcher étant la fumée qui s’élève plus que la cendre qui en résulte. Ou plus loin de nos mentalités, le cannibalisme rituel de certaines cultures d’Océanie (peuple Fore de NouvelleGuinée et Fatalekas des îles Salomon) où les vivants « incorporent » le mort en se le partageant [27, 28]. Ce qui choque le plus dans l’approche scientifique de l’autopsie, c’est la possible « chosification » du corps. Puisque l’autopsie reste un geste nécessaire, la société laïque doit non seulement tenir compte des croyances explicites et implicites des hommes qui la composent, mais de leur besoin fondamental de sublimation face à la mort.

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[28] THOMAS L-V. — Anthropologie de la mort. Paris : Payot, 1976.

DISCUSSION

M. Philippe MONOD-BROCA

Pouvez-vous me dire s’il existe réellement une apparente contradiction en terre d’Islam entre l’autopsie a but médico-légal et le don d’organes. L’autopsie médico-légale serait mal vue car il n’y a aucune raison de vérifier une décision d’Allah mais, en revanche, le don d’organe est facilement accepté. Il en résulte qu’on ne manque pas, dans certains pays islamiques, de donneurs et que nombre de cartes d’identité portent la mention « donneur » (d’organes).

Est-ce exact ?

De mes entretiens avec le recteur Boubakeur, j’ai en effet retenu que le don d’organes pour la greffe était encouragé comme un acte généreux. En ce qui concerne l’autopsie médicolégale, elle est perçue comme légitime pour rendre justice à une victime et à son entourage.

L’autopsie médicale à visée diagnostique est considérée de façon similaire dans sa recherche de vérité pour le bien du patient et de sa famille.

M. Louis AUQUIER

Un assistant étranger dans mon service pendant cinq ans, musulman pratiquant, insistait sur le fait que l’interdiction faite dans les hôpitaux français d’une autopsie chez un musulman était une erreur. La condition mise à l’autorisation d’autopsie est que le corps du défunt soit rapatrié et enterré en terre musulmane. Avez-vous une information sur ce fait ?

L’inhumation est effectivement un élément fondamental du rite funéraire, mais elle ne nécessite pas forcément un rapatriement. Un cimetière musulman est une terre d’Islam.

M. Louis HOLLENDER

J’aimerais vous poser une question concernant la position des Tziganes. A trois reprises nous nous sommes heurtés à un refus catégorique d’autopsie de leur part : deux fois, elle devait avoir un intérêt scientifique : la troisième fois, il s’agissait d’un jeune traumatisé crânien chez lequel nous avions demandé l’autorisation d’un prélèvement rénal pour transplantation. S’agit-il d’un refus basé sur des considérations d’ordre tribal, clanique ou d’une autre nature ?

Je ne peux pas vous répondre avec précision sur les traditions Tziganes. Il me semble que c’est un peuple très marqué par le nomadisme et qui n’entre dans aucun des grands courants de pensée que j’ai évoqués.

M. Michel ARTHUIS

Avez-vous des informations sur les autopsies des rois de France ? Ils avaient une triple sépulture : les viscères d’un côté, le corps dans un caveau et le cœur dans le pilier d’une église.

Bertrand Duguesclin a bénéficié de cette triple sépulture, comme Louis XI à Notre-Dame de Cléry près d’Orléans.

Je pense que ces pratiques funéraires médiévales, de même que l’habitude de prélever des organes sur le corps des saints pour en faire des reliques, ont favorisé le développement de l’autopsie en Europe chrétienne. Elles ont rendu familier le contact invasif avec le cadavre alors que dans d’autres cultures l’atteinte à son intégrité était un tabou. D’ailleurs au XVIIe siècle, alors que ces pratiques étaient tombées en désuétude, Louis XIV a été autopsié au sens où nous l’entendons aujourd’hui, de même que certains hommes d’Église tels que Richelieu ou Bossuet.

M. Roger NORDMANN

Bien qu’il n’ait pas été possible, faute de temps, d’envisager les croyances de l’ancienne Égypte, ne considérez-vous pas que nous commettons un délit de non-respect des morts en exposant au regard de tous les visiteurs des momies débarrassées des bandeaux et autres enveloppes qui étaient censés les protéger ?

Oui, ils seraient sûrement mieux dans leur tombeau, comme ils l’avaient souhaité, pour l’éternité…

M. Émile ARON

L’intégralité du corps humain qui semble dominer nos débats sur l’autopsie est une croyance qui s’amenuise dans notre société occidentale. A l’appui de cette opinion, je cite le nombre croissant de crémations que vous pouvez découvrir dans les faire-part nécrologiques.

C’est une remarque pertinente : le respect de l’intégrité du cadavre semble a priori moins tabou. Mais la vogue de l’incinération n’est pas un signe de désacralisation. L’Occident emprunte ici des traditions à l’Extrême-Orient. Cependant, en Occident, il ne s’agit pas tant d’un rituel de purification que d’une esquive du cadavre. Ceci n’est donc pas en contradiction avec les réticences à l’autopsie où contribuent un déni de la mort et de la dégradation.


* Hôpital de La Salpêtrière, 47 boulevard de l’Hôpital - 75651 Paris cedex 13. Tirés-à-part : Docteur Danielle SEILHEAN, à l’adresse ci-dessus. Article reçu le 23 mars 2001, accepté le 27 mars 2001.

Bull. Acad. Natle Méd., 2001, 185, no 5, 877-889, séance du 22 mai 2001