Résumé
La décision d’introduction d’un nouveau vaccin dans le calendrier vaccinal est un processus complexe et multidisciplinaire basé sur l’établissement de la balance bénéfice-risque ainsi que de manière croissante sur l’estimation du ratio coût-efficacité de la vaccination. Cette décision nécessite le plus souvent des travaux de modélisation mathématique permettant d’anticiper les effets indirects sur l’épidémiologie de la maladie-cible d’une vaccination mise en œuvre à grande échelle, effets qui peuvent être préjudiciables. L’ajout d’une composante économique à ces modèles permet de s’assurer que cette vaccination correspond à une allocation efficiente des ressources financières disponibles, dans un contexte de plus en plus contraint.
Summary
The decision to add a new vaccine to the immunization schedule is a complex and multidisciplinary process based on the risk-benefit balance and, increasingly, on the cost-
* Maladies infectieuses, Institut de Veille Sanitaire — 94415 Saint-Maurice cedex, e-mail : d.levybruhl@invs.sante.fr Tirés à part : Docteur Daniel Lévy-Bruhl, même adresse
Article reçu le 21 septembre 2010, accepté le 11 octobre 2010 effectiveness ratio. Such decisions now use mathematical models that can predict the indirect, and potentially detrimental, effects of mass vaccination on the epidemiology of the target disease. The adjunction of an economic component to the modeling process ensures that vaccination represents an efficient allocation of available financial resources in an increasingly constrained environment.
CONTEXTE
Les vaccins contre la diphtérie, le tétanos ou la coqueluche, visaient lors de leur introduction dans le calendrier vaccinal, à prévenir plusieurs centaines de décès par an, contre quelques dizaines pour la plupart des vaccins aujourd’hui mis sur le marché dans les pays industrialisés.
Les besoins de santé publique auxquels répondent les vaccins les plus récents sont donc moins évidents, tandis que leurs coûts augmentent, en raison des investissements en recherche et en développement dont ils ont fait l’objet et des exigences croissantes à leur égard des autorités réglementaires en termes de sécurité. Décider d’intégrer ou non un nouveau vaccin à un programme de vaccination devient donc de plus en plus difficile.
Cette décision résulte d’un processus d’expertise que chaque pays doit engager, lorsqu’un nouveau vaccin reçoit une autorisation de mise sur le marché par les autorités compétentes (le plus souvent l’EMA, pour European Medicines Agency, dans le cadre d’une procédure européenne ou l’AFSSAPS, pour Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, dans le cadre d’une procédure nationale). Ce processus d’expertise est mené en France au sein du Comité technique des vaccinations (CTV), groupe de travail permanent du Haut Conseil de la Santé publique (HCSP), et implique différents partenaires, dont l’Institut de veille sanitaire (InVS) [1].
L’ensemble des disciplines de la vaccinologie (en particulier l’immunologie, l’épidé- miologie, la sociologie et l’économie) y sont convoquées, pour établir la balance entre les bénéfices et les risques des différentes stratégies de vaccination.
Dans ce contexte, la modélisation mathématique, le plus souvent complétée par une évaluation médico-économique, constitue un outil précieux d’aide à la décision, auquel le recours est de plus en plus fréquent.
Principe de la modélisation de la dynamique des maladies infectieuses
La modélisation repose sur une simplification, à ses parties essentielles, de la réalité biologique, épidémiologique et sociale du phénomène complexe que représente généralement la transmission d’un agent infectieux au niveau d’une population. Elle cherche à reproduire théoriquement ce phénomène et, en modifiant certains de ses paramètres essentiels, à évaluer a priori l’impact des stratégies de prévention ou de contrôle. Elle permet d’intégrer le fait que la mise en œuvre de ces mesures de contrôle va modifier la dynamique globale de la transmission. En situation de ressources limitées, elle permet également d’apporter des éléments rationnels de décision basés sur la comparaison de l’impact et de l’efficience de stratégies alternatives, en y intégrant une dimension économique. Elle permet enfin de prendre en compte l’incertitude qui peut exister sur certains paramètres importants, que ce soit au niveau de l’histoire naturelle de la maladie, des données épidémiologiques ou de l’impact des mesures de contrôle. Les principales limites des modèles tiennent le plus souvent à la difficulté de reproduire, dans leur complexité, les interactions sociales qui, dans la réalité, déterminent la transmission des agents infectieux.
Étapes de la construction d’un modèle
La première phase de la construction d’un modèle mathématique consiste à reproduire, sous forme d’équations, la transmission de la maladie dans une population donnée à partir des caractéristiques de la maladie (durée d’incubation, période de contagiosité, modes de transmission…), et des caractéristiques socio-démographiques de la population, déterminant pour chaque tranche d’âge, les taux de contact entre personnes infectées et personnes susceptibles.
La seconde phase consiste à calibrer le modèle. On y intègre des données correspondant à la situation actuelle telle qu’objectivée par la surveillance épidémiologique, de manière à valider les résultats qu’il génère.
Si ces résultats coïncident avec ceux des données de surveillance, on peut alors utiliser le modèle pour faire des prédictions. On peut par exemple évaluer l’impact de différentes stratégies d’intervention. Dans le cas de la vaccination, il est nécessaire d’intégrer des paramètres liés au vaccin (efficacité, durée de protection…), ainsi qu’au programme de vaccination (population ciblées, couvertures vaccinales, …).
Outre l’impact sanitaire (nombre de cas, de complications, de séquelles ou de décès évités), les modèles sont aussi utilisés pour effectuer une évaluation médicoéconomique, à travers l’estimation du ratio coût-efficacité (ou efficience) de l’intervention. Ce ratio permet de mettre en regard les ressources financières à mobiliser pour mettre en œuvre l’intervention et son impact épidémiologique.
Utilisation dans le cadre de la vaccinologie
Le recours, pour guider les décisions vaccinales, à la modélisation mathématique de la dynamique de diffusion des maladies infectieuses dans la population ne date pas d’aujourd’hui. En 1760, Daniel Bernoulli avait apporté des arguments en faveur des campagnes de variolisation par la construction d’un modèle de diffusion de la maladie qui prédisait que la variolisation réduirait la mortalité dans la population.
Il concluait que l’intérêt collectif de la variolisation était « géométriquement vrai » [2]. Ce n’est toutefois qu’au début du xxe siècle, avec le principe d’action de masse, que se constituèrent les fondements des modèles mathématiques tels qu’ils sont utilisés aujourd’hui en épidémiologie. Selon ce principe, la diffusion d’un agent infectieux dans une population donnée dépend de la proportion de personnes infectées et de personnes susceptibles de l’être car non immunisées (par la maladie ou la vaccination). Elle n’est possible qu’au-delà d’une proportion « seuil » de sujets susceptibles, les personnes immunisées constituant un obstacle naturel. C’est la notion de seuil d’immunité de groupe, qui émergea à la fin des années 1920, complétant le principe d’action de masse.
Un autre paramètre détermine également la propagation des épidémies. Il s’agit du R0 de la maladie (taux de reproduction de base), correspondant au nombre de cas induits par un sujet contagieux dans une population d’individus totalement susceptibles. R0 dépend des caractéristiques intrinsèques à l’agent infectieux (sa transmissibilité), mais également des caractéristiques de la population dans laquelle il se propage. La répartition par âge, le degré de scolarisation, les comportements individuels sont autant de facteurs influant sur les ‘‘ taux de contacts ’’ entre personnes contagieuses et personnes susceptibles, et donc sur la valeur du paramètre R0. Dans une population où seule une fraction S de la population est susceptible, le nombre de cas secondaires induits par un cas est réduit d’autant et le paramètre R0 est alors remplacé par le paramètre R (taux de reproduction effectif), égal à R0 × S.
C’est la valeur du paramètre R que les mesures de contrôle des maladies infectieuses visent à diminuer afin de ralentir, voire d’interrompre la transmission de l’agent infectieux. Ainsi, la vaccination agit sur R, en réduisant la fraction S de sujets susceptibles la maladie dans la population. Si la couverture vaccinale est suffisamment élevée pour permettre à R de devenir inférieur à 1, chaque cas génère en moyenne moins d’un nouveau cas et le nombre de cas diminue constamment jusqu’à l’extinction de la maladie. Ainsi, en vaccinant une proportion critique de la population, il devient possible de contrôler la circulation d’un agent infectieux, ou même de l’interrompre. On retrouve le concept de seuil d’immunité de groupe (ou ‘‘ herd immunity ’’), dont s’inspirent les stratégies d’élimination d’une maladie par la vaccination, et qui a été à l’origine de l’objectif, aujourd’hui atteint, d’éradication de la variole.
Aujourd’hui, la plupart des décisions d’introduction de nouveaux vaccins intègre une modélisation mathématique et, de plus en plus souvent, une évaluation médicoéconomique, « greffée » sur le modèle mathématique. Une telle évaluation a pour principal objectif d’estimer le ratio coût-efficacité de la vaccination. L’efficacité est en général mesurée à travers un indicateur composite permettant de prendre en compte les années de vie épargnées par la vaccination et la qualité de l’état de santé dans lequel ces années gagnées seront vécues (QALY pour années de vie ajustées sur la qualité).
La modélisation est particulièrement nécessaire dans le cadre de l’évaluation a priori de l’impact d’une nouvelle vaccination, car elle seule permet de prendre en compte ses effets directs et indirects. En effet, la vaccination, mesure de prévention primaire proposée à un nombre important de sujets va avoir, au-delà de son effet direct de protection du sujet vacciné, des effets populationnels indirects. Ces effets, qui constituent l’immunité de groupe, sont liés, pour les maladies à transmission stric- tement inter-humaine, à la réduction des sources de contamination pour les sujets non vaccinés, induite par la diminution du nombre de cas chez les vaccinés. Le principal effet bénéfique qui en résulte est une diminution de l’incidence supérieure à celle attendue sur la base de la couverture vaccinale, permettant ainsi d’éliminer une maladie sans atteindre 100 % de couverture. Cependant, cette réduction de la circulation de l’agent pathogène peut avoir des effets préjudiciables. Par exemple, du fait que la probabilité que les sujets non vaccinés (ou non protégés par la vaccination) rencontrent un cas susceptible de les contaminer devient très faible, ces sujets resteront plus longtemps réceptifs à la maladie. Si le niveau résiduel de circulation de l’agent infectieux est suffisant pour qu’ils finissent par être un jour au contact d’un cas, l’âge moyen auquel ils feront la maladie sera plus élevé qu’à l’ère pré-vaccinale.
Pour une maladie dont la gravité augmente avec l’âge de survenue, la vaccination aura ainsi déplacé la maladie vers une tranche d’âge où les cas seront plus souvent sévères. Il est important, avant de prendre la décision d’ajout d’un nouveau vaccin au calendrier vaccinal, de pouvoir anticiper voire quantifier de tels phénomènes à travers des travaux de modélisation mathématique. En France, l’introduction en 1996 d’une seconde dose de vaccin Rougeole-rubéole-oreillons a été décidée sur la base d’un travail de modélisation mathématique [3]. De même, l’introduction de la vaccination contre Haemophilus influenza b en 1993 a été précédée d’une évaluation médico-économique [4]. Nous présentons ci-dessous trois illustrations plus récentes de travaux de modélisation ou d’évaluation médico-économique effectués ou coordonnés par l’Institut de Veille Sanitaire et qui ont contribué à la décision concernant l’introduction ou non de nouveaux vaccins dans le calendrier vaccinal.
Exemple de la varicelle
Deux nouveaux vaccins quadrivalents combinant la valence varicelle avec les valences rougeole, rubéole et oreillons ont obtenu une autorisation de mise sur le marché en Europe en 2007. Plusieurs arguments militaient en faveur de l’introduction de la vaccination contre la varicelle dans le calendrier vaccinal du nourrisson. La maladie, même si elle est le plus souvent bénigne, induit environ 3 500 hospitalisations et une vingtaine de décès chaque année en France [5]. Le vaccin, dans sa forme combinée ou non, est efficace et bien toléré. Plusieurs études médico-économiques avaient montré que la vaccination des nourrissons permettrait à la société de faire des économies en réduisant notamment les arrêts de travail chez les parents devant garder leurs enfants malades à la maison. De plus, la disponibilité des vaccins quadrivalents, permettant de vacciner contre la varicelle sans injection supplémentaire, était en faveur d’une forte adhésion du corps médical et des familles. Cependant, à côté de ces éléments en faveur de la vaccination généralisée, il convenait de prendre en compte les effets indirects défavorables qu’elle pourrait entraîner.
Dans la mesure où la sévérité de la varicelle augmente avec l’âge de survenue, le déplacement de l’âge de la maladie vers l’âge adulte, lié à une couverture vaccinale insuffisante, pouvait conduire à une augmentation du nombre de cas sévères de l’adulte ainsi qu’à une augmentation des contaminations des femmes durant la grossesse ou de leur nouveau-né à la naissance. Pour anticiper un tel risque, et tenter le cas échéant de le quantifier, une modélisation mathématique de l’impact de l’introduction de la vaccination contre la varicelle dans le calendrier vaccinal du nourrisson a été effectuée. Ce même modèle avait également comme objectif d’explorer un second effet indirect négatif de la vaccination des nourrissons consistant en une augmentation, pendant plusieurs décennies, de l’incidence du zona. Ce phénomène serait lié à l’hypothèse, étayée par plusieurs études, d’un effet protecteur des contacts avec des cas de varicelle vis-à-vis d’une réactivation, sous forme de zona, du virus varicelle latent dans les ganglions nerveux périphériques. Le mécanisme en serait la réponse immunitaire anamnestique induite par de tels contacts qui préviendrait la réactivation endogène du virus. La réduction très importante de la circulation virale par la vaccination réduirait la probabilité de survenue de cette réactivation, favorisant la survenue du zona chez les sujets ayant des antécédents de varicelle.
Le modèle utilisé pour la France s’est inspiré d’un travail anglo-canadien [6]. Il a montré que la vaccination des nourrissons entrainerait une baisse de l’incidence de la varicelle, tous âges confondus, d’autant plus importante que la couverture vaccinale augmente. Cette baisse s’accompagnerait cependant d’un déplacement de l’âge des cas par rapport à l’ère pré-vaccinale, avec un nombre de cas supérieur à celui observé sans vaccination chez l’adulte quel que soit le niveau de couverture vaccinale (entre 30 % et 90 %). Ce déplacement serait particulièrement marqué au-delà de 24 ans, proportionnel à la couverture vaccinale quand celle-ci passe de 30 % à 80 % et baisserait ensuite tout en étant encore prononcé pour une couverture à 90 % (figure 1) [7].
La vaccination des nourrissons s’accompagnerait à long terme d’une baisse du nombre de cas de zona. Cette baisse serait précédée d’une augmentation transitoire de l’incidence du zona, d’autant plus prononcée que la couverture et l’efficacité vaccinales seraient élevées.
Il apparaissait donc que le risque d’induire un déplacement de l’âge des cas de varicelle vers l’âge adulte était conditionné au niveau de couverture vaccinale qui serait atteint en cas de recommandation de vaccination du nourrisson. Il était bien entendu difficile de s’en faire a priori une idée d’autant qu’il y a peu voire pas d’étude en France portant sur la perception de la maladie par les médecins et le grand public, pas plus que d’études portant sur la perception et les attentes vis-à-vis de la vaccination. Dans une enquête menée auprès des médecins abonnés au réseau d’information sur la vaccination Info-Vac ou participant aux Groupements régionaux d’observation de la grippe (GROG), dans l’hypothèse ou la vaccination contre la varicelle serait inscrite dans le calendrier vaccinal du nourrisson et, à ce titre, remboursée, 70,5 % des médecins ont répondu qu’ils proposeraient systématiquement cette vaccination, 18,7 % parfois et 10,8 % jamais [8]. Ce résultat, malgré les limites d’une telle d’étude portant sur des intentions, n’était pas en faveur de l’obtention d’une couverture vaccinale des nourrissons suffisamment élevée pour éliminer la maladie et donc éviter le déplacement de l’âge des cas résiduels. Cette
Fig. 1. — Modélisation de l’impact de la vaccination contre la varicelle des nourrissons sur l’incidence de la maladie pour différents niveaux de couverture, en fonction de l’âge, à l’équilibre [18]. Enfants de 0 à 10 ans, Grands enfants et adultes conclusion était renforcée par la couverture vaccinale pour la vaccination contre la rougeole, les oreillons et la rubéole qui reste insuffisante à deux ans, inférieure à 90 %, malgré la plus grande sévérité de la rougeole que de la varicelle, les campagnes annuelles de promotion de cette vaccination menées presque chaque année depuis près de vingt ans et la totale gratuité du vaccin jusqu’à l’âge de treize ans [9].
Les résultats de cette modélisation ont largement contribué à la recommandation du CTV/HCSP en juillet 2007, en défaveur de la vaccination généralisée contre la varicelle des enfants à partir de l’âge de douze mois, dans une perspective de santé publique. Dans une perspective de protection individuelle, le CTV/HCSP a recommandé la vaccination contre la varicelle des adolescents et des femmes en âge de procréer n’ayant pas d’antécédent clinique de varicelle ou dont l’histoire est douteuse, avec ou sans contrôle sérologique préalable [10]. Cette dernière stratégie, visant à prévenir le risque de varicelle grave chez le grand enfant ou l’adulte, présentait l’avantage, en laissant le virus circuler chez les jeunes enfants, de ne pas comporter de risque d’induire d’effets indirects négatifs de la vaccination.
Ce travail de modélisation a été mené à partir des données d’efficacité de la vaccination varicelle avec une seule dose. Il devra être actualisé lorsque de nouvelles données d’efficacité correspondant à une stratégie de vaccination reposant sur deux doses de vaccin seront disponibles. Aux USA, la vaccination contre la varicelle des enfants est recommandée depuis 1995 et une stratégie à deux doses a été adoptée en 2006. La couverture vaccinale pour au moins une dose des enfants de 9 à 35 mois dépasse 90 % a permis une réduction d’environ 90 % de l’incidence de la varicelle par rapport à la période pré-vaccinale [11-12]. Les données concernant un éventuel impact négatif de la vaccination contre la varicelle sur l’incidence du zona restent à ce jour contradictoires [13-14].
Vaccination contre le rotavirus
Les rotavirus sont responsables de gastro-entérites sévères du nourrisson et sont incriminés dans environ la moitié des décès de jeunes enfants par déshydratation aigue faisant suite à une gastro-entérite aiguë. L’estimation française du poids de la maladie chez l’enfant de moins de cinq ans est d’environ 2 à 300 000 cas, 18 000 hospitalisations et une dizaine de décès par an [15]. Par ailleurs, les infections à rotavirus contribuent à la surcharge hospitalière hivernale au niveau des urgences et des services hospitaliers pédiatriques et sont sources d’épidémies nosocomiales.
Deux nouveaux vaccins contre le rotavirus, un monovalent et un pentavalent ont obtenu leur autorisation de mise sur le marché en Europe en 2006. Ces vaccins se sont avérés très efficaces dans les essais cliniques (efficacité entre 85 % et 95 % pour la prévention des hospitalisations dues aux gastro-entérites à rotavirus). De plus leur administration par voie orale, simultanément aux autres vaccins laissait présager une grande facilité d’intégration dans le calendrier vaccinal du nourrisson.
Cependant leur coût élevé soulevait la question du ratio coût-efficacité d’une vaccination de routine des nourrissons. Pour répondre à cette question, un modèle de Markov d’histoire naturelle de l’infection à rotavirus en France a été développé.
Les modèles de Markov sont des modèles dynamiques retraçant l’évolution d’une population passant de manière probabiliste d’un état de santé à l’autre. La trajectoire d’un patient, c’est-à-dire la succession d’états depuis son entrée dans le processus jusqu’à la fin de son suivi, est décrite à intervalles de temps fixe et déterminée par les probabilités de transition associées au passage de chacun des états vers les autres états. Le modèle a été alimenté par des données épidémiologiques nationales complétées de données de la littérature internationale. Il a permis de comparer en termes d’impact épidémiologique et de coût la stratégie de vaccination de routine des nourrissons avec le statu quo (pas de vaccination).
Une première analyse, effectuée en 2006, avait conclu que le coût de la vaccination des nourrissons contre les rotavirus en France était d’environ 130 000 par QALY (année de vie ajustée sur la qualité de vie) gagnée, au prix de 150 euros pour l’ensemble des doses. Cette vaccination apparaissait peu coût-efficace, en comparai- son avec les seuils généralement considérés, à moins de diminuer de façon importante le prix du vaccin [16]. Ce résultat avait contribué à la décision du CTV/HCSP en 2006 de ne pas recommander la vaccination des nourrissons contre le rotavirus.
Cependant, il est important de souligner que ces aspects médico-économiques n’ont été qu’un élément, et pas le plus important, de la décision négative. En effet, le principal constat en défaveur de la vaccination était que la très grande majorité des rares décès de nourrissons survenant en France pouvait être évitée par une amélioration de la prise en charge des nourrissons diarrhéiques et en particulier par une utilisation plus large des sels de réhydratation orale. En effet plusieurs études avaient montré qu’en cas de diarrhée, ces sels étaient prescrits à environ seulement un enfant sur deux. L’avis du CTV/HCSP considérait que la priorité résidait dans l’amélioration des pratiques de soins, tout en s’engageant à revoir sa position après deux ans.
Dans le cadre de cette réévaluation, l’analyse médico-économique a été actualisée en 2009. Elle a permis de mettre à jour certaines valeurs de paramètres et de modifier certains choix méthodologiques, en particulier en prenant en compte les coûts indirects, ainsi que les infections nosocomiales à rotavirus et en étendant l’analyse aux enfants jusqu’à l’âge de cinq ans.
Sur la base du prix actuel des vaccins, les ratio coût-efficacité de la stratégie vaccinale ont été estimés à 83 000 par QALY gagnée avec le vaccin monovalent et à 121 000 par QALY gagnée avec le vaccin pentavalent.
Ces ratios coût-efficacité apparaissent plus favorables qu’à l’issue de la première analyse effectuée en 2006. Cependant, si l’on considère qu’une stratégie est coûtefficace lorsque son ratio coût-efficacité est inférieur à trois fois le PIB/habitant du pays 1 (selon le seuil proposé par l’OMS), par rapport à la prise en charge actuelle, une vaccination par le vaccin pentavalent apparaît peu coût-efficace et une vaccination par le monovalent à la limite du seuil susmentionné. Ces ratios coût-efficacité sont cependant très sensibles à la variation du prix des vaccins. Ces résultats, en cas de recommandation du CTV/HCSP en faveur de l’intégration de la vaccination dans le calendrier vaccinal, auraient été pris en compte lors de la négociation avec les firmes commercialisant ces vaccins, pour la fixation du prix servant de base à leur remboursement par l’assurance maladie. Cependant, le HCSP/CTV n’a pas recommandé, dans son avis de 2010, la vaccination systématique des nourrissons contre le rotavirus. Cette décision était essentiellement basée sur l’existence de signaux de pharmacovigilance susceptibles de remettre en cause la balance bénéfice-risque de la vaccination. Il s’agit de la mise en évidence dans les deux vaccins disponibles sur le marché de la présence de matériel génétique de circovirus porcins et de l’existence d’un signal en faveur d’une augmentation faible du risque d’invagination intestinale aigue dans les sept jours suivant l’administration de la première dose du vaccin monovalent et, pour le vaccin pentavalent, l’impossibilité actuelle d’éliminer un tel risque [17].
1. En 2008, le PIB par habitant était de 30 401 euros pour la France entière (source INSEE). Trois fois le PIB/habitant représente donc 91 203 euros.
Exemple de la vaccination HPV
En 2006 et 2007, deux vaccins contre les papillomavirus humains, agents du cancer du col de l’utérus, ont obtenu une autorisation de mise sur le marché. Les essais cliniques ont montré leur excellente efficacité pour la prévention des lésions précancereuses du col liées aux HPV 16 et 18, impliqués dans 75 % à 80 % des cancers du col [18]. Leur profil de sécurité apparaissait également très satisfaisant. De plus, les données épidémiologiques montraient que ce cancer était responsable chaque année d’environ trois mille nouveaux cas et mille décès. Ces différents éléments paraissaient très en faveur de l’introduction de la vaccination. Cependant la décision s’est avérée plus complexe. En effet ces vaccins étaient proposés à un prix élevé dans un contexte où existe une autre intervention permettant de prévenir le cancer du col, le dépistage régulier par frottis cervico-utérin des lésions précancéreuses. Ce dépistage a également montré son efficacité, lorsqu’il est mis en œuvre avec une couverture élevée [19]. Or, en France, la couverture de ce dépistage, effectué à titre individuel, c’est-à-dire sans s’inscrire dans un programme de dépistage organisé, à l’instar du dépistage du cancer du sein ou plus récemment du cancer colorectal, est insuffisante, de l’ordre de 65 % [20]. La question se posait donc de savoir si la stratégie la plus efficace et la plus efficiente pour réduire l’incidence et la mortalité du cancer du col était l’amélioration de la couverture du dépistage à travers son organisation sur l’ensemble du territoire ou la vaccination des jeunes filles. Une modélisation a donc été effectuée pour tenter de répondre à cette question.
Un modèle multi générationnel de type Markov a été développé à partir d’un modèle existant plus simple [21]. Le modèle utilisé distingue trois phases : l’infection HPV, l’apparition des lésions précancéreuses (CIN) et le développement des cancers. Les paramètres décrivant l’histoire naturelle de la maladie ont été repris de la littérature internationale. Le modèle a été adapté à la situation française, en particulier pour les paramètres décrivant l’épidémiologie des infections HPV, les modalités actuelles de dépistage ainsi que celles de la prise en charge des lésions précancéreuses et cancé- reuses.
Quatre stratégies ont été évaluées, sur le plan épidémiologique et économique : le dépistage individuel seul (statu quo), le dépistage individuel plus la vaccination des adolescentes de 14 ans, l’organisation du dépistage au niveau national et le dépistage organisé plus la vaccination.
Les principales conclusions générées par le modèle ont été les suivantes [22]:
— Comparée au statu quo, sur les 70 premières années, l’organisation du dépistage et la vaccination (avec une couverture de 80 %) ont un impact épidémiologique proche (réduction respective de l’incidence du cancer du col de 16 et 22 %) ;
— Le coût de mise en œuvre de la vaccination est environ le double de celui de l’organisation du dépistage. Le ratio coût-efficacité du dépistage organisé est donc environ deux fois plus faible que celui de la vaccination des preadolescentes (respectivement 22 700 et 45 200 par année de vie gagnée) ;
— Sur la même période, la mise en place simultanée du dépistage organisé et de la vaccination permet de doubler le nombre de cancers évités (de 16 % à 34 % de réduction) ;
— L’ajout de la vaccination au dépistage organisé présente un ratio coût/efficacité additionnel de 55 500 par année de vie sauvée L’analyse coût/efficacité montre donc que la priorité devrait être donnée à l’organisation du dépistage du cancer du col de l’utérus. Les deux interventions ont un impact épidémiologique comparable mais le dépistage organisé est deux fois plus coût-efficace. Cependant la mise en œuvre simultanée des deux interventions permet de multiplier par deux l’impact épidémiologique, pour un coût additionnel de l’ajout de la vaccination au dépistage organisé que l’on peut considérer comme acceptable, au regard des seuils internationaux.
Prenant en compte ces résultats, le CTV/HCSP a recommandé en 2007 la vaccination en France de toutes les filles à l’âge de 14 ans, ainsi qu’un rattrapage pour certaines jeunes filles et jeunes femmes jusqu’à l’âge de 23 ans. Parallèlement, le CTV/HCSP a recommandé l’organisation et la promotion du dépistage des lésions précancéreuses et cancéreuses du col de l’utérus [23].
CONCLUSIONS
Ces illustrations montrent que la modélisation mathématique et l’évaluation médico-économique font maintenant partie intégrante du processus décisionnel concernant les stratégies de vaccination. Si elles n’emportent jamais à elles seules la décision, elles permettent de l’orienter, parfois dans un sens opposé à ce que le simple examen des données décrivant l’épidémiologie de la maladie et les caracté- ristiques du vaccin pouvait laisser prévoir.
BIBLIOGRAPHIE [1] Floret D., Deutsch P. — The French Technical Vaccination Committee.
Vaccine , 2010, 28S ,
A42-7.
[2] Bernoullli D. — http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniel_Bernoulli. accédé le 28 janvier 2006.
[3] Levy-Bruhl D., Maccario J., Richardson S. et al. — Modélisation de la rougeole en France et conséquence pour l’âge de la seconde vaccination Rougeole-Oreillons-Rubéole.
Bull. Epidé- miol. Hebd., 1997, 29.
[4] Livartowski A., Boucher J., Detournay B. et al. — Cost-effectiveness evaluation of vaccination against Haemophilus influenzae invasive diseases in France.
Vaccine , 1996, 14, 495-500.
[5] Bonmarin I., Ndiaye E., Seringe E., Levy-Bruhl D. — Épidémiologie de la varicelle en France . Bull. Epidémiol. Hebd. , 2005, 08 , 30-31.
[6] Edmunds W.J., Brisson M. — The effect of vaccination on the epidemiology of varicella zoster virus. J. Infect. , 2002, 44 , 211-9.
[7] Bonmarin I., Santa-Olalla P., Lévy-Bruhl D. — Modelling the impact of vaccination on the epidemiology of varicella zoster virus. Rev. Epidemiol. Sante Publique , 2008, 56 , 323-31.
[8] Lévy-Bruhl D., De La Rocque F., Bensoussan J.L., Weil-Olivier C., Kudjawu Y., Grog I.
and al. — Enquête sur les perceptions des pédiatres et des généralistes français vis-à-vis de la vaccination contre la varicelle des nourrissons.
Médecine & enfance , 2007, 2 , 101-106.
[9] Parent du Châtelet I., Floret D., Antona D., Lévy-Bruhl D. — Measles resurgence in France in 2008, a preliminary report. Euro. Surveill. , 2009, 14, pii=19118.
[10] Calendrier vaccinal 2008. — Avis du Haut Conseil de la santé publique. Bull. Epidémiol. Hebd., ‘‘ http://www.invs.sante.fr/beh/2008/16_17/beh_16_17_2008.pdf ’’ [11] Guris D., Jumaan A.O., Mascola L. and al . — Changing varicella epidemiology in active surveillance sites- United States, 1995-2005.
J. Infect. Dis ., 2008, 197 , Suppl 2, S71-5.
[12] Use of a combination of Measles, Mumps, Rubella, and Varicella Vaccine.
MMWR , 2010, 59 ,
RR-3.
[13] Nelson M.R., Britt H.C., Harrison C.M. — Evidence of increasing frequency of herpes zoster management in Australian general practice since the introduction of a varicella vaccine.
Med. J. Aust. , 2010, 19 , 110-3.
[14] Reynolds M.A., Chaves S.S., Harpaz R. and al . — The impact of the varicella vaccination program on herpes zoster epidemiology in the United States: a review.
J. Infect. Dis ., 2008, 197 ,
Suppl. 2, S224-7.
[15] Melliez H. et al. — Morbidité et coût des infections à rotavirus en France. Méd. Mal. inf ., 2005, 35 , 492-499.
[16] Melliez H., Levybruhl D., Boelle P.Y . et al. — Cost and cost-effectiveness of childhood vaccination against rotavirus in France.
Vaccine , ’’javascript:AL_get(this, %20’jour’, %20’Vaccine.’) ; ‘‘ 2008, 26, 706-715.
[17] Avis du Haut Conseil de la santé publique relatif à la vaccination contre les rotavirus des nourrissons de moins de 6 mois — 28/05/10.
http://www.hcsp.fr/docspdf/avisrapports/hcspa20100528_vacnourota6mois.pdf.
[18] Clifford G.M., Gallus S., Herrero R., Munoz N., Snijders P.J., Vaccarella S. et al. —
Worldwide distribution of human papillomavirus types in cytologically normal women in the International Agency for Research on cancer HPV prevalence surveys, a pooled analysis.
Lancet , 2005b, 366 , 991-8.
[19] Anttila A., Ronco G., Clifford G., Bray F., Hakama M,. Arbyn M., Weiderpass E. — Cervical cancer screening programmes and policies in 18 European countries. Brit. J. Cancer , 2004, 91, 935-41.
[20] Rousseau A., Bohet P., Merlière J., Treppoz H., Heules-Bernin B., Ancelle-Park R. — Évaluation du dépistage organisé et du dépistage individuel du cancer du col de l’utérus : utilité des données de l’Assurance maladie. Bull. Épidémiol. Hebd. , 2002, 19, 81-83.
[21] Myers E.R., McCrory D.C., Nanda K., Bastian L., Matchar D.B. — Mathematical model for the natural history of human papillomavirus infection and cervical carcinogenesis. Am. J.
Epidemiol ., 2000, 151 , 1158-71.
[22] Dervaux B., Lenne X., Lévy-Bruhl D., Kudjawu Y. — Modélisation médico-économique de l’impact de l’organisation du dépistage du cancer du col utérin et de l’introduction de la vaccination contre les HPV dans le calendrier vaccinal. Rapport Cresge/InVS. Mars 2007.
http://www.invs.sante.fr/publications/2008/modelisation_hpv/rapport_modelisation_hpv.pdf.
[23] Calendrier vaccinal 2007 — Avis du Haut Conseil de la santé publique. Bull. Epidémiol. Hebd., http://www.invs.sante.fr/beh/2007/31_32/beh_31_32_2007.pdf.
DISCUSSION
M. Jean-Jacques HAUW
Les résultats fournis par les modèles ne correspondent qu’aux données qui leur sont fournies.
D’où proviennent celles que vous choisissez lorsque vous manquent des statistiques françaises ? Sont-elles d’origine anglo-saxone, européenne, méditerranéenne ?
De manière générale dans les travaux de modélisation que nous menons, nous privilé- gions bien sur les données françaises chaque fois que cela est possible. En leur absence nous recherchons les données provenant de pays comparables. En l’occurrence, pour les trois travaux présentés, l’essentiel des données épidémiologiques utilisées pour paramé- trer et valider les modèles sont des données françaises issues de systèmes de surveillance, de bases médico-administratives ou d’études ad hoc.
M. Claude DREUX
A propos du vaccin contre le HPV, est-il possible d’introduire les aspects psychologiques que vous avez évoqués dans des modèles mathématiques ?
La première version du modèle que nous avons utilisée faisait l’hypothèse d’une indé- pendance entre l’adhésion à la vaccination et au dépistage organisé. Un raffinement possible consisterait effectivement à lever cette hypothèse. Ceci pourra être envisagé dans les développements à venir du modèle.
M. Pierre JOUANNET
Concernant la vaccination contre le papillomavirus, le modèle mathématique permet-il de déterminer la proportion de jeunes filles de 14 ans qui doivent être vaccinées pour qu’il y ait ultérieurement, dans cette tranche d’âge, une diminution significative de l’incidence du cancer du col et du décès consécutif à un cancer du col ?
Le modèle initial a permis de répondre à cette question mais sans prendre en compte l’effet indirect d’immunité de groupe induit par la vaccination. Seul un modèle dynamique incluant la dynamique de transmission homme-femme des HPV aurait permis de le faire. Nous allons travailler en 2011-2012 à l’élaboration d’un tel modèle.
M. Marc GIRARD
Sur quelle base a-t-on retenu l’âge de 14 ans pour la vaccination des filles ? N’aurait-il pas été plus efficace de promouvoir la vaccination deux ans plus tôt en combinaison avec les rappels des vaccins de l’enfance ? A-t-on aujourd’hui une idée de pourcentage de jeunes filles qui se font vacciner ?
Plusieurs arguments ont conduit en 2007 au choix de l’âge de 14 ans : l’absence de données sur l’association possible de la vaccination HPV avec le rappel DTcoqPolio à 11-13 ans, l’absence de données sur la durée de protection au-delà de cinq ans conduisant à privilégier un âge le plus proche possible du risque d’infection, les données sur le comportement sexuel montrant qu’environ 3 % des jeunes filles ont leur premier rapport sexuel avant l’âge de 15 ans et l’impossibilité d’envisager une vaccination en milieu scolaire telle que réalisée pour la vaccination hépatite B en classe de 6ème au milieu des années 90. La couverture vaccinale pour les trois doses pour les jeunes filles ayant eu 15 ans en 2009 est estimée à 23 %. Celle des jeunes filles ayant eu 17 ans cette même année, cible du rattrapage, est plus élevée (33 %).
Bull. Acad. Natle Méd., 2010, 194, no 8, 1545-1558, séance du 30 novembre 2010