Rapport
Séance du 11 février 2003

À propos de la Charte de l’Environnement : du principe de précaution au concept d’anticipation

MOTS-CLÉS : environnement. évaluation risque. santé publlique.
KEY-WORDS : environment. public health. risk assessment.

M. Tubiana, G. David, C. Sureau

RAPPORT à propos de la Charte de l’Environnement :

du principe de précaution au concept d’anticipation

Maurice TUBIANA, Georges DAVID, Claude SUREAU La séduction qu’exerce le Principe de précaution (Pdp) sur l’opinion publique tient à ce qu’il apparaît comme un moyen de conjurer les menaces que comporte l’avenir, lorsque les dangers redoutés sont encore vagues et impré- cis. Dans une telle situation d’incertitude l’attitude classique recourt à une analyse scientifique visant à définir suffisamment la nature du danger et sa probabilité pour y répondre par des mesures de prévention adaptées. Cette démarche rationnelle a l’inconvénient éventuel de retarder la décision et l’action. Elle peut même y faire obstacle si le degré de certitude obtenu est insuffisant pour guider la décision.

C’est à cette situation d’impuissance du fait de l’insuffisance des connaissances que répond le Pdp. Son but est de rendre l’action possible en la fondant sur la seule hypothèse du risque sans exiger sa pleine connaissance. Il tend ainsi à palier les limites de la démarche scientifique. Mais il comporte le risque de mettre en opposition les deux démarches, voire à l’extrême de faire du Pdp un substitut à la démarche scientifique. Certaines interprétations donnent prise, comme nous le verrons, à un tel glissement. C’est là un des dangers d’une application trop simpliste du Pdp. Ce n’est malheureusement pas le seul, tant la prise en compte de menaces encore imprécises présente d’aléas.

Les définitions du principe de précaution

Le Pdp bénéficie d’une telle consécration médiatique qu’il est habituellement cité sans référence à sa définition. Or il n’y a pas de définition universelle de ce concept. Pour ne prendre que les textes bénéficiant d’une formalisation officielle au niveau national et européen on citera :

— la définition de la Loi Barnier, inscrite dans le code de l’environnement (article 110-1) ;

— la définition de la Commission européenne (2000) ;

— la définition de la Résolution du Conseil européen de Nice (2000).

La confrontation de ces trois textes fait ressortir les convergences et complé- mentarités les plus importantes :

— le Pdp est applicable principalement au domaine de l’environnement et à la santé humaine mais également au domaine zoo et phytosanitaire ;

— il relève de la responsabilité des autorités publiques ;

— l’évaluation des risques doit faire appel à l’expertise scientifique qui doit être pluridisciplinaire, contradictoire, indépendante, transparente et aussi approfondie que possible ; elle a pour objectif d’identifier les effets potentiellement dangereux, mentionnant pour chacun le degré d’incertitude scientifique (risque avéré, risque plausible, risque hypothétique) ;

— les décisions concernant les mesures de protection relèvent des autorités politiques sur la base d’une appréciation du niveau de protection recherché ; les mesures doivent être proportionnées, y compris au plan économique, à la gravité supposée du risque et à son potentiel de réversibilité ; leur retentissement sur les échanges internationaux, en particulier communautaires, doit être pris en compte ;

— les différentes options concernant les mesures envisagées y compris l’abstention doivent faire l’objet d’un examen à la lumière des enjeux envisagés ;

— la société civile doit être informée et associée par une consultation de toutes les parties intéressées à un stade aussi précoce que possible ;

— les décisions prises doivent être accompagnées d’un exposé des motifs, faire l’objet d’un suivi scientifique et d’un réexamen périodique en fonction de l’avancée des connaissances permettant une réduction de l’incertitude initiale.

La place de l’expertise scientifique

Le fait que le Pdp intervienne dans une situation où la démarche rationnelle, scientifique, ne peut, à elle seule, apporter toute la connaissance propre à fonder la décision ne doit pas faire sous-estimer le rôle de l’expertise scientifique. C’est un point fort judicieusement souligné dans le rapport KourilskyViney et bien exprimé par F. Ewald : « On oppose souvent précaution et connaissance scientifique. Rien n’est plus faux ».

En effet l’expertise scientifique doit intervenir non seulement avant la décision qui relève du niveau politique, mais tout autant au cours de la mise en œuvre de la décision et encore après la réalisation des mesures de protection.

À la phase préliminaire l’objectif de l’expertise est de :

— faire le bilan des études, des connaissances et des interrogations sur la question soulevée ;

— examiner les dangers évoqués, leur plausibilité et leur degré de probabilité ;

les conséquences éventuelles (sur le plan sanitaire et économique) ;

— analyser les mesures de protection en fonction des différentes éventualités retenues ; évaluer leur efficacité et leur coût.

Ces documents doivent être disponibles et les positions minoritaires exprimées.

Une fois la décision politique prise et, si possible, avant sa mise œuvre :

— déterminer les recherches propres à réduire le domaine de l’incertitude tout au long de la phase d’application et proposer les dispositifs de suivi.

En cours d’application de la mesure :

— en fonction du suivi des effets de la mesure et des nouvelles acquisitions scientifiques obtenues, proposer les réadaptations nécessaires.

Enfin après achèvement de l’ensemble de l’opération :

— établir un bilan des résultats et des coûts.

Ainsi l’expertise scientifique doit-elle accompagner toute la phase de préparation et de mise en œuvre des mesures. Mais il convient encore de souligner qu’elle n’a pas à empiéter sur la décision. Celle-ci relève entièrement du niveau politique ; c’est à ce niveau que peut être pris en compte l’ensemble des autres facteurs, sociaux, économiques et politiques avec pour conséquence possible une divergence avec les orientations suggérées par l’expertise. L’éventualité bien normale d’une telle divergence sous-tend la nécessité que les éléments de l’expertise, comme ceux qui fondent la décision, soient d’une totale transparence ; c’est là une des principales contributions du Pdp. Ainsi pourra-t-on alimenter l’analyse rétrospective ultérieure dont nous soulignerons plus loin l’intérêt.

Le danger de certaines dérives

Dans la phase actuelle où le Pdp cherche encore son cadre, ses limites, et sa valeur normative on assiste à certaines interprétations, voire applications dont les excès ne sont pas dépourvus de risques. Ces dérives sont multiples mais elles peuvent être regroupées sous quatre intitulés :

— la quête d’une protection absolue

Tout en reconnaissant l’irréalisme et l’impossibilité du risque zéro, c’est parfois une telle idéologie qui sous-tend certaines interprétations. C’est ainsi que l’évocation gratuite de certains dangers, n’ayant aucun fondement
de plausibilité, peut aller jusqu’à imposer au décideur politique la prise de mesures de protection. Les conséquences ne sont pas gratuites. Tout d’abord aux yeux de l’opinion publique cette prise de mesures est interpré- tée comme une reconnaissance de la réalité du risque. Ensuite la mesure risque d’être créditée d’un effet réel. Ce qui conduit à la perpétuer. C’est ainsi que le Pdp est à l’origine d’un auto-entretien de peurs et de comportements irrationnels. On en a un exemple concret avec certaines oppositions aux OGM qui se prévalent d’arguments théoriques pour justifier une condamnation de cette technique, allant jusqu’à repousser toute expérimentation alors que ce serait le seul moyen d’objectiver les dangers invoqués.

Une autre dérive entraînée par cette quête d’une protection absolue consiste à exiger d’une application la démonstration préalable de son absence de risque. Il est évident, depuis Aristote, que cette démonstration est impossible.

Une des conséquences fâcheuses de cet état d’esprit serait d’inciter les décideurs politiques ou administratifs à se protéger contre toute accusation d’insuffisance de précaution en maximalisant les risques et les mesures luttant contre eux, donc en induisant des dépenses injustifiées donnant le pas au souci de protéger les carrières sur celui de l’intérêt général ; on a souligné combien la menace de sanctions prises au nom d’un principe aussi imprécis pourrait avoir des conséquences profondes sur tout le système administratif français ;

— un obstacle à la démarche scientifique et aux innovations technolo- giques

L’exemple précédent, celui des OGM, démontre déjà que le Pdp peut constituer un obstacle à la démarche scientifique. Il s’agit d’un obstacle délibéré.

Mais l’obstacle peut être moins intentionnel, inhérent seulement à une logique du Pdp qui néglige l’obligation, en cours d’application, de veiller à la diminution de l’incertitude et de contrôler la pertinence des mesures. On en a eu un exemple avec l’ESB. Une des mesures longtemps appliquée en France, en vertu du Pdp, a été l’abattage systématique de tout le troupeau au sein duquel était survenu un cas. Or cette mesure a été appliquée sans que l’on prenne des dispositions permettant de vérifier si d’autres animaux étaient également atteints.

On constate avec cet exemple la tendance à ce que le Pdp prenne le pas sur le souci de réduction de l’incertitude.

Un autre effet nocif de l’idéologie de précaution est de privilégier, devant toute innovation technologique, la possible survenue d’effets indésirables
hypothétiques en négligeant les bénéfices assurés que comporte l’innovation. En vertu du principe de précaution certains ont demandé la suppression du téléphone portable et des antennes. D’ailleurs dans les faits, il devient impossible d’installer des antennes. Or même si les téléphones portables présentaient un danger (ce qui ne semble pas être le cas), le bénéfice (secours à des problèmes sanitaires urgents) l’emporterait de très loin sur le détriment (risque de tumeurs cérébrales). En pratique, en particulier en médecine, le problème n’est jamais de comparer un risque à l’absence du risque, mais de comparer deux risques (par exemple avant une intervention chirurgicale risque de l’intervention et risque de l’abstention).

Alors que la rationalité conduit à hiérarchiser les risques, le Pdp pourrait conduire à mettre sur le même plan risques avérés et risques hypothétiques, ce qui, en pratique, à cause de l’émotion et de la médiatisation peut faire affecter plus de moyens à la lutte contre les risques hypothétiques qu’à celle contre les dangers réels ; il y en a déjà bien des exemples ;

— une pression dangereuse sur la décision politique

Le Pdp avec sa promesse de protection quasi-absolue peut venir pervertir la pratique de la prévention, c’est-à-dire de la gestion des risques connus.

On admet dans une telle situation une limite possible aux mesures de protection en raison de leur caractère disproportionné à l’égard de la probabilité du risque ou de leur coût. En faisant jouer le Pdp, on s’affranchit de cette limite.

On peut rappeler deux exemples concrets d’une telle dérive. Tout d’abord celui de la suspension de la vaccination contre l’hépatite B qui a reposé d’une part sur la prise en compte d’un risque de complications neurologiques insuffisamment démontré et d’autre part sur une prise en compte insuffisante des bénéfices parfaitement établis de la vaccination. Le deuxième exemple concerne le domaine transfusionnel. Pour réduire encore le risque résiduel de transmission virale déjà fort limité il a été convenu d’appliquer une mesure, la recherche génomique du virus qui, dans les conditions actuelles, représente un coût grandement disproportionné avec le bénéfice attendu. Dans les deux cas c’est le Pdp qui a servi de justification pour entraîner la décision politique malgré l’avis des experts scientifiques.

On constate ainsi que le poids du Pdp vient anormalement peser sur la décision politique, dès lors qu’il est invoqué médiatiquement. Ce qui pourrait ouvrir la voie à des manipulations difficilement contrôlables ;

— une porte ouverte à une manipulation de l’opinion

Comme le Pdp invite à prendre en compte l’opinion du public, ce peut être, pour des groupes motivés par des intérêts particuliers ou idéologiques, une incitation à entreprendre des campagnes en vue d’influencer cette opinion.

Ces tentatives de désinformation ne peuvent être contrées que par des informations sérieuses et objectives, donc par l’existence d’une structure indépendante ayant pour but de démentir les informations erronées et de donner la parole à des spécialistes compétents. L’expérience des confé- rences citoyennes montre que cela est possible mais difficile et nécessite des moyens importants qui ne s’improvisent pas. En leur absence la France deviendrait le champ clos ou s’affronteraient des campagnes de communication financées par des intérêts particuliers.

Le principe de précaution encore en phase expérimentale ; nécessité d’une évaluation

Après avoir examiné les dérives possibles du Pdp, il convient, en balance, de rappeler les arguments qui lui ont valu un accueil si favorable de l’opinion publique. Notamment :

— son objectif de protection la plus large possible et donc son assurance de sécurité maximale par une prise en compte sans exclusive de tous les risques possibles ;

— sa large adaptation à tous les domaines et à toutes les situations, lui donnant un caractère universel renforcé par sa qualification de « principe », alors qu’il n’est pas encore l’objet d’une définition stabilisée, autorisant une grande laxité d’interprétation ;

— sa souplesse de mise en œuvre, palliant, en situation d’incertitude, la lourdeur et le retard de la démarche scientifique ;

— son ouverture à l’opinion publique qui peut ainsi accéder à un débat concernant les risques collectifs, mieux comprendre les enjeux et, peutêtre, évoluer vers une acceptabilité responsable.

Il reste cependant à vérifier que ces avantages théoriques sont réels et que les risques de dérive que nous avons signalés peuvent être évités par une application plus rigoureuse et mieux codifiée.

Il paraît donc essentiel de soumettre le Pdp, comme toute nouvelle méthode de gestion, à une évaluation objective de sa valeur tant du point de vue de l’obtention des avantages escomptés que des difficultés rencontrées et des effets indésirables produits, sans négliger son coût d’application.

Une telle démarche permettrait de changer les termes du débat actuel trop souvent réduit à des positions théoriques. Elle aurait encore l’avantage de mieux cerner sa définition et de préciser ses modalités d’application.

En somme nous proposons de considérer que le principe de précaution est pour le moment en phase expérimentale. Cette position devrait avoir comme conséquence logique la mise en attente d’une instrumentalisation judiciaire du principe de précaution. C’est seulement lorsque son applicabilité aura été acquise que sa valeur juridique normative pourra être déterminée et qu’il pourra être intégré dans l’arsenal juridique et en particulier dans la Constitution, ou dans des lois organiques, puisque celles-ci ne devraient contenir que des dispositions pérennes .

Dès maintenant un devoir d’anticipation

Considérer que le Pdp est encore en phase d’évaluation ne signifie pas pour autant que la motivation qui a inspiré l’émergence du Pdp est remise en cause.

Bien au contraire. Cet état d’esprit peut se résumer en un terme : l’anticipation la plus large possible des risques, ceux qui sont identifiés et ceux qui ne le sont pas encore pleinement. A l’égard de ces derniers doivent être mis sur pied des dispositifs de vigilance et de veille permettant le recueil continu et l’analyse d’indicateurs et de signaux d’alerte.

En conclusion

Il faut reconnaître au débat soulevé par le principe de précaution le mérite d’avoir fait prendre conscience de l’intensité de l’exigence contemporaine de sécurité. Les promesses de protection accrue que présente cette nouvelle approche sont telles qu’elles ont poussées à sa mise en pratique avant que ne soient pleinement précisés le cadre et les limites du Pdp et vérifiées les conditions permettant d’en assurer les bénéfices escomptés et d’en minorer les effets adverses. On ne peut se dispenser de cette phase d’évaluation avant d’institutionnaliser le principe de précaution.

Mais cette phase nécessaire d’évaluation ne doit pas faire obstacle à la prise en compte, dès maintenant, du devoir d’anticipation dont le principe de précaution n’est qu’une des expression.

Bull. Acad. Natle Méd., 2003, 187, n° 2, 443-449, séance du 11 février 2003