Rapport
Session of 24 mars 2009

09-08 Le recours aux donneurs vivants en transplantation d’organes

MOTS-CLÉS : bioéthique.. collecte de tissus et d’organes. donneur vivant. transplantation
Recourse to living organ donors
KEY-WORDS : bioethics.. living donors. tissue and organ harvesting. transplantation

Yves Chapuis

Résumé

Afin de réduire l’écart entre la demande croissante et le nombre d’organes disponibles, des donneurs vivants (DV) peuvent être utilisés pour les greffes de rein, de foie, exceptionnellement de poumon. Cette ressource est soumise en France à des dispositions législatives, figurant sous les articles L.1231-1 et 1231-3 de la Loi du 6 Août 2004. Des indications chiffrées, issues du rapport de l’Agence de la Biomédecine pour l’année 2OO7, comparent le nombre de patients en attente de greffe selon l’origine des greffons (personnes en état de mort encéphalique, DV) et le nombre de greffes réalisées. Une attention particulière est apportée à l’analyse des risques et des bénéfices en jeu pour le donneur vivant d’un côté et le receveur de l’autre. La situation apparaît très différente selon les organes. En matière de greffe rénale le risque de mortalité est de 0,03 %, celui de complications opératoires et post-opératoires est assez rare, l’avenir de la fonction du rein restant peu compromis. Le bénéfice pour le receveur est indéniable. Pour le foie au contraire, mis à part la lobectomie gauche destinée à un receveur enfant, l’hépatectomie droite seule capable d’apporter chez l’adulte une masse fonctionnelle suffisante est à l’origine d’une mortalité voisine de 0,5 % et d’une morbidité non négligeable. Indépendamment de ces risques, il est fait état d’enquêtes approfondies destinées à évaluer à distance les conséquences du don au plan psychologique, affectif, physique et socio-professionnel. Ceci conduit à mettre l’accent sur l’importance de l’information initiale, la nécessité d’une prise en charge psychologique, le rôle déterminant que les Comités d’experts jouent dans ce parcours. La délicate question d’un préjudice tardif chez le donneur est examinée et une solution proposée. Enfin sont abordées les questions du don croisé, du don altruiste, des dérives et du tourisme de transplantation.

Summary

Recourse to living donors is legal in France for kidney, liver and, in some circumstances, lung transplantation. In 2007 the French Biomedicines Agency published data on the number of patients awaiting transplantation and the number of transplants actually performed, according to the origin of the graft (living/cadaveric donor). The risks for both the living donor and the recipient seem to vary widely according to the organ. The risk of death for living kidney donors is 0.03 % ; peri- and post-operative complications are rare and renal function is barely affected. The benefits for the recipient are obvious. In contrast, with the exception of left liver lobectomy for a child recipient, right lobectomy — the only way of obtaining enough functional tissue — is fatal in 0.5 % of cases and carries significant morbidity. Surveys of the psychological, affective, physical and socio-professional consequences of live donation underline the importance of predonation information and psychological aftercare, and the decisive role of expert committees. The authors discuss the question of donor compensation, as well as the specific implications of crossed donation, altruistic donation, abuses and ‘‘ transplant tourism ’’.

INTRODUCTION

Au cours des vingt-cinq dernières années, la transplantation d’organes s’est fortement développée en Europe et dans le reste du monde. Ce développement s’est accompagné d’un écart croissant entre le nombre des indications et celui des organes disponibles en dépit des mesures préconisées pour réduire cet écart [1, 2]. Le recours a un donneur vivant constitue pour des organes tels le rein, le foie, voire le poumon, une ressource susceptible de le limiter. Si la recherche d’une meilleure adéquation entre le besoin et l’offre d’organes est un impératif indiscutable, le recours aux donneurs vivants impose une réflexion éthique approfondie.

Cette réflexion paraît d’autant plus opportune que le don d’organes et les questions qu’il suscite (anonymat, gratuité, cercle des donneurs, consentement, etc.) s’inscrivent dans le titre III de la loi de bioéthique dont la révision est prévue en 2010. Elle doit être guidée par les repères fondamentaux que sont :

la question de la bienfaisance (le don est-il bénéfique au receveur), celle de la non malfaisance (quel risque fait-on courir au donneur), celle de l’autonomie (donneur et receveur sont-ils libres), celle de l’équité, avec la délicate question de la gratuité du don, de la réparation d’un éventuel préjudice à court et à long terme, enfin celle des dérives possibles (commercialisation des organes et de certains éléments du corps humain).

 

Quelques repères

Le rapport d’activité de l’Agence de la Biomédecine pour l’année 2007 [3] permet de prendre la mesure de l’enjeu dans notre pays.

En 2007, 12 787 patients étaient en attente d’une greffe d’organes (rein, foie, cœur, cœur-poumon, poumon, pancréas, intestin) ; 4 666 d’entre eux ont pu être greffés à partir de 1 601 personnes en état de mort encéphalique (PEME), soit 36,4 % des patients. Parmi les donneurs potentiels recensés, 10,5 % ne pouvaient être prélevés en raison de contre-indications médicales, 28 % faisaient l’objet d’un refus de prélèvement. Ce taux de prélèvement, en progression régulière, mais encore insuffisant, place pourtant la France en deuxième position dans le monde (24,7 pmh), derrière l’Espagne (33,8 pmh) et devant les USA (22,6 pmh).

Cette pénurie n’a pas les mêmes conséquences selon les organes. S’agissant du rein , sur 6 181 patients en liste d’attente, 2 911 ont pu être greffés ; 50 %, soit environ 3 000 d’entre eux, sont donc restés en dialyse. La part prise par la greffe d’un rein provenant d’un donneur vivant était de 8 % (235 patients), en progression par rapport à 1998 (4,4 %), mais en légère diminution par rapport à 2006 (9 %). Cette proportion reste faible si on la compare à celle des USA où elle atteint 40 %, mais elle est proche de celle d’autres pays européens, à l’exception de la Suisse et des pays du Nord de l’Europe (Norvège, Suède, Danemark, Pays-Bas).

Pour le foie , l’écart entre besoin et offre est moins accentué, mais les situations individuelles revêtent, en l’absence de « foie artificiel », une particulière acuité.

Ainsi, en 2007 parmi 1 887 patients (adultes et enfants) en liste d’attente, 1 061 ont pu être greffés. Dix huit, soit 1,7 % des greffes l’étaient à partir de donneurs vivants : 9 greffes chez l’enfant et 9 chez l’adulte (en 2006 : 36 greffes soit 3,5 %). Sur le plan européen, la France se situe derrière l’Allemagne (12,5 %) et la Belgique (10 %), mais au même niveau que les USA.

La greffe pulmonaire , dernière éventualité de recours possible au donneur vivant, est si exceptionnelle que nous ne ferons qu’évoquer sa possibilité.

L’encadrement réglementaire du don d’organes à partir de donneurs vivants.

Le prélèvement d’organes sur une personne vivante est soumis en France, outre les règles qui s’appliquent à la greffe de tissus et d’organes, aux dispositions prévues par les articles L.1231-1 et L.1231-3 de la Loi de Bioéthique du 6 Août 2004 [4]. Elle est le résultat d’un long travail législatif (1976, 1994, 1999 enfin 2004) qui a cherché à concilier le principe de l’inviolabilité du corps humain et l’exception médicale, en somme une confron- tation du droit et du besoin thérapeutique [5]. Remarquons ici que si le principe de gratuité du don est affirmé, celui de l’anonymat disparaît.

Les points forts de la loi sont les suivants :

Don possible à l’intérieur d’un cercle familial élargi (c’est-à-dire père, mère, grands-parents, enfants, frère-sœur, oncle, tante, cousins germains, conjoint d’un des parents, personne justifiant de plus de deux ans de vie commune).

Au terme d’une relation avec l’équipe médico-chirurgicale en charge du receveur et de l’option prise du recours à un vivant apparenté à la suite de la décision du donneur, entretien du donneur avec un comité d’experts de cinq membres, trois médecins, un psychologue qualifié, une personnalité qualifiée, la désignation des experts étant adaptée lorsque le don concerne un mineur.

Ce Comité a pour mission d’évaluer la personnalité du donneur, ses motivations, de s’assurer de la qualité de l’information qui lui a été apportée, et s’il le juge nécessaire, de prendre connaissance des informations d’ordre médical relatives à la greffe.

Expression du consentement devant le Président du Tribunal de grande instance du lieu de domicile.

 

Avis définitif du Comité d’experts sous forme d’un accord ou d’un refus qui n’a pas à être motivé. Toutefois si les donneurs sont le père ou la mère, l’autorisation du comité n’est pas requise, sauf si le magistrat chargé de recueillir le consentement l’estime nécessaire.

Il faut souligner que cet encadrement réglementaire surveillé par une autorité nationale, l’Agence de la Biomédecine, placée sous le contrôle du Ministère de la Santé, donne à la France un dispositif exemplaire dans le contexte international.

Analyse des risques et des bénéfices de la greffe à partir de donneurs vivants.

Le recours à un donneur vivant, c’est-à-dire à un acte agressif délibéré sur un sujet en bonne santé, notion qui contrevient à la règle médicale du « primum non nocere », n’est justifié que si le risque opératoire, les éventuelles séquelles physiques et/ou psychologiques pour le donneur sont acceptables, et si le bénéfice pour le receveur est réel.

Ces risques sont très différents selon les organes greffés.

En matière de greffe rénale, les risques et inconvénients pour le donneur, ont fait l’objet en France de plusieurs publications [6, 7], informations auxquelles se sont ajoutées les données rapportées par les personnalités entendues par le groupe de travail.

La mortalité est estimée à 0,03 %, presque toujours en relation avec une hémorragie due à un lâchage des ligatures sur le pédicule vasculaire rénal.

 

Les complications liées au prélèvement qui ressortent d’une enquête récente de l’Agence de la Biomédecine [8] (267 donneurs avec pour bénéficiaires 16 enfants et 251 adultes ; greffes réalisées par trente équipes sur une période allant du 01/05/04 au 31/09/05) sont les suivantes : absence de mortalité ;

complication per-opératoire observée chez 4,3 % des donneurs principalement sous forme d’hémorragie nécessitant trois fois une transfusion et une fois une splénectomie. Quatre vingt-sept, soit 34 % des donneurs ont présenté au moins une complication post-opératoire. La gravité de ces complications était modérée chez 29 % des donneurs (surtout des douleurs pariétales), sérieuses chez 10 % (infections urinaires, de paroi ou autre, hémorragie temporaire, phlébites et complications pleuro-pulmonaires) sévères, chez 3 % (une embolie pulmonaire, et 4 réinterventions d’hémostase). La fréquence des complications pariétales immédiates ou à distance montre l’intérêt de la voie vidéoendoscopique, qui en revanche a ses risques propres et sollicite des opérateurs entraînés.

À long terme (dix à vingt ans), indépendamment d’une hypertrophie rénale compensatrice observée chez 10 à 20 % des donneurs, — une albuminurie isolée, — chez les donneurs de plus de 50 ans, une fréquence d’hypertension artérielle sensiblement plus élevée que dans la population générale, la durée moyenne de vie est comparable à la population témoin [6, 7]. Le risque majeur est la perte accidentelle du rein ou la survenue d’une tumeur sur le rein restant.

Dans ce cas une exérèse partielle reste possible [9].

La qualité de vie du donneur après le don a fait l’objet d’enquêtes, aussi bien en France qu’à l’étranger, dont les résultats restent parcellaires Cependant une étude américaine a montré que 97 % parmi cent donneurs s’estimaient en bonne santé sur le plan physique, psychique et social dix ans après le don.

Avec le recul, 87 % déclaraient ne pas regretter cet acte que la greffe ait échoué ou réussi.

Il convient cependant de ne pas méconnaître les répercussions surtout psychologiques que d’autres enquêtes font ressortir et qui rendent nécessaire, à l’instar des évaluations récentes conduites en matière de greffe de foie, une attention particulière à cet aspect du don. Le suivi à long terme est donc préconisé en sachant que chez certains sujets qui se voient « entrer dans la maladie » les effets peuvent être négatifs. La création d’un registre des donneurs a donc été recommandée [4], en France l’Agence de la Biomédecine l’a mis en application dès 2004.

Concernant le receveur un échec de la greffe est noté chez 2,3 % d’entre eux.

Ce risque est particulièrement sensible chez les sujets hyperimmunisés, qu’il est cependant possible de préparer à la greffe. La survie à court, moyen et long terme est meilleure qu’avec un rein d’origine cadavérique. Ainsi à dix ans elle est de 77 % contre 63 % [8]. A cinq ans elle est de 87,9 % et même de 100 % en cas de germains identiques (quatre antigènes HLA et deux antigènes DR en commun) contre 79,7 % pour les reins en provenance d’une personne en état de mort encéphalique (PEME) [7].

Si la fin des contraintes de la dialyse tri-hebdomadaire avec ses risques de constitution à la longue d’altérations tissulaires notamment artérielles est déjà un avantage, l’effet favorable d’une ischémie écourtée (en moyenne de deux à six heures contre une durée moyenne de vingt à vingt-quatre heures pour les reins d’origine cadavérique), une compatibilité tissulaire mieux adaptée sont de précieux avantages. Sinon chez les receveurs hyperimmunisés la connaissance des partenaires permet aujourd’hui soit par recours à l’administration d’immunogloguline spécifique, soit par extraction d’anticorps anti A, B ou O d’obtenir de meilleures conditions d’acceptation du greffon.

Ajoutons deux autres avantages : pour le receveur, l’obtention d’un greffon provenant d’un sujet dont les fonctions rénales ont été explorées, pour les équipes de transplantation la possibilité de programmation des actes opératoires couplés avec le concours des chirurgiens les mieux entraînés.

Le don d’une partie du foie , se présente sous un aspect différent [11].

L’hépatectomie partielle, quelle que soit son étendue, est un geste complexe.

Au minimum, il s’agit de l’ablation du lobe gauche (segments II et III) soit 200 à 300 g de parenchyme, prélevé avec l’artère hépatique gauche, la branche gauche de la veine porte, la veine sus hépatique gauche. L’opération est conduite par laparotomie ou comme cela a été récemment réalisé par vidéoendoscopie. Le bénéficiaire est généralement un enfant.

Lorsque le receveur est un adulte, la masse de parenchyme nécessaire est plus importante. Il faut recourir à une hépatectomie droite , (segment IV, V, VI,

VII) en trouvant entre la masse enlevée nécessaire au receveur et le foie restant du donneur un juste équilibre qui repose sur des explorations pré- opératoires biologiques et radiologiques approfondies. On admet que la masse hépatique laissée en place chez le donneur doit correspondre à 30 % de la masse totale avec bien entendu préservation de son drainage veineux. Il peut être compromis lorsque la veine sus-hépatique médiane participe au drainage du foie prélevé. Le défaut de drainage du foie restant peut alors entraîner une insuffisance hépatique transitoire.

Chez le donneur, la régénération du foie, débute rapidement dès le dixième jour pour reconstituer progressivement près de 90 % de la masse hépatique initiale, la récupération fonctionnelle étant plus lente. A noter que l’organisation cellulaire du foie régénéré ne comporte pas les structures vasculo-biliaires et la voie biliaire est dépourvue du réservoir vésiculaire.

Cet aperçu d’ordre technique est nécessaire à la perception du risque encouru par le donneur en terme de mortalité et de morbidité et de sa variabilité selon le type d’hépatectomie, lobectomie gauche ou hépatectomie droite.

Après hépatectomie droite, la mortalité selon les Centres va de 0,2 à 2 % avec pour cause principale l’insuffisance hépatique post-opératoire. La Conférence de Vancouver (septembre 2005), la chiffre à 0,5 % après hépatectomie droite et 0,1 % après lobectomie gauche. Aux USA ce risque est évalué entre 0,3 et 1 %.

En Europe il est de 0,5 %, proportion ne tenant pas compte de deux suicides.

En France où depuis 1993 à ce jour près de 460 greffes à partir de donneurs vivants ont été réalisées on compte deux décès, l’un en octobre 2000, l’autre en juillet 2007 (0,43 %).

D’après la littérature la fréquence des complications est comprise entre 20 et 40 %. Dans l’immédiat, outre le besoin de transfusion (2 %), on déplore des fuites biliaires (6 %), des infections locales ou pleuro-pulmonaires (6 %) et surtout une insuffisance hépatique transitoire liée à l’inadaptation du foie restant. Secondairement, indépendamment des complications pariétales (douleurs, éventration) des lésions peropératoires de la voie biliaire suivies de réparation peuvent conduire à des fistules biliaires, des sténoses, source de réintervention. Pour une lobectomie gauche la morbidité est de 10 % Le suivi entrepris par l’Agence de la Biomédecine à partir de mai 2004, sur une période de dix-sept mois, concernant 72 donneurs, 19 bénéficiaires étant des enfants, 53 des adultes fait apparaître un taux de complications, toute gravité confondue de 51,5 %. Ces complications classées en quatre grades selon une norme internationale sont jugées sévères dans 15 % des cas, source de réintervention, d’hospitalisation prolongée avec toutes les conséquences que cela comporte selon le statut social.

Ces risques sont à mettre en balance avec les résultats obtenus chez le receveur .

Chez l’enfant, où le donneur est essentiellement le père ou la mère, éventuellement un grand parent, le bénéfice est certain puisque le taux de survie à cinq ans et dix ans est supérieur à 80 %, meilleur que celui obtenu à partir d’un foie total provenant d’une personne en état de mort encéphalique (PEME), ou d’un transplant obtenu par bipartition. En revanche chez l’adulte le transplant, pour assumer d’emblée les fonctions hépatiques vitales, doit respecter un rapport volume-masse corporelle au moins égal à 0,8 %, et bénéficier d’un excellent drainage veineux sus-hépatique pour ne pas être le siège d’un engorgement lié à un hyperdébit de sang portal aboutissant au syndrome dit « small for size ».

Les complications post-opératoires, à type de fuite biliaire notamment, sont plus fréquentes et surtout les taux de survie à cinq ans moins satisfaisants qu’après bipartition ou foie total provenant d’une PEME.

2.3. La greffe pulmonaire fait exceptionnellement appel à un donneur vivant.

Les bénéficiaires sont en majorité des enfants ou des adultes jeunes atteints de fibrose pulmonaire ou de mucoviscidose. Cette greffe nécessite deux lobes pulmonaires avec pour corollaire le recours à deux donneurs. Le petit nombre de cas en France, sept, n’autorise pas de conclusion en terme de durée de survie chez le receveur.

 

Aspects éthiques psychologiques et sociaux

Quel que soit l’organe, les risques physiques encourus par le donneur, et les résultats observés sur la survie du receveur ne peuvent être, en la matière, les seuls repères intervenant dans la revue critique des résultats du recours au donneur vivant. D’un point de vue éthique le principe de non-malfaisance est contraire au recours au don du vivant. A l’opposé on peut avancer que sauver une vie par un don d’un élément du corps est un acte d’une grande portée morale. Un tel débat n’est pas l’objet de ce rapport qui a pour but de prendre en compte la réalité de cette pratique dans notre pays.

S’agissant du rein , le recours au donneur vivant tel qu’il ressort de l’analyse bénéfice-risque apparaît comme une voie que plusieurs Centres spécialisés ont développé (en France elle concerne 50 % d’entre eux), 5 équipes réalisant 55 % des greffes de ce type [7]. Toutefois, pour plusieurs transplanteurs cette voie devrait rester exceptionnelle afin de ne pas apparaître comme une solution susceptible de freiner les prélèvements sur cadavre, mises à part les situations où le bénéficiaire est un enfant.

Pour la greffe de foie on voit s’exprimer en France une certaine réticence [13-15]. Le fait marquant vient d’enquêtes approfondies, sur une période prolongée, chez les donneurs de foie afin de rechercher les séquelles physiques, psychologiques, socio-professionnelles, familiales liées au don. Ces travaux ont mis en relief la complexité du don tel qu’il peut être vécu par les protagonistes [16-18].

En effet, quel que soit l’organe, tout peut être simple : tenter de sauver la vie d’un proche avec une telle détermination que des témoignages rapportés par des transplanteurs font ressortir une acceptation de risque de mort à la suite du prélèvement, trouver là l’occasion de réparer une injustice, en faire une obligation morale, la source d’une valorisation de soi, répondre à un élan naturel qui s’apparente au patriotisme,accentuer par là l’intensité de la relation avec le receveur, tels sont les sentiments qui s’expriment chez de nombreux donneurs, aussi bien au moment de la décision que longtemps après.

En revanche le tableau peut être très différent. Cela ressort en particulier des deux études sus citées [16, 17] l’une conduite auprès de vingt donneurs ou donneuses de foie avec un recul moyen de deux ans, l’autre auprès de 46 d’entre eux au moment du bilan jusqu’à sept ans après le don.

Reproche d’une information initiale incomplète, sentiment de n’avoir pas fait l’objet d’une attention suffisante contrairement à l’attitude affichée auprès du receveur par les professionnels, souffrance physique découverte et mal assumée voire amplifiée, bascule, à la faveur d’un choix délibéré et mal mesuré, dans un état pathologique dont le témoin est l’hospitalisation et les examens qui l’accompagnent, changement relationnel avec l’entourage, éloi- gnement affectif voire conflit avec le receveur sont parmi des découvertes insoupçonnées. On voit ainsi le psychologue « constater chez certains (es), le passage de la logique de l’évidence, de la profession de foi dans le discours médical à la maladie du don, à ses effets secondaires, à l’expression du désaveu, aux déceptions familiales et à cette question, comment faire en sorte que le consentement soit libre et éclairé ? » [17].

Une même disparité dans les réactions se retrouve chez les receveurs adultes (les seuls consultés) entre reconnaissance et satisfaction chez la plupart, amertume, déception, indifférence chez quelques uns.

L’atmosphère est totalement différente dans les familles où l’enfant a été l’objet d’un don maternel ou paternel, bien que les pédo-psychiatres mettent en relief quelques situations tendues et conflictuelles liées à l’acceptation difficile du passage de l’état de la maladie initiale à une autre forme de maladie.

Parmi les questions soulevées par une des études [16], la marge de liberté de choix des protagonistes, donneurs, receveurs, professionnels est évoquée et dans certains cas considérée comme problématique en raison des multiples interférences culturelles, familiales, éducatives qui cernent les acteurs. De surcroît, des pressions matérielles, financières, sont quelquefois retrouvées ou avouées. On voit ainsi apparaître la possible ambiguïté du don dont les dimensions peuvent varier d’un simple échange de reconnaissance au commerce dont la réalité s’affirme dans certains pays.

Une autre difficulté est soulevée par les donneurs vivants non résidents (17 % en Ile-de-France) qui ne bénéficient d’aucune prise en charge et qui de surcroît peuvent venir de pays dépourvus de moyens spécifiques de suivi.

Tout ceci met en relief l’importance que revêt avant la décision finale du donneur l’intervention d’un tiers qui, indépendant de l’équipe de transplantation en charge de l’indication et des actes techniques, des personnes concernés donneur et receveur, réalise une étude approfondie de tous les facteurs en jeu afin de juger de la liberté du choix, de la capacité à l’assumer aussi bien en terme de souffrance physique que morale, sociale, professionnelle dans l’immédiat et secondairement. C’est pourquoi la loi française a prévu l’intervention d’un Comité d’experts dont l’avis est déterminant.

Les Comités d’experts dits encore Comités donneurs vivants

Leur intervention est naturellement précédée d’une information sur la possibilité du don. Sa tonalité a été parfaitement analysée [6, 19] et traduite par deux acteurs de la greffe [20]. L’essentiel pour les médecins est de recourir à une information prudente, ne dissimulant pas une possibilité thérapeutique en évitant toute incitation forte ou à l’opposé en gardant le silence.

Neuf Comités ont été mis en place : huit en France métropolitaine, un pour l’Outre-mer. Le fonctionnement des Comités comporte les étapes suivantes :

— Une première étape à caractère essentiellement médical : prise de connaissance du dossier donneur-receveur (indication, caractère exhaustif des explorations pré-opératoires, etc.) vérification que l’état de santé du donneur et de l’organe concerné est bien compatible avec le don. — Une seconde étape s’assure en particulier de la solidité, du désintéressement de la motivation, de la qualité de l’information préalable, de son degré de perception, de la capacité personnelle à affronter les étapes du prélèvement et de la greffe, du contexte social et familial, enfin de la gratuité du don. On voit que le rôle d’évaluation médicale que le législateur assignait à l’origine aux Comités dépasse largement ce cadre pour combler le vide qui s’instaurerait sinon avant l’intervention du juge dont la mission est de s’assurer que le consentement est libre et éclairé.

En 2007 les Comités ont auditionné 285 donneurs (rein 266, foie 19), 281 autorisations ont été délivrées.

Sans doute après la phase souvent lourde des explorations préalables, l’entretien est-il pour le donneur une contrainte supplémentaire, un allongement des délais entre l’heure d’acceptation initiale et la transplantation, un sujet d’irritation pour les équipes de transplantation ayant à fournir un dossier documenté.

C’est cependant un préalable indispensable pour s’assurer que l’étape initiale à la charge de l’équipe de transplantation a été complète et parfaitement claire, sans conditionnement subreptice, que des tiers en relation avec l’équipe responsable (personne compétente en éthique, psychologue) sont bien intervenus, qu’aucun aspect concernant les conséquences familiales, financiè- res, sociales pour le donneur n’a été négligé, y compris les questions patrimoniales, la qualité de la couverture sociale complémentaire indépendamment des informations relatives au risque physique. À cet égard il faut souligner la qualité des documents écrits remis aux donneurs par l’Agence de la Biomédecine selon le type de don dans lesquels aucune des questions n’est négligée [12]. Parmi les situations à considérer figurent celles de donneurs étrangers en faveur de proches vivants sur notre territoire, et pour lesquels aucune garantie de surveillance médicale adaptée n’apparaît dans leur pays de retour.

Comme le souligne un membre de Comité Donneurs Vivants [20], la procédure est lourde, délicate, et surtout sa chronologie est sujette à question puisque le Comité se situe, avant la rencontre du juge, puis émet quel que soit le résultat de cette rencontre, un avis définitif. « Qui alors doit informer le donneur, par quel moyen, dans quel contexte ? Comment communiquer un avis défavorable à l’équipe de greffe si le refus n’est pas motivé au risque de créer une incommunicabilité préjudiciable au fonctionnement même des Comités ? ».

Faut-il dans le cadre des évènements introduire plus tôt cet avis afin d’éviter à tous les acteurs un si long cheminement ?

 

Prise en charge financière du donneur, indemnisation des préjudices.

La loi de bioéthique d’août 2004 dans son article L.1211-4 précise les caractéristiques de la prise en charge que l’on peut résumer de la manière suivante : L’établissement de santé chargé d’effectuer le prélèvement prend en charge l’ensemble des dépenses liées au don dans le cadre d’un prélèvement sur un donneur vivant. Cette prise en charge couvre tous les examens médicaux, les analyses visant à assurer la sécurité du donneur et du receveur, les frais de déplacement et d’hébergement. Une indemnité pour perte de rémunération est également prévue. Ces frais sont pris en charge que la greffe ait lieu ou non, et même si le donneur n’est pas retenu pour le don.

Dans l’éventualité où le donneur n’est pas en état de reprendre son travail à la sortie de l’hôpital, il est placé en arrêt maladie. A ce titre il est soumis au régime normal de prise en charge de la Sécurité sociale.

En réalité, la relation entre les Etablissements et les Caisses d’assurance maladie est compliquée par la règle de l’anonymat qui intervient entre ces deux entités administratives, source de retard et de difficulté de gestion. D’autre part la perte de rémunération est indemnisée dans la limite d’un plafond et les délais de remboursement sont parfois très longs. Surtout il peut arriver que dans la suite de la prise en charge initiale apparaissent ou se confirment des préjudices physiques ou psychologiques à l’origine de difficultés professionnelles.

Dans ces cas d’ailleurs rares, on peut suggérer que par un amendement à la Loi de Bioéthique les préjudices soient pris en charge par la solidarité nationale, dans le cadre de l’ONIAM.

Enfin il conviendrait que l’altération de l’intégrité corporelle liée au don n’interdise pas au donneur l’accès ou la couverture assurantielle à laquelle il peut vouloir recourir.

Les questions en suspens : extension des possibilités de don, don croisé, don altruiste, dérives.

L’élargissement de la possibilité du don à l’ensemble de la famille génétique, ou encore à des proches sans lien génétique pourrait-il être envisagée ? A l’inverse ne faut-il pas écarter le recours à des enfants ou à de jeunes adultes en faveur des parents ? Telles sont les questions vers lesquelles engage cette réflexion, sans perdre de vue que toute démarche en faveur du don de vivant est de nature à affaiblir le don post-mortem.

Face au manque d’organe et à l’avantage que présente un appariement optimum donneur-receveur, le don croisé entre deux couples donneurreceveur A et B, où le donneur A donne au receveur B et inversement, a été envisagé, ce qui signifie une sortie du cadre familial tel que le définit la Loi actuelle. En revanche, la perspective d’un meilleur appariement donneurreceveur est à prendre en compte. Cette opportunité doit faire l’objet d’une réflexion spécifique et ne peut-être a priori écartée.

Le don altruiste, qu’il concerne la greffe de rein, de foie ou de poumon, interdit en France par le Code Civil, n’est accepté que dans quelques pays où sa pratique est encadrée (USA, Canada, Grande-Bretagne). Quand on mesure les difficultés à surmonter par le don intra-familial, on redoute le risque de dérives auquel le don altruiste pourrait conduire, une telle perspective ne peut être retenue par l’Académie nationale de médecine, même si cette éventualité est conforme au principe de solidarité.

Le trafic d’organes et le tourisme de transplantation sont une réalité. En

France, dès 2002 le Groupe de Réflexions Ethiques sur les Transplantations d’Organes (GRET) [24] s’en était préoccupé. Les organismes internationaux ONU, OMS, UNICEF se sont à leur tour impliqués.

Le protocole additionnel à la Convention sur les Droits de l’Homme crée un dispositif juridique qui met les pays Européens signataires de cette Convention à l’abri de telles dérives. Le Parlement Européen a adopté en mars 2008 un rapport destiné à prévenir le trafic d’organes et le « tourisme de transplantation ». Parmi les mesures préconisées figurent l’harmonisation des pratiques, l’accentuation des contrôles, la demande aux Etats Membres « de prendre les mesures nécessaires pour empêcher les Compagnies d’Assurances de rembourser les frais résultant d’une transplantation illicite d’organe faite sur un territoire étranger ». Cette recommandation, sans implication pour notre pays en raison de son régime de Sécurité Sociale, est à distinguer de l’obligation de prendre en charge les complications survenant au retour des intéressés sur le sol national.

Dans cette voie il apparaît nécessaire de mettre en garde les spécialistes pour qu’ils refusent d’apporter leur concours scientifique, médical, technique, dans des pays dépourvus des règles destinées à préserver les droits de l’homme et à interdire le commerce d’organes.

RECOMMANDATIONS — La possibilité de recours à un donneur vivant ne doit en aucun cas faire perdre de vue que la priorité est d’améliorer la fréquence des dons post-mortem. Il convient par conséquent de tout mettre en œuvre pour réduire la proportion de refus de prélèvement chez les personnes en état de mort encéphalique, en réexaminant notamment les modalités d’expression du refus.

— Le maintien d’un Comité d’experts (ou Comité donneur vivant) est une mesure essentielle avant l’intervention du magistrat. L’intervention en leur sein ou à tout autre moment de la procédure, de médecins qualifiés en relation avec l’équipe de transplantation doit être réaffirmée. Il appartient à l’Agence de la Biomédecine de concert avec les acteurs, forts de leur expérience, de mettre en place les améliorations qui faciliteront le fonctionnement et l’allègement de la procédure.

— Au niveau des Equipes de transplantation la présence de psychologues spécialisés susceptibles d’apporter leur éclairage et leur aide à la décision finale, tout en soutenant et valorisant, avant et après le don, la personnalité du donneur est indispensable.

— Dans le registre de suivi des donneurs mis en place par l’Agence de la Biomédecine doivent trouver place, indépendamment de l’inventaire des complications, des enquêtes d’ordre psychologique et social intéressant donneur et receveur.

— Lorsqu’au delà de la période de prise en charge telle que la prévoit le régime d’Assurance maladie, le donneur est victime d’un préjudice durable il convient de proposer au législateur un amendement à la Loi de Bioéthique afin de faire bénéficier ce donneur de l’ONIAM en raison de sa participation à un acte de soin. D’autre part les obstacles qui s’opposent à la totale neutralité financière pour le donneur en période initiale de don doivent être levés.

— L’Académie nationale de médecine exprime le souhait que les règles qui président au recours aux donneurs vivants, en premier lieu le respect des principes éthiques fondamentaux, s’imposent à tous les Centres de Transplantation dans le monde. Elle soutient ainsi les Organismes Européens et Internationaux qui luttent contre toute dérive.

PERSONNALITÉS AUDITIONNÉES

M. Bernard Loty, (Agence de la Biomédecine), Pr. Michel Broyer (Comité d’experts pour l’Ile-de-France) Pr. Christophe Legendre (Néphrologue) Pr. Marc-Olivier Bitker (Urologue, transplantation rénale), Pr. Jacques Belghiti, Pr. Denis Castaing, Pr. Olivier Soubrane (Transplantation hépatique), Pr. Marc Riquet (Transplantation pulmonaire), Mme Valérie Gateau (Sociologue), Mme Mathilde Zelany (Psychologue), Mr le Sénateur Claude Huriet.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES [1]

Bull. Acad. Natle Méd ., 2004, 188 , no 5, p. 851.

[2]

Bull. Acad. Natle Méd. , 2007, 191 ,no 3, 633-638.

[3] Rapports d’activité de l’Agence de la Biomédecine, 2005 et 2006.

[4] Loi no 2004-800 du 6 août 2004.

[5] CARVAIS R. — e-mémoires de l’Académie Nationale de Chirurgie, 2005, 4 (1), 23-28.

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[7] BITKER M.O. et coll . — e-mémoires de l’Académie Nationale de Chirurgie 2005, 4 (1), 14-18.

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[15] Journée de réflexion sur le don du vivant en greffe hépatique adulte. Décembre 2007.

[16] Agence de la Biomédecine.

[17] GATEAU V. — Éthique des transplantations hépatiques avec donneurs vivants.

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[19] ZELANY M. — Donner de soi. Esprit, janvier 2008.

[20] STORA J.B. — Vivre avec une greffe. Odile Jacob Ed. 2005.

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[22] BAUDELOT C. et O. — Une promenade de santé. Stock Ed. 2008.

[23] RIONDET J. — Expérience des Comités donneurs vivants (voir 14).

[24] CASAGRANDE A. et DÉLIOT C. — Questions éthiques autour du donneur vivant. Pariente Ed.

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[25] PELLERIN D. — e-mémoires de l’Académie Nationale de Chirurgie, 2005, 4 (1) : 19-22.

[26] MARCELLI A. — 2002 GRET, Recueil des publications T. II.

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L’Académie saisie dans sa séance du 24 mars 2009 a adopté le texte de ce rapport moins trois abstentions.

 

<p>* Membre de l’Académie nationale de médecine ** Constitué de : Mmes Adolphe, Marcelli, MM. Cabrol, Chapuis (Rapporteur), Dubousset, Hureau, Launois, Le Gall, Logeais, Mantz, Sraer.</p>

Bull. Acad. Natle Méd., 2009, 193, no 3, 751-764, séance du 24 mars 2009