Publié le 20 mars 2001
Éloge

Marc GENTILINI

Éloge de Lucien Brumpt (1910-1999)

Marc GENTILINI

C’était un bel après-midi d’automne, comme on peut en voir à Berthenonville 1. Je revenais d’un long séjour en Afrique, la tête pleine d’images de pathologie parasitaire et tropicale, désireux de m’inscrire au Certificat d’Études Spéciales de Parasitologie qui venait d’être créé.

J’avais peu fréquenté la faculté, connaissais mal les locaux, encore moins le corps professoral parisien. La secrétaire me demanda ce que je faisais dans la vie ; je répondis que j’étais interne des hôpitaux ; elle se dirigea vers un homme aux cheveux blancs, élégant, à l’allure très britannique, qui siégeait au fond d’une suite de deux ou trois bureaux en grand désordre, c’était le professeur Henri Galliard que d’aucuns parmi vous, mes chers confrères, ont connu. Surpris de mon intérêt pour la parasitologie, compte tenu de mes antécédents, il m’interrogea longuement et, après m’avoir fait confirmer que j’étais bien interne des hôpitaux de Paris, m’engagea sur-le-champ comme assistant, en place d’Yves Golvan parti effectuer une longue et délicate mission en Iran sur la peste et les mérions.

Le professeur Henri Galliard, assez satisfait de ce recrutement inhabituel, me dit « il faudra que je vous présente à Lucien ». En 1959, je ne savais pas, Madame, à ma 1. Propriété familiale de Monsieur et Madame Brumpt.

grande honte je l’avoue, qui était Lucien. Sortant de la faculté, quelque peu grisé par ce succès facile, je m’interrogeai sur ce personnage mythique.

Quinze jours plus tard, je fus convié à nouveau à la faculté par le professeur Galliard qui me présenta au professeur Lucien Charles Brumpt. Je découvris un homme d’une extraordinaire courtoisie, qui pendant une heure et demie me narra les souvenirs lumineux d’Hanoï, de Pondichéry, les voyages avec son père, le professeur Émile Brumpt, en Colombie notamment, juste avant la déclaration de guerre en 1939. Séduit par l’expérience de mon nouveau patron, son verbe, et la qualité de ses souvenirs où se mêlaient images exotiques et expériences parasitaires des plus audacieuses, je trouvai dans cette rencontre providentielle les arguments confortant mon choix que des collègues goguenards en salle de garde ne comprenaient guère, ne voyant dans cette discipline, la parasitologie, que les petites bêtes et non les grands enjeux !

Madame, ce n’était pas à moi, qui ne fus pas le plus proche de ses élèves, de prendre la parole aujourd’hui, mais au docteur Jean-Claude Petithory, qui l’a accompagné jusqu’au terme du voyage et qui aurait été heureux de remplir cette dernière mission ; c’est à lui que vous pensiez lorsque vous fûtes interrogée. Le règlement de l’Académie, malheureusement, ne le permet pas ; il s’en serait cependant mieux acquitté que moi car il a vécu en intimité avec l’enseignant, le consultant et le pédagogue que fut le professeur Lucien Charles Brumpt. Pour l’aide qu’il m’a apportée, je le remercie devant vous et devant nos confrères.

Lucien Brumpt est né le 16 janvier 1910 à Paris, inondé sous les pluies diluviennes, qui marquèrent dans la capitale cette tragique année.

Il fit ses études au lycée Louis le Grand. L’un de ses camarades, Bernard Chenot, devint plus tard ministre de la santé. Enfants, Lucien Brumpt et Bernard Chenot allaient contempler les vaches montées sous les combles de l’École de Médecine, sur ordre d’Émile Brumpt, titulaire de la chaire ; ces malheureux bovidés couverts d’ixodes dont le sang recelait des piroplasmes et des anaplasmes, contribuaient au projet un peu fou mais généreux de vacciner des milliers de bovins en vue d’améliorer le cheptel des régions tropicales ; internationales vaccinations animales, toujours d’actualité ! Gabriel Gaudebert, un autre condisciple de Louis Le Grand, âgé aujourd’hui de 94 ans, m’écrit : « Lucien Brumpt était pour moi un frère et mon dernier camarade de Louis le Grand où nous nous étions connus en 1927. Sa famille était un peu la mienne, et réciproquement ; parrain de ma dernière fille, il était venu pour le baptême le 6 juin 1944, jour du débarquement des alliés, de Paris à Reims à bicyclette ! » Vous êtes là Madame Cavelier-Gaudebert, avec votre mari, avocat et professeur à Bogota, pour témoigner de l’affection qu’avaient pour Lucien Brumpt tous ceux qui l’ont connu.

En 1922, il avait alors 12 ans, survint dans sa vie un événement décisif pour l’éveil de sa vocation : le congrès portugais de médecine tropicale de Saint-Paul de Loanda, en Angola. Ses parents l’y emmenèrent et prolongèrent le voyage, ce qui n’était pas rien à l’époque, jusqu’au Mozambique et au Transvaal. Il découvrit lors de ce congrès Eugène Jamot, l’homme de la lutte contre la trypanosomiase africaine et de la médecine itinérante allant au-devant des malades. Monsieur Tanon, qui évoque quelques souvenirs au moins à notre Président 2, est aussi du voyage. Était prévue une descente dans les mines de Johannesburg où sévissaient la pneumoconiose et l’ankylostomose. Lucien Brumpt, enfant, fut frappé par le comportement impavide de Monsieur Tanon dévalant 1 000 mètres en quelques secondes, tandis que s’évanouissaient les passagers, fumant imperturbablement son cigare, ne vous en déplaise, Monsieur le Vice-Président 3. Il rapporta de ce voyage d’extraordinaires souvenirs d’enfant et une expérience que peu de ses camarades au lycée pouvaient partager.

Par vocation, mais aussi par atavisme, Lucien Brumpt décida d’entreprendre des études de médecine.

S’il avait dans sa famille un exemple d’homme de laboratoire en la personne omniprésente et prestigieuse de son père, moins serein que le fils, il avait aussi, rappelle-t-il, un brillant exemple de clinicien en la personne de son grand-père maternel, Lucien Galliard. Celui-ci, jeune médecin des hôpitaux, avait été chargé du lazaret des cholériques pendant l’épidémie de 1892. Lucien Brumpt retint de son grand-père, Lucien Galliard, deux qualités : la première, la finesse de son analyse clinique, même si les étudiants ont oublié aujourd’hui le trépied symptomatique du pneumothorax des trompettes ; et la seconde, celle de ne nommer dans les concours que le meilleur candidat, fut-il ou non de ses élèves, attitude peu répandue et comportant certains risques.

Son externat se déroula, entre autres, chez Widal autour duquel gravitaient de nombreuses étoiles montantes : René Moreau, Mme Bertrand-Fontaine, Lucien de Gennes, Claude Gauthier ; il y découvrit aussi Victor Basch, tragiquement disparu hélas en 1940, à l’entrée des Allemands dans la capitale.

Après le concours d’externat, ses conférenciers d’internat furent entre autres (sans doute l’ont-ils légitiment oublié), Messieurs André Sicard et Jean Bernard.

Tandis qu’une mobilisation partielle était décrétée en 1938 et que la fin de son externat était marquée par une épizootie de fièvre aphteuse, Lucien Brumpt est nommé interne des Hôpitaux de Paris. Il suivit le conseil de son Maître André Lemierre et effectua son service militaire au Maroc. Il y découvrit la médecine itinérante en pays berbère distribuant, larga manu , acide acétylsalicylique, bismuth et novarsenobenzol.

Revenu à Paris, il accomplit son temps d’abord chez Francis Rathery, que « les diabétiques appréciaient particulièrement — rappela-t-il dans sa leçon inaugurale — car il les soignait sans les affamer ».

Chez André Lemierre qui n’élevait jamais la voix, à l’inverse de Francis Rathery aux colères orageuses, il découvrit l’ordre, la méthode, la volonté, la disponibilité.

2. Professeur Gabriel Blancher.

3. Professeur Maurice Tubiana.

 

Monsieur Lemierre ne faisait guère de remarques désobligeantes à ses externes ou à ses internes ; il émaillait sa visite d’aphorismes, de phrases lapidaires dont le temps, aimait à répéter plus tard le professeur Brumpt, n’avait pas altéré la vérité : « la découverte d’une splénomégalie palpable chez un algérien indiquait à coup sûr qu’il était originaire du département de Constantine, le plus impaludé de tous ». Au cours de son internat chez Monsieur Lemierre, il découvrit en outre que l’indulgence est une vertu importante, surtout si elle est souriante. Il fut rapidement marqué par ce maître qui professait un respect absolu du malade et n’aurait jamais tenté un essai thérapeutique sans l’acquiescement de celui-ci, démontrant qu’il n’a pas fallu attendre des règles d’éthique pour que la morale règne en médecine ! Son année à l’hôpital Claude Bernard, au cours de laquelle il découvrit aussi l’originalité d’Antoine Laporte et la rigueur de Monsieur Reilly, le marquait définitivement.

Son internat s’acheva chez Paul Chevallier, grand maître de l’hématologie naissante, esprit brillant et provocateur (qui allait jusqu’à défendre l’Empereur Néron), voyageur émérite, terrassé à Meched en Iran où il repose encore.

Tous ces hommes, toutes ces rencontres, imprégnaient Lucien Brumpt, soit par leur côté humain, soit par l’originalité de leur démarche.

Tandis qu’il accomplissait son internat, il participait à l’activité du laboratoire de parasitologie, aidant son père Émile Brumpt dans les enseignements théoriques et pratiques et l’accompagnant dans ses voyages et enquêtes épidémiologiques. Avec autorité mais sagesse, Émile Brumpt conseilla à son fils de ne pas se disperser dans l’étude de la zoologie pure, mais d’appliquer ses connaissances médicales cliniques à la parasitologie. Lucien Brumpt se plia à ce choix sans contrainte.

Chef de Clinique médicale, puis Assistant des Hôpitaux de Paris en 1943, il fut promu Maître de Conférences, Agrégé de parasitologie. Il refusa de préparer le Bureau Central, malgré les pressions exercées par son ami Albeaux Fernet qui souhaitait le voir poursuivre dans la voie du médicat. En 1956, il fut nommé professeur sans Chaire, puis Titulaire en 1962 et professeur de Pathologie Exotique en 1966.

Pendant toute sa carrière hospitalo-universitaire, sans intégration effective comme chef de service hospitalier, il exerça chez P. Harvier, puis René Moreau, Justin Besançon, Albeaux-Fernet et finalement chez son ami André Cornet.

Peu avant la guerre, Henri Galliard, jeune agrégé de Parasitologie ayant su s’expatrier, et peut-être aussi heureux de s’éloigner de la pression qu’exerçait Émile Brumpt, passa ainsi hors de France 11 années consécutives à la direction de l’École de Médecine d’Hanoï qu’il transforma en Faculté. Mais son départ vers l’Indochine créa un vide. Émile Brumpt rappela à Paris Georges Lavier, précédemment nommé à Lille, et Henri Galliard ne revint en France qu’en 1952, appelé à succéder à Émile Brumpt. Ses assistants à Hanoï se nommaient alors Michel Larivière et Jacques Lapierre, qui deviendront plus tard professeurs de Parasitologie à Saint-Louis, Lariboisière et Cochin.

 

De 1952 à 1954, Lucien Brumpt, promu agrégé de parasitologie, partit à Hanoï remplacer son oncle. Au Vietnam il rencontra sa meilleure collaboratrice Mademoiselle Ho Thi Sang dont il louait avec raison la conscience, le professionnalisme et les qualités pédagogiques, sans guère évoquer son caractère parfois ombrageux dont quelques-uns parmi nous firent éventuellement les frais. A Hanoï, la faculté était dirigée par le doyen Pierre Huard, qu’on envoya négocier le rapatriement sanitaire des blessés après le désastre de Diên Biên Phû.

En 1958 et en 1959, Lucien Brumpt enseigna au collège médical de Pondichéry qu’il défendit ardemment. En Inde, Lucien Brumpt regretta que la coopération française soit déjà brimée ou bridée par les variations de notre politique culturelle en fonction d’impératifs financiers. Cinquante ans plus tard, ce constat lucide n’a fait que s’aggraver et nous ne pouvons avec lui que le déplorer, la coopération culturelle et scientifique française étant chaque jour réduite et finalement de plus en plus dérisoire.

Mais c’est sans aucun doute grâce à des hommes comme Lucien Brumpt et à tous ceux qui se sont succédés au Cambodge que l’enseignement de la Faculté de Médecine de Phnom Penh est toujours dispensé en français. C’est au demeurant la seule discipline qui le soit encore dans une anglophonie inspirée par les Australiens et les Japonais, nouveaux colons.

Homme discret, pragmatique, de terrain, et totalement désintéressé, il recherchait des techniques simples, peu onéreuses, rapidement applicables dans les conditions les plus difficiles pour aboutir à un diagnostic servant une collectivité. Ainsi l’hémodiagnostic rapide fut-il l’objet d’une première publication en 1940 ; c’est une hémagglutination utilisant des bactéries comme antigènes, les hématies du malade comme substrat et, un peu seulement, le bleu de méthylène comme colorant.

Entré un jour par inadvertance dans un amphithéâtre du 15 rue de l’École de Médecine, j’eus la surprise de découvrir un numéro étonnant qui tenait autant de la démonstration scientifique que de la prestidigitation. Le professeur Lucien Brumpt sortant d’une de ses poches une plaque de porcelaine, d’une autre un petit flacon contenant l’antigène, et de la poche intérieure le colorant, appliquait devant des étudiants médusés sa méthode démontrant, sinon son efficacité dont personne ne doutait, mais surtout sa rapidité de confection et la simplicité du procédé.

Il le prônait dans le diagnostic des fièvres typhiques et paratyphiques, dans celui du choléra, des brucelloses tant humaines qu’animales, des shigelloses et du typhus : 4 minutes suffisent pour obtenir la cocarde d’une réaction positive, le bleu des bactéries agglutinées en périphérie, le rouge des hématies au cœur et la zone claire intercalaire du sérum. Cette technique n’était pas qu’une démonstration agile, c’était un acte aisé à réaliser dans des circonstances souvent dramatiques. Ainsi le typhus historique, dit à Rickettsia prowazeki , celui transmis par le pou, fléau des guerres, survint entre 1939 et 1945, en particulier dans les camps de déportation en Allemagne. Lucien Brumpt, expert du Ministère des Prisonniers, Déportés et Réfu- giés, chargé de protéger la population contre le typhus exanthématique, devint bientôt membre de la Commission américaine du typhus et utilisa son hémodiagnostic pour séparer les malades, les convalescents et les bien portants.

Après la libération du camp de Vaihingen, le 7 avril 1945, il fut chargé d’organiser la lutte contre cette maladie.

Dachau, camp beaucoup plus vaste et comptant plus de 13 000 morts, le plus souvent dus au typhus, fut libéré par l’armée américaine le 29 avril et Lucien Brumpt y arriva deux jours plus tard. En 48 heures, 35 000 personnes furent vaccinées en dépit de la hâte des libérés qui supportaient mal toute tentative de mise en quarantaine. L’hémodiagnotic rapide rendit à cette occasion de grands services. Au moins 40 % de la population du camp était séropositive sans manifestation clinique et donc convalescente. Un épouillage complémentaire au DDT permit de les libérer et rapatrier immédiatement. Cette mission fut accomplie avec Snyder, plus tard doyen de Harvard, qui lui rendit une dernière visite en 1998 à Berthenonville. Ai-je besoin de rappeler devant vous les atroces visions des camps de déportés et les dangers que Lucien Brumpt prit sans hésiter pour lui-même.

La guerre et la période qui s’ensuivit s’éloignaient. La France retrouvait un équilibre précaire. Au laboratoire de parasitologie, Camille Desportes, jeune, brillant et attachant chef de travaux, mourrait d’un accès de paludisme à Plasmodium falciparum rapporté d’une mission africaine. Tous furent bouleversés. Il laissait quatre jeunes enfants, dont Isabelle Desportes, qui fut jusqu’à mon départ de La Salpê- trière une collaboratrice efficace et amicale.

Le laboratoire de parasitologie de Paris était un lieu de passage obligé de tous les parasitologues de France : professeur Ranque de Marseille, Couderc de Lyon, Biguet et mon ami André Capron de Lille, Pierre Ambroise-Thomas de Grenoble, Raymond Pautrizel, Callot de Stasbourg, Harant et Rioux de Montpellier, et même les vétérinaires y viennent avec Jacques Euzéby.

Je ne puis évoquer ici l’ensemble des travaux entrepris par Lucien Brumpt sur les parasites sanguicoles de Trypanosoma cruzi qu’il étudia avec son ami Romana, à la transmission congénitale de la leishmaniose jusqu’au dernier cas autochtone de paludisme observé en France avec ceux de la Corse et l’épidémie de la Croix de Berny, et à la transmission du paludisme par la seringue remplaçant l’anophèle, pour en finir avec le paludisme aéroportuaire ; ceux aussi sur les cestodes, les douves et les bilharzioses ; importante activité scientifique qui l’occupa sa vie durant.

Partagé un instant entre l’hématologie et la parasitologie, Lucien Brumpt chercha pendant toute sa carrière à réunir les deux disciplines en s’intéressant particulièrement aux aspects hématologiques de la parasitologie et aux affections exotiques ayant des conséquences graves sur les hématies. Sa thèse de médecine soutenue en 1939 s’intitulait la ponction médullaire dans les maladies parasitaires . Il se passionna pour l’éosinophilie dans l’ankylostomose thérapeutique proposée dans les polyglobulies, contribution importante à la description de la fameuse courbe de Lavier et de son coup d’archer. Il alliait des passions hématologiques : l’hémoglobine E et la thalassémie qui faisaient l’objet parfois de monologues prolongés, épuisant son interlocuteur moins passionné que lui pour ce thème. C’est l’aspect géographique de cette hématologie qu’ont si bien mis en valeur Jean Bernard et Jacques Ruffié qui lui permettait de mêler aspects culturels et scientifiques, dont il tirait souvent des arguments passionnants et parfois passionnés.

Les travaux de Lucien Brumpt s’inscrivaient aussi parmi ceux qui lui étaient réservés, en quelque sorte dans le prolongement des découvertes d’Émile Brumpt et en particulier, dès 1925, de l’amibe Entamoeba dispar consacrée définitivement par les travaux de Sargeant en 1992 et par Diamond et Clark en 1993.

Parce qu’elle avait un retentissement hématologique, l’ankylostomose, bien qu’helminthiase, fut aussi l’une de ses préoccupations majeures. Avec l’ankylostome, Lucien Brumpt mit au point en 1940 un traitement des polyglobulies par les hématophages que sont les ankylostomes, c’est l’ankylostomose provoquée, méthode qu’il tenta d’appliquer également aux surcharges en fer.

De nombreux travaux vinrent renforcer nos connaissances sur les filarioses, en particulier celle à Mansonella ozzardi et à Loa loa avec, pour cette dernière, l’étude du pouvoir toxique des microfilaires lysées massivement lors de cure de diethylcarbamazine, provoquant l’encéphalopathie thérapeutique, de sorte que mal gérée, la loase apparaît plus dangereuse lorsqu’on la traite que non traitée.

Dans l’enseignement qu’il aimait tant, il créa en particulier, dès 1942, le cours de Cytologie Sanguine avec l’aide, entre autres, de jeunes hématologistes, Jean Bernard et Jean Dausset. Ce fut un grand succès et il fallut multiplier les séries d’étudiants pour satisfaire toutes les demandes. Ce cours était l’avant-première de la formation continue, ouvert à ceux qui souhaitaient réactualiser leurs connaissances et les appliquer à la parasitologie sanguine. Il existe toujours avec le même succès. Je me fais un devoir de rappeler qu’à partir de 1945 un enseignement de médecine tropicale, destiné à la Croix-Rouge Française, fut créé par Lucien Brumpt. Cet enseignement aussi persiste et je m’en réjouis.

Il assura surtout l’enseignement des étudiants en médecine de 3ème année jusqu’à l’apparition « révolutionnaire » des premiers et deuxièmes cycles !

Son enseignement était original, il forçait la curiosité. Un jour, je ne sais si le témoignage est exact, alors qu’un brouhaha inexpliqué couvrait quelque peu sa voix, pathétique, il intervint brusquement en disant « Mesdames et Messieurs, je dois faire l’imbécile pendant une heure devant vous ; vous avez toute la vie pour cela ; alors taisez-vous ». Par miracle, le silence se fit. A mon humble avis, cela devait se passer avant 1968 !

Mai 1968. Lucien Brumpt, comme beaucoup d’entre nous, vécut assez mal cette période excessive et souvent grotesque. Il apparut prudent et agacé. Nommé Maître de Conférences agrégé depuis deux ans et chargé du laboratoire central de l’Hôpital Saint Louis, où je vivais sous la paternelle protection de Monsieur Jean Bernard, je commis à l’époque une erreur lors d’une réunion collégiale, dans la bibliothèque du département de Parasitologie à laquelle il convia tous ses collaborateurs. Je proposai que les cours soient réduits à 45 mn suivies de 10 mn de questions. Il s’en offusqua ;

ce fut l’un des rares moments d’irritation semi-contenue ; je fus même quelque temps interdit d’enseignement, ce qui me peina, mais rapidement l’incident fut clos sans que nous en reparlions jamais et la vie continua car je n’avais rien d’un révolutionnaire, j’étais tout au plus un réformateur.

Le professeur Lucien Brumpt était un homme réservé, un peu timide, n’osant exprimer ses colères qu’il estimait dérisoires. Il écrivait parfois des lettres désagréables qu’il n’envoyait pas et enfermait les éléments de ses diatribes dans des cartons classés dans la bibliothèque de son bureau, ne les sortant qu’en cas de provocation.

A l’Institut de Médecine Tropicale qu’il dirigea en qualité de professeur de Pathologie Exotique à partir de 1966, il succéda au professeur Jean Schneider, qui lui-même avait remplacé Georges Lavier. C’était l’ancien Institut de Médecine Coloniale de Paris dont la plaque figurait encore sur les murs des Cordeliers il y a 4 ans, jusqu’au moment où l’Académie de Chirurgie, présidée magistralement par le professeur Denys Pellerin, récupéra avec ma complicité son amphithéâtre.

Le cours de Pathologie Tropicale se distinguait par un nombre important de participants de nationalités variées et par celui, élevé, des heures de travaux pratiques qui en faisaient l’originalité, la force et l’astreinte. Il fallait vraiment s’investir.

Il m’est arrivé, plus tard, non sans avoir manqué d’être recalé à ce diplôme, d’y être chargé d’enseignement.

Parfois Lucien Brumpt qui avait pourtant décidé du programme, déroutant, refusait brusquement d’assumer le cours qu’il s’était réservé. A plusieurs reprises, j’héritai ainsi de l’enseignement de la mélioïdose et de la morve, sans en avoir jamais rencontré un cas, ce qui me forçait à beaucoup travailler la question, mon patron trouvant que l’on enseignait souvent mieux ce que l’on possédait de façon livresque plutôt que par expérience. De toute façon, pour lui, le meilleur moyen d’acquérir des connaissances était encore d’enseigner. Et cet enseignement, il nous le confiait.

Il fit partie de nombreuses sociétés savantes, en particulier la Société de Biologie Clinique dès 1968 avec son ami M. Lucien Hartmann qui en était le Secrétaire Général ; la Société Française d’Hématologie, celle d’Anthropologie, la Royal Society of Medicine and Hygiene, la Société de Pathologie Exotique qu’il présida pendant 4 ans, furent toutes heureuses de l’accueillir.

Il a été élu à notre Académie en 1973 et à l’Académie des Sciences d’Outre Mer en 1980.

Siégeant derrière lui dans cette Académie, je le voyais laisser paraître, parfois, quelques signes de souffrance, mais il était présent pratiquement à toutes les séances, suivant avec attention les débats, intervenant à bon escient par une remarque exhalant un fumet d’exotisme, d’une voix qui progressivement devint moins audible.

 

Et, c’est le 11 avril 1999 que s’est éteint Lucien Brumpt, entouré des siens et de quelques-uns de ses élèves, au terme d’une longue maladie qu’il avait assumée avec dignité, courage et silence sur lui-même.

Madame, un éloge devant l’Académie de médecine n’est pas un moment triste. C’est au contraire un rappel à la vie, le temps de l’évocation du trajet souvent remarquable de nos aînés, du tracé original de leur carrière, du bien qu’ils ont apporté à l’Humanité par leur engagement dans un monde médiocre, leur acharnement au quotidien à soigner, à chercher et à former des élèves et des relais.

J’ai été, modestement, l’un d’eux.

Aussi, voudrais-je témoigner devant vous, ainsi que devant tous les membres de votre famille, en particulier votre fils, mon collègue, et votre beau-frère, le médecin général Valentin Brumpt, de ma gratitude au professeur Lucien Brumpt.

Je voudrais, avec la simplicité qui était l’une de ses vertus, vous dire combien nous sommes heureux, nous ses élèves et ses confrères, de faire de ce moment privilégié, par la mémoire et par le cœur, un instant de résurrection dans l’Espérance, qui comme vous le savez, Madame, est « la lumière de nos nuits ».