Résumé
Les violences conjugales faites aux femmes, par leur fréquence et leurs conséquences sur la santé des victimes, intéressent la santé publique. Troubles psychiques et psychosomatiques, traumatiques et gynécologiques, ou encore complications de grossesses désirées ou non en sont les principales conséquences, parfois à long terme. Les professionnels de santé, en particulier les généralistes, les urgentistes, les gynécologues, les obstétriciens et les sagefemmes sont en première ligne pour dépister et prendre en charge ces violences. Pour ce faire, leur information est nécessaire, de même que l’adoption de pratiques professionnelles en partenariat avec les autres intervenants spécialisés dans la prise en charge des femmes victimes.
Summary
Because of its frequency and impact on women’s health, domestic violence is an important public health issue. Psychological and psychosomatic disorders, pathological pregnancies as well as traumatic and gynaecological conditions are the main consequences of such violence, which may arise at a distant term after the events that constitute it. Health professionals, particularly general practitioners, emergency doctors, gynaecologists, obstetricians and midwives are on the frontline in identifying the victims and providing care to them. Therefore, there is a need to make a wide range of specific and relevant information readily * Institut de l’Humanitaire, 96 rue Didot – 75014 Paris. ** Policlinique médicale, service de Médecine Interne, Hôpital Saint-Antoine — Paris. *** Unité de recherche en épidémiologie et sciences de l’information de l’INSERM (U444) — Paris. Tirés-à-part : Docteur Cécile Morvant, à l’adresse ci-dessus. Article reçu le 30 avril 2002, accepté le 13 mai 2002. available to these professionals and a call to renew their practices and increase partnerships.
INTRODUCTION
La violence conjugale (ou violence domestique) est un processus au cours duquel un partenaire utilise la force ou la contrainte pour perpétuer et/ou promouvoir des relations de domination. Ces comportements agressifs et violents sont destructeurs quelles qu’en soient la forme et le mode : les violences physiques, sexuelles, verbales, psychologiques et économiques sont autant de moyens utilisés de façon récurrente par le partenaire pour maintenir la femme dans une situation de soumission.
L’auteur des violences est l’homme dans la très grande majorité des cas et la violence conjugale s’inscrit parmi d’autres formes de violences faites aux femmes. Lors de la quatrième conférence mondiale sur les femmes, en 1995, l’ONU a rappelé que ces violences traduisent « des rapports de force historiques qui ont abouti à la domination des femmes par les hommes », et « constituent une violation des droits fondamentaux et des libertés fondamentales des femmes » [1].
Au cours des 15 dernières années, plus de 50 études sur la fréquence des violences conjugales faites aux femmes ont été publiées dans le monde : globalement entre 10 % et 50 % des femmes ayant vécu en couple ont connu ce type de violences, et 3 % à 52 % d’entre elles rapportent de telles violences physiques au cours de l’année écoulée [2]. Dans les pays industrialisés, des enquêtes nationales, notamment en Amérique du Nord, démontrent qu’une femme sur cinq est victime de violences conjugales au moins une fois dans sa vie d’adulte [3-5]. En France, la violence conjugale est restée longtemps sous-estimée malgré son ampleur : on estime aujourd’hui que, chaque année, une femme sur dix âgée de plus de 20 ans est victime de cette forme de violence [6]. Les violences conjugales faites aux femmes concernent toutes les sociétés et toutes les cultures, se reproduisent d’une génération à l’autre, constituent — et, pour certains, alimentent — une part importante de la violence sociale : à Paris, par exemple, 60 % des interventions nocturnes des services de secours de la Police concernent des violences conjugales [7]. La violence conjugale ne doit pas seulement être abordée sous son aspect social ou psychologique mais doit être aussi considérée comme un défi de santé publique : selon l’OMS, les femmes victimes perdent entre 1 et 4 années de vie en bonne santé [8] et les violences conjugales sont à l’origine d’un doublement des dépenses annuelles de santé chez ces femmes [9].
Associations spécialisées dans l’aide aux femmes victimes de violence conjugale, travailleurs sociaux, policiers et magistrats sont impliqués dans la lutte contre la violence conjugale et l’aide aux victimes. Le secteur médical a aussi un rôle à jouer.
Parce que la violence conjugale est cause de nombreux troubles médicaux et parce
qu’ils sont souvent les premiers (voire les seuls) interlocuteurs pour les victimes, les professionnels de santé doivent savoir les repérer, leur apporter les soins et le soutien dont elles ont besoin, les orienter vers d’autres professionnels (centres d’accueil ou d’hébergement, justice, travailleurs sociaux).
LES CONSÉQUENCES SUR LA SANTÉ DES FEMMES VICTIMES
Ce type de violence a des effets péjoratifs sur la santé des femmes victimes, y compris à long terme et même longtemps après que les violences ont cessé [10]. La violence subie en permanence est cause de tension, de peur, d’angoisse, d’un sentiment de culpabilité et de honte et tend à isoler la victime. Sur le plan médical, lésions traumatiques, troubles psychosomatiques, anxiété, troubles du sommeil, dépression, syndrome post-traumatique (retrouvé chez la moitié des victimes [11] et près de 4 fois plus souvent que chez les femmes non victimes), idées suicidaires, etc. sont autant de troubles médicaux causés par la violence. Les études nord-américaines révèlent qu’entre 22 % et 35 % des femmes qui recourent aux services d’urgences consultent pour des symptômes résultant de ce type de violence [12] et que jusqu’à 50 % des femmes hospitalisées en psychiatrie auraient été victimes de violences conjugales [13]. Dans une méta-analyse nord-américaine, le risque de syndrome post-traumatique et de dépression apparaît plus élevé encore dans le cas de violence conjugale que dans le cas de violences sexuelles dans l’enfance [14]. Par ailleurs, plus de 50 % des femmes victimes de violence conjugale présentent des symptômes de dépression et 29 % ont fait au moins une tentative de suicide [15,16]. D’autres auteurs estiment qu’elles font 5 fois plus de tentatives de suicide que la population générale [17]. Au total, la consommation de psychotropes est extrêmement élevée chez ces femmes : 4 à 5 fois plus que chez les femmes de la population générale aux Etats-Unis [18].
Ainsi, comme le souligne J.C. Campbell, « la plus grande partie de la différence entre l’incidence globale de la dépression chez les hommes et les femmes pourrait être attribuée à la violence conjugale, bien que cette hypothèse n’ait jamais été étudiée » [19]. Enfin, ces violences subies peuvent être à l’origine de comportements alcooliques ou toxicomaniaques chez la femme victime : une étude nord-américaine retrouve une association significative pour les premiers après ajustement sur les caractéristiques socio-économiques et la consommation du partenaire [20].
Les affections gynécologiques sont les plus fréquemment rapportées. Elles seraient 3 fois plus fréquentes chez les femmes victimes que dans la population générale féminine [21]. Vaginites, douleurs pelviennes chroniques, infections urinaires à répétition, perte de la libido sont rapportées à la suite de violences sexuelles.
D’autres formes de ces violences, comme le refus par le partenaire d’utiliser un préservatif ou un moyen de contraception, ou encore certaines pratiques sexuelles imposées, sont responsables de maladies sexuellement transmissibles et de grossesses non désirées. Dans ces situations, l’annonce d’un diagnostic de maladie sexuel-
lement transmissible (y compris d’infection à VIH) risque d’être suivie d’une absence totale de prise en charge médicale, avec des conséquences redoutables pour l’enfant lors d’une grossesse, voire pour le pronostic vital de la victime.
Les violences conjugales au cours de la grossesse ne sont pas exceptionnelles. Elles concernent, dans tous les pays industrialisés, entre 4 % et 8 % des grossesses [22]. Ce pourcentage atteint 11 % dans une étude suédoise, et dépasse même les 20 % si on inclut les menaces et les violences non physiques [23]. Dans une étude britannique, la grossesse apparaît comme un véritable facteur de risque de violence : les femmes enceintes ont un risque 2 fois plus élevé que les autres (y compris après ajustement sur l’âge, le statut marital et le statut d’emploi) [24]. En plus des affections précé- demment citées, de telles violences peuvent être responsables, dans les cas les plus sévères, d’interruptions de grossesse et/ou d’accouchements prématurés. Une métaanalyse de 14 études publiées en Europe et en Amérique du Nord retrouve une association faible mais significative entre violences conjugales pendant la grossesse et bas poids de naissance (odds ratio = 1,4, IC95 % = [1,1 — 1,8]) [25]. Là aussi, d’autres types de violence que les agressions physiques peuvent être en cause, comme par exemple un régime alimentaire pour empêcher la femme de prendre du poids, ou la consommation imposée de drogues ou de toxiques.
Enfin, la mort peut être l’issue de la violence conjugale : sur un échantillon de 441 cas en 7 ans, 31 % des homicides de femmes reçues à l’Institut Médico-légal de Paris sont perpétrés par le mari de la femme, 20 % par son partenaire sexuel et dans seulement 15 % des cas le meurtrier est inconnu de la victime [26]. Ces chiffres sont très proches des statistiques nord-américaines, où 40 % à 60 % des meurtres de femmes sont perpétrés par leur partenaire masculin [27]. La mortalité totale liée à ces violences reste inconnue dans la plupart des pays : à ces décès par homicide faudrait-il, en effet, ajouter les décès par suicide des femmes victimes et la mortalité maternelle associée aux violences faites aux femmes enceintes.
La violence conjugale atteint aussi les enfants. Le risque pour les enfants de mères violentées d’être eux mêmes maltraités serait de 6 à 15 fois plus élevé [28], qu’il s’agisse de violences psychologiques ou physiques [29,30]. Il peut en résulter des troubles somatiques (lésions traumatiques, troubles sphinctériens, troubles de l’audition ou du langage, retard staturo-pondéral), des troubles du comportement et de la conduite (agressivité, violence, fugues, délinquance, désintérêt ou surinvestissement scolaire, idées suicidaires et tentatives de suicide, toxicomanie), des troubles psychologiques (troubles du sommeil, de l’alimentation, des symptômes anxiodépressifs, syndrome post-traumatique) [31,32]. L’enfant est d’ailleurs parfois utilisé par sa mère, consciemment ou non, comme un intermédiaire pour demander de l’aide au médecin.
De même que bon nombre d’autres acteurs, les professionnels de santé ont donc un rôle important à jouer. Pourtant, en France, les médecins ne sont pas encore très sensibilisés à ces questions, sans doute parce que la prise de conscience de leur importance en santé publique (et d’abord de leur fréquence) a été assez tardive dans
notre pays [33] et que, de ce fait, la formation des professionnels de santé sur le thème des violences conjugales est quasi inexistante. Peu d’études ont montré un réel intérêt des professionnels de santé à l’égard de ce drame et les données françaises sur les pratiques médicales en matière de violence conjugale sont rarissimes.
LA PRISE EN CHARGE EN MÉDECINE DE PREMIER RECOURS
Les professionnels de santé sont souvent le premier interlocuteur des femmes victimes quand celles-ci, malgré leur peur et leur honte, ont la possibilité de se confier. L’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France le confirme : les femmes victimes d’agressions physiques (en général) dans l’année écoulée se sont confiées en premier lieu à un médecin (24 % des cas), avant la police et la gendarmerie (13 % des cas), la justice ou une association [6].
Le récent rapport Henrion [34] rappelle que 3 catégories de médecins sont en première ligne pour recueillir les doléances des femmes et dépister les signes de violence : les médecins généralistes libéraux, les urgentistes hospitaliers et l’ensemble des gynécologues et gynécologues-obstétriciens, en particulier en médecine libérale, en maternité et dans les centres d’orthogénie et de planning familial, ainsi que les médecins des services de Protection maternelle et infantile. D’autres professionnels sont concernés : les sages-femmes, les pédiatres, les chirurgiens en traumatologie, les intervenants spécialisés dans les différentes addictions (notamment les alcoologues) et les médecins du travail.
Pour tous ces professionnels, le rapport décline des recommandations en 4 points :
l’accueil et l’écoute, le dépistage des violences, l’évaluation de la gravité des consé- quences somatiques, gynécologiques et psychologiques des violences et l’orientation des patientes. Concernant le dépistage systématique des violences, un auteur britannique concluait récemment que ce dépistage était « prématuré du fait de sa faible acceptation par les femmes » [35] parce que 20 % des femmes consultant l’échantillon de médecins généralistes qu’il a constitué n’aimeraient pas être interrogées à ce sujet. Dans notre réponse à cet article [36], nous soulignions que ce taux d’acceptation spontanée (d’une pratique nouvelle, non encore intégrée, ni par les médecins ni par leurs patientes) nous semblait au contraire extrêmement élevé et encourageant.
Alors que des données canadiennes estiment que moins de 25 % des femmes victimes osent parler spontanément de ce sujet à leur médecin [3] et que, selon d’autres auteurs, la prévalence de la violence conjugale dans leur clientèle serait 10 fois plus élevée que ne le perçoivent les médecins [37], un tel dépistage actif nous semble relever d’une bonne pratique de la médecine de premier recours et ceci d’autant plus que des études nord-américaines concluent aux bonnes performances — en termes de sensibilité et de spécificité — de ce type de dépistage par un simple interrogatoire [38-40]. Quelques questions simples peuvent suffire à entamer une démarche de dépistage actif et systématique : « Vous entendez-vous bien avec votre mari ? Vous disputez-vous avec lui ? Que se passe-t-il alors ? », « Qu’est-ce qui vous
rend triste ? », « De nombreuses patientes me disent avoir été plus ou moins maltraitées par quelqu’un de proche. Est-ce que cela vous est déjà arrivé ? », etc. [34].
Aux États-Unis, 26 % des gynécologues obstétriciens femmes et 19 % des gynécologues obstétriciens hommes font aujourd’hui un dépistage actif et systématique de la violence domestique [41] et, depuis plus de dix ans, l’ American College of Obstetricians and Gynecologists recommande vivement le dépistage systématique de la violence conjugale chez toutes les patientes [42, 43].
Concernant la prise en charge des violences conjugales en médecine générale, une étude réalisée en 1999 par l’Institut de l’Humanitaire auprès d’un échantillon aléatoire (stratifié sur le sexe et le département d’exercice) des médecins généralistes de la région Ile-de-France, constitué par l’Union Régionale des Médecins exerçant à titre libéral, apporte quelques réponses [44]. Malgré le taux de réponse — faible (23,5 %) mais pas inhabituel pour une enquête transversale par voie postale — certains résultats méritent d’être signalés : près de 60 % des médecins déclarent avoir reçu en consultation, au cours des 12 derniers mois, des patientes de plus de 18 ans victimes de violence conjugale. Parmi les médecins qui déclarent suivre des patientes violentées, moins de 8 % effectuent un dépistage actif. Dans la très grande majorité des cas (85 %), c’est la femme elle-même qui se signale comme victime de violence conjugale. Dans 5 % des cas, les praticiens s’en tiennent à des soupçons et dans 2 % des cas, ils ont été renseignés par une tierce personne.
Lors de la consultation qui a permis de découvrir la violence conjugale, 50 % des femmes consultaient pour avoir un certificat médical, 40 % pour des troubles psychologiques, 31 % pour des lésions traumatiques, et 31 % pour une prescription d’anxiolytiques, d’antidépresseurs, d’hypnotiques ou d’antalgiques. Les autres motifs de consultation étaient les suivants : demande de soins pour le mari ou les enfants (7 %), recherche d’informations sur la violence conjugale, les associations ou les démarches administratives (6 %), abus de substances (tabac, alcool ou drogues : 5 %), affections génitales (2,5 %) et surveillance de grossesse (1 %). Le type de violence repérée est connu par 98 % des médecins. D’après eux, la violence physique concerne trois-quarts des patientes (73 %), 64 % des femmes subissent des violences verbales, 52 % des violences psychologiques et 23 % des violences économiques. La violence sexuelle est la forme de violence la moins rapportée (15 % des cas). Ce constat rejoint celui d’une étude italienne menée auprès de 668 médecins [45], selon laquelle 57 % d’entre eux considéraient les signes physiques comme le principal motif de suspicion de maltraitance et 33 %, les problèmes psychologiques et émotionnels.
Avant l’intervention du médecin, une majorité de patientes n’ont eu aucun contact avec d’autres professionnels : 60 % n’ont pas eu de contact avec une association, 53 % n’en ont pas eu avec un travailleur social. La police est l’institution qu’elles contactent le plus fréquemment d’elles mêmes (40 %). Les médecins orientent principalement leurs patientes vers un(e) psychologue (52 %) et vers la police ou la gendarmerie (56 %), beaucoup plus rarement vers une association (23 %). Les résultats sont semblables concernant le recours à un travailleur social. Enfin, 19 %
sont orientées par le médecin vers une autre structure médicale. Les trois-quarts des médecins n’ont aucun contact avec les autres professionnels qui sont susceptibles d’aider la patiente et la moitié (45 %) ne savent même pas si les patientes ont consulté auprès d’autres structures sanitaires.
Une grande majorité (60 %) des médecins déclarent ne pas se sentir suffisamment formés pour bien repérer et prendre en charge les femmes victimes de violence conjugale. En revanche 80 % d’entre eux s’estiment suffisamment l’être pour rédiger un certificat médical (et 71 % en ont effectivement rédigé un au cours de la consultation qui a fait découvrir la violence). Interrogés sur les difficultés rencontrées lors du repérage et du suivi des femmes maltraitées, l’absence de symptômes cliniques spécifiques à la violence conjugale et de « profil type » de la femme victime est le principal obstacle évoqué par les médecins (73 %). La dissimulation par la femme de sa situation est également évoquée comme une difficulté par plus de quatre médecins sur cinq (83 %), tout comme le refus de la patiente d’être aidée, qui pose problème à un médecin sur deux (54 %). Enfin, 21 % des médecins déclarent manquer de temps et de disponibilité pour s’occuper des victimes et 47 % ont un sentiment d’impuissance face à la violence conjugale.
CONCLUSION
Globalement, dans l’ensemble des pays industrialisés — mais peut être particulièrement en France — les médecins de premier recours (généralistes, gynécologues, urgentistes) restent assez démunis, isolés et solitaires dans le suivi et la prise en charge des femmes victimes de violence conjugale alors qu’il semble qu’une réelle coordination entre les différents professionnels qui interviennent auprès de ces femmes améliorerait les réponses qui leur sont apportées [46] et parviendrait à dépasser le sentiment d’impuissance que la moitié des médecins soulignent dans notre étude.
La violence conjugale est considérée aujourd’hui comme un problème de santé publique face auquel les médecins doivent se mobiliser pour améliorer le repérage et la prise en charge des femmes maltraitées et de leurs enfants. Cette amélioration passe par la sensibilisation des médecins et leur formation professionnelle à ce sujet, ainsi que par l’instauration d’une prise en charge au minimum avec d’autres partenaires — et au mieux en réseaux constitués — avec la police, la justice, les travailleurs sociaux et les associations. Ce point de vue rejoint les recommandations faites en février 2001 par le rapport Henrion (Annexe 1). En ce qui concerne l’information des professionnels de santé, une initiative française soutenue par le Programme Daphné de la Commission Européenne est à l’origine d’un site Internet en 5 langues (www.sivic.org) qui informe sur la violence conjugale et ses impacts en matière de santé, et donne des recommandations pratiques pour le repérage et la prise en charge des femmes et des enfants dans chaque spécialité médicale. Ce travail est poursuivi en 2002 par le développement d’une surveillance « sentinelle » des pratiques médi-
ANNEXE 1
Dix actions prioritaires à mettre en œuvre rapidement (d’après le rapport au Ministre chargé de la Santé réalisé par un groupe d’experts réuni sous la présidence de Monsieur le professeur Roger Henrion, février 2001 ) [34].
1. Sensibiliser les médecins et les professionnels de santé. Les inciter à dépister les violences conjugales au moindre soupçon. Mettre à leur disposition des fiches techniques simples rappelant les questions à poser pour dépister les violences, la manière de rédiger les certificats, l’importance d’évaluer la gravité de la situation et d’orienter la patiente au mieux de ses intérêts. Organiser des formations multidisciplinaires sur le sujet pour tous les professionnels de santé.
2. Évaluer dans des sites déterminés des stratégies pilotes de dépistage systématique lors des consultations médicales et apprécier le bien-fondé de cette conduite.
3. Inciter les gynécologues-obstétriciens, le personnel des services de gynécologie-obstétrique, celui des centres de planning familial et des centres de protection maternelle et infantile à dépister des signes et des comportements faisant craindre l’existence de violences conjugales.
Identifier dans les services de maternité « un référent » qui assurerait un suivi personnalisé de toutes les femmes en situation de vulnérabilité. Eventuellement, constituer une cellule polyvalente psychosociale assurant l’accueil et l’orientation des femmes vers les différents services concernés.
4. Faire connaître le site Internet www.sivic.org de l’Institut de l’Humanitaire.
5. Encourager la formation de réseaux facilitant la coordination entre les médecins généralistes, les hospitaliers, les médecins spécialistes, notamment les psychiatres, les travailleurs sociaux, les membres des associations, en choisissant un animateur qui soit reconnu de tous à l’échelon local. Recenser au niveau régional les réseaux qui se constituent et en diffuser l’existence.
Envisager une astreinte téléphonique assurant une permanence de nuit.
6. Établir dans chaque hôpital des protocoles de repérage, de prise en charge, de protection et d’intervention. Ces protocoles devraient faire partie de l’accréditation et être adaptés à l’activité de l’établissement.
7. Organiser à l’échelon local, des rencontres entre les médecins et les autres intervenants :
magistrats, policiers, gendarmes, travailleurs sociaux, membres des associations afin d’examiner les dossiers les plus épineux et faire évoluer l’accueil de 1re intention (commissariats de police, brigades de gendarmerie, hôpitaux) et le suivi des femmes victimes.
8. Assurer une participation des médecins à la Commission départementale de lutte contre les violences faites aux femmes.
9. Assurer la mise à l’abri de la femme victime de violences : hospitalisation sous X, solutions d’hébergement d’urgence, le cas échéant avec les enfants.
10. Recenser les homicides pour violences conjugales et en assurer une publication annuelle.
Cette mesure témoignerait de leur gravité et pourrait avoir une importante portée symbolique.
cales vis-à-vis de la violence conjugale dans différents pays européens qui recueille et diffusera, sur Internet, des données comparatives en Europe.
REMERCIEMENTS
Les auteurs remercient Madame Viviane Monnier, la Fédération Nationale « Solidarité Femmes » et les membres du groupe de travail européen Sivic.
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DISCUSSION
M. Jacques-Louis BINET
Pourriez-vous préciser les modalités du certificat médical puisque le médecin est souvent en première ligne. Comment le rédiger sans être sous le coup de la justice ?
Le certificat est un acte médical descriptif qui témoigne des déclarations de la patiente. Il décrit les lésions traumatiques observées, leurs conséquences cliniques, le retentissement psychologique et physique des violences subies par la femme. Document médico-légal, il prend toute sa valeur quand une plainte est déposée par la patiente. L’opportunité des suites judiciaires est très dépendante des constatations recueillies dans ce certificat. Il peut également avoir une grande valeur quand il est utilisé ultérieurement, lors d’une aggravation de la situation ou quand la femme est décidée à porter plainte. Le certificat doit comporter : la description précise et exhaustive des lésions constatées, avec les termes médicaux appropriés, leur localisation, aspect, étendue et localisation, un schéma est toujours utile ; la liste et les résultats des examens complémentaires ; les conséquences fonctionnelles des blessures ; la détermination de l’incapacité totale de travail concernant le travail personnel et professionnel ; il faut préciser que les violences causées par le partenaire relèvent dorénavant d’un délit, quelle que soit la durée de l’ITT. Celle-ci joue un rôle dans la fixation de la peine et de sa durée ; des modèles de certificat médical pour violence conjugale sont accessibles par téléchargement sur le site www.sivic.org.
M. Maurice TUBIANA
Connaît-on les origines du raccourcissement de la durée de vie des femmes victimes de violence ? En effet, les traumatismes sont sans doute une cause mineure. On connaît bien
aujourd’hui la moindre espérance de vie des célibataires par rapport aux personnes vivant en couple. On l’attribue, au moins en partie, à un isolement social, une moins bonne santé mentale avec retentissement sur les comportements. En est-il de même chez les femmes battues ?
Le raccourcissement de la durée de vie des femmes battues n’est évidemment pas dû à l’impact direct sur leur vie des coups et blessures. C’est en effet à rapprocher de la moindre durée d’espérance de vie des célibataires en rapport avec l’isolement social, l’estime de soi et l’image qu’on a de sa personne et de son utilité sociale. Les violences conjugales, comme d’autres évènements graves dans la vie à l’origine de ruptures dans l’intégration sociale, impliquent un ensemble de comportements de santé péjoratifs :
moindre souci porté à sa santé, comportements à risque (alcool, tabac, VIH). Les attitudes et comportements de recours aux soins sont également modifiés dans ces contextes. Le long terme et la chronicité de ces situations socio-sanitaires rendent particulièrement difficile l’évaluation rigoureuse des causes de cette mortalité prématurée.
Mme Marie-Odile RETHORÉ
Comment respecter le secret confié par une femme en détresse tout en respectant la loi sur l’informatisation des dossiers médicaux et sur la possibilité pour les parents d’avoir accès au dossier médical de leur enfant ?
Les médecins sont pris en effet entre des impératifs souvent contradictoires qui s’imposent à eux dans ces situations. Respecter le secret médical de façon absolue, secourir la femme en danger et ses enfants s’il y a lieu, de manière efficace et urgente. Or face à la loi, la situation des médecins est particulièrement délicate. Ils sont pris entre les articles 222-6 du Code pénal et 44 du Code de déontologie médicale sur l’obligation de porter secours et les articles 226-13 du Code pénal et 4 du Code de déontologie qui prévoient des sanctions pour violation du secret médical. L’article 97 de la loi du 15 juin 2000 sur les droits des victimes a d’ailleurs renforcé ces sanctions. Les médecins sont d’autant plus craintifs des retombées judiciaires qu’ils encourent que ce sont des domaines qu’ils connaissent mal et pour lesquels ils n’ont reçu aucune formation au cours de leurs études.
On note dans la thèse de Cécile Morvant que 60 % d’entre eux se disent mal ou pas formés sur la problématique des violences conjugales.
M. Michel ARTHUIS
L’avenir est dans une prévention des violences conjugales. Dans mon expérience pédiatrique j’ai souvent entendu des mères m’avouer, en présence de leurs enfants, qu’elles étaient victimes de violences de la part de leurs maris. L’une d’entre elle m’a avoué que son mari s’adressant à son fils lui a dit : « C’est ainsi qu’on parle aux femmes » !
Je partage votre souci et votre conviction. L’avenir est en effet dans la prévention des violences conjugales, bien plus que dans la seule prise en charge, aussi bien adaptée soit elle, des femmes victimes de violences. Le repérage des femmes victimes, pour nécessaire qu’il soit, est encore trop tardif. Toujours trop tard ! Malheureusement la prévention de la violence conjugale est complexe, surtout dans ce contexte de « pandémie » tel qu’il a été décrit au cours de cette séance. Nos connaissances sont encore beaucoup trop parcellaires, la reconnaissance même du problème encore trop balbutiant pour que nous
disposions de programmes de prévention massifs, réellement efficaces et qui s’adressent aux publics les plus vulnérables. Vulnérables du fait de leurs conditions de vie, du fait de leur culture, du fait de la place de la femme dans le couple, la famille, la société. Le rôle des médecins dans ce contexte est important, mais également et surtout celui des éducateurs, des enseignants, des parents. Les violences conjugales ont un impact sur la santé des femmes et des enfants, et à ce titre sont un enjeu de santé publique. Mais la résolution de ces questions ne relève certes pas du cadre strict de la santé. Il s’agit d’un enjeu de société dans son ensemble et des valeurs que celle-ci veut partager entre ses membres et donc protéger.
M. Daniel MARCELLI
Envisager un programme de dépistage systématique des violences dont sont victimes les femmes à l’intérieur du couple conduit les médecins sur un terrain où ils ne sont pas toujours à l’abri. Quel programme de formation doit-on envisager en même temps qu’on sensibilise les médecins au dépistage, car un dépistage sans procédure d’intervention peut aboutir à une augmentation du risque ?
Les femmes sont demandeuses de pratiques et d’attitudes médicales de dépistage systé- matique des violences conjugales. La difficulté pour les médecins n’est pas tant de poser les questions adaptées à un tel dépistage, mais de savoir gérer la situation révélée lors du dépistage et de disposer des structures d’aide en aval propres à prendre en charge les femmes victimes. Ceci nécessite la mise en place préalable et la mise en œuvre en temps réel d’un réseau médical, social, juridique et policier adapté. Il faut l’avoir construit, expérimenté, rodé. Il faut qu’il soit opérationnel quand la situation de violence, qui en général existe depuis de nombreuses années déjà, est révélée. L’intégration de ce genre de savoir faire et de connaissances à la formation initiale des jeunes médecins nous paraît essentielle. De même que nous plaidons pour l’intégration de ces problématiques cliniques et de santé publique aux programmes de Formation Médicale Continue. De telles recommandations figurent d’ailleurs de manière précise dans le rapport du groupe de travail présidé par Monsieur Henrion.
Bull. Acad. Natle Méd., 2002, 186, no 6, 949-961, séance du 4 juin 2002