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Session of 1 avril 2003

Le corps de Luys

MOTS-CLÉS : dyskinésies. hypnose.. hystérie. noyau sous-thalamique. parkinson, maladie
Corpus Luysii
KEY-WORDS : dyskinesias. hypnosis.. hysteria. parkinson disease. subthalamic nucleus

M. Bonduelle, J. Cambier

Résumé

En 1865, Jules Luys (1828-1897) décrit la « bandelette accessoire de l’olive supérieure » (du noyau rouge). En 1877, A. Forel en complète la description et donne le nom de Corpus Luysii (CL) à cette formation grise sous thalamique. En 1927, Pierre Martin attribue l’hémiballisme à la destruction du CL et précise la fonction du noyau, entrevue par Luys comme un élément du contrôle de la motricité. Les nouvelles techniques de stimulation de ce noyau dans le traitement de la maladie de Parkinson, ouvraient au CL une troisième vie si, à son nom, on n’avait pas substitué celui de nucleus subthalamicus . Jules Luys, bon anatomiste, un des pionniers en France du microscope et de la photographie, ruina sa réputation par ses divagations sur l’hystérie et l’hypnose qui permettait « l’action des médicaments à distance », « l’emmagasinement de certaines activités cérébrales dans une couronne aimantée » et la mise en évidence des « effluves cérébrales ».

Summary

In 1865, Jules Luys (1828-1897) described the ‘accessory band of the superior olive’ ( red nucleus ). In 1877, A. Forel completed the description and gave the name of Corpus Luysii (CL) to this grey sub-thalamic formation. In 1927, P. Martin’s attribute the Hemiballismus to the destruction of the C.L. and specifies the function of the nucleus foreseen by Luys, which play a crucial role in the synthesis of automatic motor action. The new stimulation tchniques of this nucleus in the treatment of Parkinson’s disease would have opened a third life for the C.L. if its name hade not be changed into ‘ nucleus subthalamicus’ . Jules Luys, a good anatomist, one of the pioneers in France of microscope and photography, ruined his reputation by his ramblings on hysteria and hypnosis which allowed the ‘action of medications at distance’, the ‘storage of cerebral activities within magnetic crowns’ and gave prominence to ‘brain emanations’.

Jules Luys, alors jeune Médecin des Hôpitaux, publie en 1865 ses

Recherches sur le système nerveux, sa structure, ses fonctions et ses maladies [1], vaste traité qui ne manque pas d’ambition. Il est accompagné d’un Atlas dû au talent de dessinateur de l’auteur qui en rend la lecture plus explicite. C’est dans le chapitre concernant le pédoncule cérébelleux supérieur et ses efférences, qu’on trouve la description de la bandelette accessoire de l’olive supérieure — « olive » dont l’auteur dira plus loin qu’il s’agit du « noyau rouge de Stilling ». Un groupe important de ses fibres efférentes, écrit-il, arrivent « à la rencontre les unes des autres, s’anastomosent réciproquement, et constituent bientôt, par leur agglomération et leur intrication intime, un nouvel amas de substance grise spécial, disposé sous forme de bandelette semi-lunaire, qui devient à son tour une nouvelle génération d’éléments nerveux …

La bandelette, ajoute-t-il, se présente sous l’aspect d’un amas de substance grisâtre, disposé sous forme linéaire, renflé dans sa portion médiane, et atténué à chacune de ses extrémités . » Sa composition « présente de grandes analogies avec celle des olives supérieures. [Le tissu] est dense et cohérent, et d’une coloration blanc jaunâtre en général…

Dans son travail de 1877, plus de dix ans après la publication de Luys, Auguste Forel [2], tout en critiquant le terme de bandelette — qui s’appliquerait mieux à une formation de fibres blanches — précise la description de ce noyau et, en reconnaissance de paternité, le dénomme

Corpus Luysii 1.

L’Atlas de 1865 sera complété quelques années plus tard, en 1873, par la publication de l’ Iconographie photographique des centres nerveux [3] qui, par son caractère novateur et par sa qualité apparaît bien comme une œuvre majeure. Sa planche XV, mieux que toute autre — et mieux que toute description — donne une parfaite image du corpus Luysii , de sa situation et de ses connections.

Dans un nouveau travail d’ensemble présenté, en 1884, à l’Académie des Sciences et publié dans son journal L’Encéphale [5], Luys fait mention de ce noyau qu’il a décrit et du nom qui lui a été donné ; puis, en 1886, dans le même journal, il reprend la Description d’une nouvelle région de substance grise située à la base de l’encéphale [6], la désignant alors sous le nom de bandelette accessoire du noyau rouge de Stilling.

« Cette découverte anatomique, écrit-t-il, n’a pas attiré, que je sache, l’attention des anatomistes français, toujours peu soucieux des choses qui poussent sur leur sol. Il n’en a pas été de même en pays étranger… Bien plus, pour confirmer le fait de la description originale que j’avais donnée le premier de cette région innominée, il (Forel) lui a donné mon nom, et c’est ainsi que grâce à lui la bandelette accessoire du noyau rouge de Stilling est devenue le

Corpus Luysii. » Quant à la physiologie « de ce facteur isolé de substance nerveuse, (elle) est encore à faire, (et elle tiendra) pendant encore de longues années en haleine, la sagacité des vivisecteurs de l’avenir. » Luys ajoute toutefois « qu’elle doit jouer un rôle capital dans la synthèse des actions motrices automatiques. » 1. De l’histoire complexe de la description du thalamus et de la région sous-thalamique, et de la part que Luys y a prise, André Parent [4] donne une excellente vue d’ensemble.

Il fallut attendre 1927, et le retentissement de la première communication de Purdon Martin [7] pour qu’on voie s’ouvrir cette deuxième vie du Corps de Luys. C’est l’observation d’une ‘hémichorée’ en relation avec une lésion hémorragique responsable de la destruction du Corps de Luys controlatéral. Quoique Martin ait pu recenser douze cas analogues plus ou moins purs dispersés dans la littérature, c’est bien son observation qui marque l’entrée dans la pathologie du Corps de Luys et le début d’une compréhension meilleure de son rôle physiologique. Martin n’emploie qu’à regret le terme d’ hémiballisme — repris de Jakob — ne voulant y voir non une entité différente de l’hémichorée, mais une forme particulière de celle-ci n’en diffé- rant que par son intensité. Malgré cette restriction, le terme d’Hémiballisme synonyme d’une lésion du Corps de Luys, s’est imposé et les observations se sont multipliées.

L’intérêt nouveau que la chirurgie de la maladie de Parkinson donne à cette formation du système de contrôle de la motricité, aurait pu marquer pour le Corpus Luysii sa troisième vie. Il en est le tombeau. Luys et le noyau qui faisait survivre son nom ont disparu des mémoires en se fondant dans l’anonymat du noyau sousthalamique qui associe les dénominations proposées par Henle en 1879 de corpus subthalamicus ; et de Denkhaus en 1942 de nucleus hypothalamicus.

Jules LUYS (1828-1897)

Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant.

Interne en 1853, Luys est nommé au Bureau central en 1862. Lorsque, en 1865, ce tout jeune Médecin des Hôpitaux fait paraître ses Recherches sur le système nerveux , il a déjà publié un certain nombre de travaux et contribué à ouvrir une voie nouvelle.

Sa Thèse de 1857 Études d’histologie pathologique sur le mode d’apparition et l’évolution des tubercules dans le tissu pulmonaire , témoigne de cet esprit novateur — et hardi, si l’on pense que l’auteur doit se justifier d’utiliser le microscope. « Les esprits, plaide-t-il, un moment émus par le bruit des luttes oratoires qui illustrèrent la tribune de l’Académie de Médecine en 1854 et 1855, s’éclairent actuellement dans le silence de l’étude et de la méditation ; la théorie cellulaire appliquée à l’anatomie pathologique et regardée un moment en France comme une rêverie germanique, est peut-être sur le point de devenir aussi une vérité . »

Rêverie germanique… Si le mot appartient bien à l’emphase de l’auteur, il est significatif de l’état d’esprit de l’époque. Luys est de ces rares Français qui eurent conscience du retard qu’ils prenaient en regard de l’Allemagne. Cette dernière utilisant largement le microscope à prisme depuis 1833. Le microtome y était apparu et les techniques de fixation et de coloration ne cessaient de se parfaire. Virchow, fondateur de l’Institut anatomique de Berlin qui publiera en 1858 sa Cellularpathologie , avait ouvert la voie à l’étude histologique de l’anatomie. En France, l’histologie restait marginale — et méprisée. Son pionnier, Charles Robin, avait entrepris dès 1842 un cours d’histologie, privé et parfaitement confidentiel, et le traité qu’il publie
en 1849 fait état d’une technique rudimentaire. La Chaire d’histologie dont il fut le premier titulaire ne sera créée qu’en 1862.

Sa thèse en 1857 fait de Luys un précurseur — d’autant plus que l’année précédente, en cours d’internat, il avait mérité une récompense de l’Académie pour sa réponse au sujet qu’elle avait mis au concours : « Du microscope, de ses applications à l’anatomie pathologique, au diagnostic et au traitement des maladies ».

On peut s’étonner que Luys n’ait pas poursuivi dans la voie qu’il avait ouverte et que l’on ne trouve de lui que deux descriptions histologiques concernant la pathologie nerveuse. C’est, en 1860, une communication à la Société de Biologie [8] concernant un homme de 57 ans, atteint d’une amyotrophie distale des membres supérieurs, mort d’une pneumopathie intercurrente. Luys constate « au niveau et au-dessus du renflement brachial (de la moelle) une atrophie très manifeste des racines antérieures… grisâtres, diminuées considérablement de volume… ». En ce qui concerne les cornes antérieures, « au point correspondant aux lieux d’émergence des racines antérieures, nous ne pûmes constater, en les recherchant avec soin, la présence des cellules nerveuses ; elles avaient toutes disparu et nous ne trouvâmes à leur place que cette substance granuleuse plus ou moins abondante et que nous sommes porté à considérer comme un exsudat des capillaires énormément dilatés de ces régions. » Si l’on songe au problème que posaient alors le siège et la nature des lésions des Atrophies musculaires progressives , on peut s’étonner qu’aucun commentaire n’accompagne le compte-rendu succinct de cette première constatation.

C’est encore à Luys qu’on doit, en 1861, l’examen d’une Ataxie locomotrice rapportée par Bourdon [9], où sont décrites les lésions des cordons postérieurs de la moelle et des racines postérieures. Charcot et Vulpian en feront bon usage. À propos de trois nouveaux cas, ils rappellent ce protocole ainsi que quelques autres qui, disentils, font entrer dans une « phase nouvelle » la maladie dont ils reprennent la description clinique et anatomique pour lui donner son statut d’entité pathologique.

Après l’avoir défendu et proposé, Luys ne s’est plus servi du microscope. Les descriptions anatomiques du système nerveux qu’il va donner dans les années suivantes restent macroscopiques. Au moins, peut-on penser que les techniques de fixation et de coupe qu’il avait acquises l’ont puissamment aidé et lui ont permis de réaliser son chef-d’œuvre, lui aussi novateur, qu’est l’ Iconographie photographique.

À l’époque où Luys publie cette œuvre magistrale, il est devenu, depuis 1869, chef de service à La Salpêtrière — du « petit service », laissé vacant par Vulpian qui l’occupait depuis 1862, à côté de Charcot avec qui « il avait mis tout en commun ».

Ce ne fut pas le cas de son successeur pour qui on ne trouve aucun témoignage d’une quelconque collaboration avec son voisin, autre que celle de la Métallothérapie — encore fut-elle une tâche imposée : en 1876, la Société de Biologie dans le but de juger de la validité du procédé que Burq utilise depuis plus de vingt ans, désigne une commission qui, sous la présidence de Charcot, réunit Luys et Dumont-Pallier. Le procédé consiste en l’application cutanée ou per os de différents métaux choisis selon « la sensibilité métallique individuelle » de chacun. Après le choléra, Burq s’est
attaqué aux maladies nerveuses, en particulier à l’hystérie. D’abord sceptique, Charcot 2 se rallie à l’opinion favorable de ses collègues, avant, finalement, d’abandonner le procédé. Sur Luys — comme sur Dumont-Pallier — cette initiation due au hasard aura par contre une profonde influence.

Le Traité clinique et pratique des maladies mentales [10] que Luys publie en 1881, se veut le résultat de ses études anatomiques — qu’il complétera en 1883 par ses Recherches sur la structure de l’écorce cérébrale d’après la méthode microphotographique — et témoigne de l’orientation qu’il a dû adopter dès 1864 en prenant la direction de la maison de santé d’Ivry qui avait été fondée par Esquirol. Dans son Traité , s’il propose une classification des maladies mentales en fonction des particularités histologiques de la cellule nerveuse, il dépasse largement les limites de l’anatomie et, faisant preuve d’une féconde imagination, attribue les disfonctionnements de la cellule à sa sensibilité dénommée éréthisme , à son automatisme, la réaction , et à la phosphorescence organique.

Jusqu’à présent, il n’est guère question d’hystérie et d’hypnose. Tout va changer. En 1886, Luys quitte la Salpêtrière ; il y laisse le lourd héritage de Vulpian et, plus lourd encore, l’écrasant voisinage de Charcot. À la Charité où il arrive, la tradition de l’hystérie remonte à Briquet — à qui Charcot se réfère sans cesse — entretenue par Lasègue, puis par Germain Sée qui mettait la Salpêtrière au défi de la lui ravir. Luys institue des présentations publiques dont il annonce le thème dans sa « Leçon d’ouverture » : « … et voilà que tout ce qui était nouveau hier est déjà dépassé aujourd’hui — voilà que la mise en lumière des phénomènes de l’hypnotisme vient inopinément de révéler une série de phénomènes aussi imprévus qu’étranges et qui sont destinés tôt ou tard à avoir un retentissement considérable… » Les auditeurs — les spectateurs — ne seront pas déçus ; le Maître va faire montre d’une extraordinaire fécondité dans la recherche de l’insolite et du merveilleux. La seule lecture des titres des publications qui se succèdent suffit pour comprendre qu’en quelques années, elles vont ruiner la réputation scientifique qu’avaient donnée à leur auteur ses premiers travaux.

C’est d’abord la série de publications que résume le premier de leurs titres :

Phénomènes produits par l’action des médicaments à distance , paru dans

L’Encéphale 3 [11] de 1887, lui-même présenté comme un extrait de la Revue de l’hypnotisme , de novembre 1886.

Toujours en 1887, Luys reprend plus largement son exposé dans une brochure :

Les émotions chez les sujets en état d’hypnose. Enfin, c’est devant l’Académie de Médecine — dont il est membre depuis 1877 — que Luys, le 30 août 1887, dans une très 2. Tous les documents concernant Charcot et la Métallothérapie sont réunis dans le tome IX des Œuvres complètes , pp. 213-252.

3.

L’Encéphale a été fondé en 1881 par Luys et Ball, premier titulaire de la Chaire des Maladies mentales et de l’encéphale, la Chaire de Sainte-Anne. En 1888,

L’Encéphale sera remplacé par la

Revue d’Hypnologie théorique et pratique qui deviendra à son tour les Annales de Psychologie et d’Hypnologie.

longue communication [12], expose « la possibilité de solliciter expérimentalement, chez les sujets en état d’hypnotisme, des émotions variées de joie, de tristesse, de terreur, sans que l’individu endormi en ait la moindre conscience, et sans qu’au réveil il en conserve le souvenir. Et cela, par l’action de certaines substances tenues à distance. » Pour illustrer son propos, Luys fait passer sous les yeux de son auditoire ses représentations photographiques « pittoresques… qui expriment, avec une fidélité indéniable, les phases émotives par lesquelles passe un sujet hypnotisé, suivant qu’on le met en présence de telle ou telle substance dont il ignore absolument la nature et les effets. » Ces substances, végétales ou minérales, solides, liquides ou gazeuses sont contenues dans des tubes identiques étiquetés qu’on applique dans la région de la nuque ou au-delà, devant les différents niveaux du visage, devant le cou, d’un côté puis de l’autre. On y trouve la morphine, l’atropine, la strychnine, la valériane… mais aussi le rhum, le cognac… responsables de manifestations d’ivresse qui peuvent revêtir « un caractère véritablement effrayant » qui commande « qu’on éloigne incontinent le tube qui les a sollicitées ». Chez un même sujet, les réactions sont semblables à elles-mêmes avec la même substance — « substance stimulatrice…

souffle qui donne la vie au sujet, qui le fait vivre. » Lorsque, en éloignant le tube, l’on interrompt le « courant d’incitation », tout s’interrompt et le sujet « s’achemine alors par étapes vers le réveil… passant par les périodes de catalepsie et de somnambulisme lucide — sans garder aucun souvenir de (ses) actes et de (ses) paroles. » L’auteur envisage alors les conséquences que ces « études nouvelles de psychologie expérimentales peuvent avoir dans les actes de la vie sociale » et, y voyant la possibilité du crime parfait ne laissant aucune trace, il évoque le grave problème médico-légal qu’elles soulèvent. Le danger en est heureusement contrebalancé par la perspective de méthodes thérapeutiques nouvelles.

Le Secrétaire perpétuel, « frappé d’étonnement, au point qu’il se croit ramené à plus de cent ans en arrière et même aux temps fabuleux », proclame la nécessité d’une discussion approfondie. Plusieurs voix suggèrent qu’une Commission soit désignée ;

acceptée de Luys, elle est votée à l’unanimité. Charcot désigné parmi ses cinq membres se récusera.

Six mois plus tard, le 6 mars 1888, Dujardin-Beaumetz, rapporteur, donnera lecture des conclusions de la Commission [13] dont il expose d’abord le protocole. Après que M. Luys ait reproduit ses expériences selon son protocole habituel, il serait invité à les reprendre dans les conditions fixées par la Commission. Seize tubes furent préparés par un pharmacien, étranger à ses travaux, semblables à ceux de Luys et identiques entre eux. Chacun portait un numéro dont la signification, inconnue des expérimentateurs, était consignée sous pli cacheté. Luys devrait utiliser ces tubes, choisis au hasard, selon sa technique habituelle, sur la malade de son choix. La Commission noterait les différents symptômes observés, puis elle ouvrirait les plis cachetés et comparerait entre elles les observations des procèsverbaux.

Les experts sont d’abord frappés par « la similitude des phénomènes observés, quel que fut le tube dont on se servit » : contractures plus ou moins généralisées ;

mouvements passionnels, joie ou colère, terreur ou tristesse, gaieté ou satisfaction ;

phénomènes d’asphyxie, d’apnée, de congestion du cou ou de la face. Par le fait aussi que ce fût le tube vide qu’elle avait ajouté, qui avait déclenché les phénomènes les plus intenses. Et lorsqu’elle procéda à l’ouverture des plis cachetés, elle constata « qu’aucune relation ne paraissait exister entre les symptômes manifestés et le tube mis en expérience » et que « la même substance amenait chez le même sujet des phénomènes absolument différents. » Et, en conclusion : « …aucun des effets constatés n’est en rapport avec la nature des substances mises en expérience et, par conséquent, ni la thérapeutique ni la médecine légale n’ont à tenir compte de pareils effets. » De cette conclusion sans appel, Luys s’inscrivit pour en appeler. Le 7 août 1888 [14], il s’insurgeait contre un verdict « sévère et véritablement étonnant » concernant des idées qui, « proscrites aujourd’hui, sont assurément destinées à être les vérités de demain ». Suit un long plaidoyer, accusant la Commission, « ainsi qu’il l’a su plus tard… de quelque visée secrète et (qui), redoutant avant tout la supercherie de la part du sujet » conduisit ses expériences d’une façon antiphysiologique. « En présentant, poursuit-il, des tubes numérotés à la sensibilité du sujet hypnotisé, personne ne savait quelle était la substance en action. Pour y voir plus clair, on ne savait ainsi ce que l’on faisait et l’on opérait à l’aveuglette ! — C’est, vous en conviendrez, Messieurs, un étrange procédé d’investigations scientifiques, et au point de vue de l’histoire de la science à la fin du XIXe siècle, ce dispositif spécial, ces appréhensions vagues, ces dispositions particulières ne seront pas sans faire sourire quelque peu nos successeurs plus rassis du XXe siècle. » Jugeant de cet échafaudage de subtilités scolastiques , les successeurs n’y verront sans doute que l’invention par la Commission du « double aveugle ».

À leur tour, les rapporteurs doivent se justifier : « N’oublions pas que la plupart des tubes dont se servait M. Luys portaient en gros caractères le nom du médicament dont il allait se servir ; n’oublions pas, de plus, qu’ils avaient servi avec la même malade à de très nombreuses expériences ; n’oublions pas enfin que M. Luys avait soin de nous dire à haute voix devant la malade les phénomènes qui allaient se produire sous nos yeux… » Quant aux caprices de la malade… « nous avions bien le droit de le dire sans que cela puisse toucher en rien la bonne foi, l’honorabilité de M. Luys. » Luys ne se hasardera plus au jugement de ses pairs de l’Académie. Il s’en tiendra à des tribunes dont il est sûr : ses propres journaux, celui de Dumont-Pallier, la Revue d’hypnotisme expérimental et thérapeutique ; le Congrès international du même nom, de 1889, qui donne naissance à l’

Association internationale d’Hypnologie , l’

Institut Psycho-physiologique ; et aussi la Société de Biologie qui se montrera plus bonne fille que l’Académie.

Le désaveu subi par Luys ne ralentit pas son activité et il s’engage de plus en plus profondément dans l’hypnotisme. En 1889, il dote son service d’un Laboratoire d’hypnothérapie dont il confie la direction au Dr Gérard Encausse, plus connu sous
le nom de «

Mage Papus » qui collabore à toutes les sociétés spiritistes et occultistes du moment.

Dans ses présentations de la Charité, largement ouvertes à un public de toute sorte qui vient s’y divertir et qui fait la joie dévastatrice du Gil Blas , il présente chaque semaine les progrès accomplis dans l’étude de l’hypnose, réunis dans ses

Leçons cliniques sur les principaux p hénomènes de l’Hypnotisme [15]. Le Puits somnambulique schématise les phases successives du « processus hypnotique en évolution ».

Luys va mieux faire et, pour obtenir l’hypnose, aux procédés classiques qui exigent l’action propre de l’hypnotiseur, il imagine de substituer des moyens mécaniques.

C’est à la Société de Biologie qu’il expose ses Procédés et instruments nouveaux pour obtenir le sommeil hypnotique [16]. De tous ceux possédant une « action fascinatrice», c’est au miroir à alouettes qu’il donne la faveur. Outre son efficacité, il permet de grouper plusieurs personnes autour de l’appareil et de les endormir toutes à la fois. « Les sujets ainsi endormis sont tantôt en catalepsie franche, les membres gardant les attitudes communiquées, et tantôt dans un état de sommeil naturel en apparence et profond. » C’est la scène que représente le tableau conservé au Musée des Beaux-arts de Reims, Les Fascinés de la Charité, daté de 1890, dû à Georges

Moreau de Tours, fils de l’aliéniste (Tableau 1).

TABLEAU 1. — G. MOREAU DE TOURS. Les Fascinés de la Charité.

On y voit, groupées autour du miroir les hypnotisées figées dans des attitudes diverses, au plus profond du Puits somnambulique dont on voit au mur le tableau qui le schématise. Sur la gauche, assis, le Mage Papus et, de face derrière les filles, Luys, reconnaissable à sa grande taille et à ses favoris. C’est bien le personnage que décrit Léon Daudet dans les Morticoles. Si le décor évoque la Leçon magistrale de Charcot, Foutange a les traits de Luys : « Il était grand, vigoureux, analogue à un perroquet. Le nez accomplissait sa courbe au-dessus d’une bouche assez fine qu’encadraient des favoris blonds…il désigne les niveaux gradués du puits de l’hypnotisme », puis il fait la démonstration de « l’action, non des médicaments, mais des signes des médicaments »… On retrouve le personnage dans Devant la Douleur , sous les traits assez bonhommes du confiant ‘papa Luys’ au milieu de « toutes les simulatrices nerveuses de Paris » qu’il hébergeait [17].

Avec le « magnétisme fluidique », une nouvelle étape est franchie. C’est d’abord, en 1891, Du transfert à distance à l’aide d’une couronne aimantée [18] complété, en 1894, à la Société de Biologie par l ’Emmagasinement de certaines activités cérébrales dans une couronne aimantée [19], qui se situent dans la ligne de l’héritage de Burq et se recoupent avec les phénomènes de transfert par des agents aimantés qui, un temps, avaient été explorés à La Salpêtrière. C’est ainsi que l’influx cérébral d’un sujet mélancolique, guéri par l’application de la couronne aimantée, y avait été emmagasiné « comme un souvenir persistant dans la texture intime de la lame magnétique », puis transféré à un autre sujet hypnotique qui avait pris la personnalité du précé- dant.

Les comptes-rendus des séances de la Société de Biologie ne font état d’aucune remarque, d’aucune argumentation critique. Était-ce indifférence, courtoisie ou lassitude ? Ou était-ce la crainte d’un scepticisme qui n’oserait se manifester dans cette quête du merveilleux qu’on voit se développer à la fin de ce siècle né sous le magistère d’Auguste Comte et sous le signe du matérialisme scientifique ? Mais lorsqu’on faisait tourner les tables à Guernesey, on n’avait pas à en demander une justification scientifique. Et lorsque Luys, après avoir parlé de la Visibilité des effluves magnétiques chez les sujets en état d’hypnose [20], finit par les photographier [21, 22] ; on en faisait de même avec les ectoplasmes.

DU CORPS DE LUYS AU NOYAU SOUS-THALAMIQUE

Ne se limitant pas à la délimitation d’une structure, Luys risque une interprétation :

rattaché aux noyaux gris, le noyau sous thalamique participe au mouvement, à l’opposé du thalamus voué à la sensibilité. Mais l’anatomiste n’invoque pas de corrélation clinique. À cette époque, le terme ‘‘ hémichorée ’’ s’appliquait sans distinction à la survenue de mouvements anormaux et involontaires limités à un hémicorps. Suivant les cas, des lésions du thalamus, de la capsule interne ou de la région sous thalamique étaient incriminées. En 1923, la communication de Purdon Martin officialise la relation entre l’hémiballisme et une hémorragie limitée au corps de Luys. Depuis lors, la fantastique gesticulation d’un hémicorps, sur un fond
d’hypotonie qui caractérise la plus redoutable des dyskinésies a été constamment reconnue comme la conséquence d’une lésion ayant détruit le corps de Luys, ce qui a longtemps tenu les promoteurs de la stéréotaxie à distance respectueuse de cette formation.

L. Benabid rapporte comment des expériences menées sur le singe rendu parkinsonien ont levé ces interdits, ce qui lui a permis de découvrir que l’inhibition du noyau sous-thalamique corrige l’hypertonie et l’akinésie des patients parkinsoniens et qu’elle permet de maîtriser les dyskinésies, mouvements involontaires de caractère ‘‘ ballique ’’, rançon trop fréquente du traitement par les agents dopaminergiques.

Ainsi, la mise hors fonction d’une même structure est capable de provoquer l’hémiballisme aussi bien que d’effacer la sémiologie parkinsonienne dans l’hémicorps opposé. En 1967, J. Purdon-Martin avait ouvert la voie à une explication dans l’ouvrage intitulé ‘‘ The Basal Ganglia and Posture ’’. Alors que le réflexe monosynaptique engendre une réponse du muscle à son propre étirement, le réflexe de posture est déterminé par l’étirement de l’antagoniste. Les réflexes de posture sont soumis à une régulation centrale. Ils interviennent sur un mode tonique pour soutenir l’attitude et sur le mode phasique pour l’accommoder en fonction du mouvement. Le putamen intègre les informations proprioceptives et vestibulaires mais aussi somesthésiques, visuelles, voire auditives pour moduler la posture. Sous l’influence du dispositif dopaminergique nigro-strié et par l’intermédiaire du pallidum et du thalamus, il règle l’activation de larges régions du cortex, assurant ainsi la modulation posturale. Deux voies contribuent à cette action : l’une intervient directement sur le pallidum interne, elle assurerait les adaptations phasiques, l’autre mobilise le noyau sous thalamique, elle contrôlerait les activités posturales toniques.

La destruction du corps de Luys met fin à ces dernières : sur un fond hypotonique, la moindre ébauche de mouvement, volontaire ou non, engendre une dyskinésie effrénée. Les neuroleptiques, en s’opposant à l’action de la dopamine peuvent la réduire, la destruction de la pointe pallidale y met fin.

Chez le patient parkinsonien, la défaillance du système dopaminergique entrave la modulation du tonus de posture. La dominance de la composante tonique gèle l’attitude dans sa formule caractéristique. Signe fondamental de la maladie, l’exagération des réflexes de posture est le support de l’hypertonie plastique. La composante phasique est la victime de ce déséquilibre, ce qui explique l’akinésie. L’inhibition du noyau sous thalamique par une stimulation à haute fréquence réduit l’hypertonie et libère le mouvement. Ce faisant, elle rend possible une réduction de la médication dopaminergique qui met à l’abri des dyskinésies. D’une certaine façon, c’est le déficit en dopamine qui protège le patient parkinsonien de l’hémiballisme.

L’OUBLI HABITE L’HISTOIRE

Jules Bernard Luys n’était pas dépourvu d’imagination, sa biographie en fait foi.

Malgré cela, il fut loin de prévoir le succès que connaîtrait un jour le petit amas de substance grise auquel fut attaché son nom. En vérité, avoir donné son nom à un lieu du cerveau ne garantit pas l’immortalité. Luys n’a pas partagé la chance que nos générations réservent encore à Sylvius ou à Vicq d’Azyr. Sur les atlas, ‘‘ Corpus Luysii ’’ a cédé la place à ‘‘ Nucleus subthalamicus ’’ . Faute de ressusciter le corps de

Luys, l’Académie nationale de médecine devait un hommage à un de ses membres qui pour être original, n’en fut pas moins un confrère discipliné.

BIBLIOGRAPHIE [1] LUYS J. — Recherches sur le système nerveux cérébro-spinal, sa structure, ses fonctions et ses maladies (avec un Atlas de 40 planches), Paris, Baillières et Fils, 1865.

[2] FOREL A. — Untersuchungen über die Haubenregion und ihre oberen Verknüpfungen im Gehirne des Menschen und einiger Saügethiere. Archiv. Psych., 1877, 7, 393-495.

[3] LUYS J. — Iconographie photographique des centres nerveux. Paris : Baillières, 1873.

[4] PARENT A. — Jules Bernard Luys and the Subthalamic Nucleus. Movement Disorders , 2002, 17, 1, 181-185.

[5] LUYS J. — Nouvelles recherches sur la structure du cerveau et l’agencement des fibres blanches cérébrales. L’Encéphale, 1884, 513-528.

[6] LUYS J. — Description d’une nouvelle région de substance grise située à la base de l’encéphale.

L’Encéphale, 1886, 5-10.

[7] MARTIN J.P. — Hemichorea resulting from a local lesion of the brain.

Brain, 1927, 50 , 637-650.

[8] LUYS J. — Atrophie musculaire progressive ; lésions histologiques de la substance grise de la moelle épinière. C.-R. Soc. Biol. , 1860, 80-81.

[9] BOURDON A. — L’ataxie locomotrice progressive ; lésions histologiques de la substance grise de la moelle épinière. Bull. Soc. Méd. des Hôp. de Paris , 1861, 5 , 120-123.

[10] LUYS J. — Traité clinique et pratique des maladies mentales. Paris : Delahaye et Lecrosnier, 1881.

[11] LUYS J. — Phénomènes produits par l’action des médicaments à distance. De l’exorbitis expérimental. L’Encéphale, 1887, 74-80.

[12] LUYS J. — De la sollicitation expérimentale des phénomènes émotifs chez les sujets en état d’hypnotisme. Bull. Acad. Natle Méd. , 1887, XVIII , 291-306.

[13] Académie Nationale de Médecine — Sur les recherches et expériences communiquées par M. Luys Dujardin-Baumetz, rapporteur. Bull. Acad. Natle Méd., 1888, XIX , 330-351.

[14] LUYS J. — Sur la sollicitation expérimentale des phénomènes émotifs chez les sujets en état d’hypnotisme (réponse de Luys). Bull. Acad. Natle Méd. , 1888, XIX , 246-266.

[15] LUYS J. — Leçons cliniques sur les principaux phénomènes de l’hypnotisme. Paris : Carré, 1890.

[16] LUYS J. — Procédés et instruments nouveaux pour obtenir le sommeil hypnotique. C.-R. Soc.

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[17] MOREL P. — Luys et les Morticoles ;

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[18] LUYS J. — Du transfert à distance à l’aide d’une couronne de fer aimantée.

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[19] LUYS J. — De l’emmagasinement de certaines activités cérébrales dans une couronne aimantée.

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[20] LUYS J. — De la visibilité des effluves magnétiques et électriques chez les sujets en état d’hypnose. C.-R.. Soc. Biol. , 1892, 461-463.

[21] LUYS J., DAVID — Note sur l’enregistrement photographique des effluves qui se dégagent des extrémités des doigts et du fond de l’œil de l’être vivant, à l’état physiologique et à l’état pathologique. C.-R. Soc. Biol. , 1897, 515-519.

[22] LUYS J., DAVID — Fixation par la photographie des effluves qui se dégagent de l’appareil auditif.

Réponse à certaines objections concernant l’émission des effluves digitaux. C.-R. Soc. Biol. , 1897, 676-678.

* Médecin honoraire de l’Hôpital Saint-Joseph — Paris. Tirés-à-part : M. Michel BONDUELLE, 15 Boulevard des Invalides — 75007 Paris. Article reçu le 28 mars 2003, accepté pour publication le 28 avril 2003.

Bull. Acad. Natle Méd., 2003, 187, n° 4, 759-770, Chronique historique