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Session of 1 avril 2001

La vaccine hors d’Europe. Ombres et lumières d’une victoire

MOTS-CLÉS : egypte, tunisie, algérie, brésil.. vaccin antivariolique. variolisation
Vaccine out of Europe or the two faces of a victory
KEY-WORDS : egypt, tunisia, algeria, brazil.. smallpox vaccine. vaccinal acceptance

A.M. Moulin

Résumé

Au début du XIXe siècle, la propagation de la vaccine hors d’Europe fut extrêmement rapide. Si la plupart des dirigeants écoutèrent favorablement les avocats du vaccin, les populations suivirent inégalement le mouvement. L’article évoque leur réponse qui revêtit toutes les nuances de l’enthousiasme à la résistance, à travers les exemples de l’Égypte, de la Tunisie, de l’Algérie et du Brésil. L’analyse historique du choix d’une stratégie dans la mise en œuvre de programmes vaccinaux (persuasion ou contrainte) comporte une leçon toujours d’actualité : la nécessité pour les décideurs en santé publique de se préoccuper de l’acceptabilité vaccinale.

Summary

In the beginning of the 19th century, vaccination against smallpox spread rapidly in Europe and out of Europe. Although most statesmen eagerly adopted the vaccine, populations displayed mixed attitudes, ranging from mild enthusiasm to resistance. The article illustrates the social response with examples drawn from Algeria, Tunisia, Egypt and Brazil. This analysis puts in sharp focus the crucial importance of a factor for the managers of public health : the adhesion of populations.

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Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine — Célébration du Bicentenaire de la création du Comité Central de Vaccine — mercredi 31 janvier 2001.


Hier, il était habituel de clore l’étape jennérienne de l’éradication de la variole sur une déclaration fracassante de victoire. Aujourd’hui, nous savons que la variole a disparu mais, est-ce une angoisse millénariste qui nous atteint ? Notre optimisme a fléchi, de nouveaux fléaux sont apparus, bref nous ne partageons plus l’espoir d’éradication de la totalité des maladies infectieuses. Un tel espoir soulevait pourtant les foules, il y a plus d’un siècle, alors que la bactériologie était à ses débuts et la virologie quasi inexistante. Les journalistes spéculaient même sur le chômage des médecins en l’an 2000 !

Au début du XIXe siècle, la propagation de la vaccine hors d’Europe revêtit pourtant une véritable marche triomphale. Rétrospectivement, elle nous surprend encore aujourd’hui par sa rapidité.

Edward Jenner a publié son Enquête sur les causes et les effets de la variole de vache en 1798. L’ouvrage a été traduit en allemand et en latin un an plus tard, en français et en italien en 1800. Mais surtout, à l’heure des transports à cheval et de la marine à voile, quelle rapidité dans la diffusion du procédé prophylactique ! Le vaccin atteignit l’Europe de l’Est et le bassin méditerranéen en 1800, la Scandinavie et la Russie peu après. Arrivé à Constantinople en 1800, il poursuivit son chemin jusqu’à Bagdad où il fut signalé dès 1802. Par une chaîne sans interruption, le vaccin fut transmis de bras à bras sur les petits orphelins du bateau de Balmis, qui quitta l’Espagne pour l’Amérique en 1803. La « croisière du vaccin » demanda plusieurs mois mais, à partir de là, le vaccin diffusa dans toute l’Amérique latine.

Plus de cent mille vaccinations furent ainsi pratiquées à l’aube du XIXe siècle : en 1803, on n’en dénombrait pas moins de 90 000 rien qu’en Italie.

Plus surprenant encore. Alors que l’État était loin d’exercer les prérogatives en matière de santé publique que nous lui connaissons aujourd’hui, le vaccin était devenu obligatoire dès 1807 en Bavière, en 1810 au Danemark, en 1811 en Norvège, en 1812 en Russie et en 1816 en Suède. La vaccine jennérienne fut adoptée avec enthousiasme par de nombreux chefs d’état qui, sensibilisés aux méfaits démographiques de la variole, y virent une occasion unique de protéger leurs sujets et d’améliorer la santé de la population. Les dirigeants commençaient à penser moins exclusivement en termes de territoires, ils voulaient pouvoir compter sur une population nombreuse, indispensable pour les armées conquérantes dont ils rêvaient, pour la guerre, les grands travaux et bientôt l’industrialisation.

Cependant, si la plupart des dirigeants écoutèrent favorablement les avocats du vaccin, les populations suivirent inégalement le mouvement. Leur réponse revêtit toutes les nuances de l’enthousiasme à la résistance. Elles manifestèrent souvent avant tout de l’incrédulité et de la méfiance devant l’innovation. Cela n’est pas sans comporter une profonde leçon pour les entreprises de santé publique. Les contraintes sont toujours peu populaires, elles le seront encore plus dans la mesure où le malade, baptisé successivement patient, consommateur, usager, client, est aujourd’hui avant tout un citoyen qui, en tant que tel, revendique à la fois le droit à
la santé, à l’information et au choix, sensibilisé aux grands problèmes de santé publique mais avant tout soucieux de soi.

Persuasion ou contrainte ? Telles sont les deux grandes stratégies possibles pour mettre en œuvre des mesures de santé publique. C’est l’alternative à laquelle étaient déjà confrontés, au XIXe siècle, les hommes politiques qui optaient pour des mesures vaccinales et les professionnels qui les appliquaient. Ils ont souvent rencontré une opposition qui s’est exprimée par rapport à un appareil bureaucratique voire technocratique, national ou étranger.

J’évoquerai les réponses de la société à la vaccine à travers quatre exemples, l’Égypte, l’Algérie, l’Indochine, et finalement le Brésil. La vaccination, au sens étymologique d’inoculation de la vaccine pour protéger de la variole, et non au sens général que Pasteur lui a donné en 1882, a pris place dans l’histoire au sein d’un ensemble de transformations sociales pour lesquelles elle a fourni un révélateur sans pareil.

L’introduction de la vaccine, destinée à améliorer la croissance démographique, a suscité en retour des transformations des mentalités, ne serait-ce que dans la perception du corps, de l’espace et du temps. Le dispensaire a pris place dans l’espace urbain et campagnard, paysans et citadins ont intégré plus ou moins le calendrier vaccinal à leur quotidien. Enfin, l’intervention vaccinale a consisté, pour l’état, à imposer une marque ineffaçable sur le corps de ses sujets. Toutes ces transformations furent profondes et contribuèrent durablement à nous façonner, au sens à la fois biologique et anthropologique, tels que nous sommes aujourd’hui.

Égypte

Le pacha Mohammed Ali, vice-roi d’Égypte, venu au pouvoir en 1807, était un homme sans instruction, il n’apprit à lire que sur le tard. Il montra très tôt de grandes qualités d’homme d’état, sans parler des talents qui lui permirent de se débarrasser de ses rivaux mamelouks et de prendre ses distances vis-à-vis de la tutelle ottomane. Dès 1819, il essaya d’introduire la vaccine par décret. En 1821, il chargea de son application le Dr Dussap, ancien compagnon de Napoléon et de Larrey, lors de l’expédition d’Orient. D’autres tentatives eurent lieu en 1824 et 1828.

En 1827, Mohammed Ali créa simultanément un Conseil général de santé pour l’armée et une école de médecine à Abou Zabel qu’il confia à Barthélemy Clot, un officier de santé devenu médecin, qu’il fit venir de Marseille. Un comité central de vaccination fut créé en 1836, Clot rédigea un fascicule traduit en arabe où il détailla minutieusement l’opération. Malgré tous ses efforts, il ne réussit pas à trouver des cas de vaccine spontanée chez la vache locale. Il dut se rabattre sur l’importation de vaccin, qui souleva bien des difficultés liées à la sensibilité de la pulpe vaccinale à la chaleur. L’ingéniosité se déploya pour faire mieux voyager la précieuse semence, sur une plume, entre deux plaques de verre, dans un tube scellé…

En 1827, la vaccination fut rendue obligatoire dans l’armée, sur les vaisseaux et dans les arsenaux, dans les écoles et les fabriques. Un règlement proclamant l’obligation universelle de la vaccine fut finalement promulgué en 1837. Mohammed Ali donna l’exemple en se faisant vacciner en 1840 avec toute sa famille. Clot disposa donc d’une bonne volonté du pouvoir sans égale à l’époque en France, du moins en métropole.

Malgré l’engagement du politique, la vaccine connut de grandes fluctuations. Pour sa diffusion, en l’absence d’un corps médical préexistant, c’est le pacha qui aurait eu l’idée d’utiliser le réseau des barbiers. Selon un schéma proche de celui de la France de l’Ancien Régime, c’étaient en effet les barbiers, dans les villages, qui maniaient la lancette pour inciser les abcès et effectuer les scarifications.

Clot activa donc le réseau existant de barbiers-chirurgiens auquel il adjoignit des vaccinateurs formés au cours de stages de trois mois à l’École de médecine. Il les intégra dans un système de surveillance qui fit des « moudirs, ma’mours, nazirs, cheikhs al balad », à tous les niveaux de l’administration, les responsables de la bonne marche du programme ; les notables locaux servaient d’otages au gouvernement. Si des récompenses étaient prévues (une piastre par vaccination cinq jours après contrôle de la « prise » du vaccin), des punitions étaient aussi instaurées pour les manquements décelables en cas d’épidémie dans un village. Des punitions étaient également prévues pour les récalcitrants qui essuyaient rapidement le fluide vaccinal ou ne présentaient pas leurs enfants pendant la tournée, etc.

La politique autoritaire de l’état égyptien ne s’embarrassa guère de justification auprès de la population qui tendait à l’évasion vaccinale. Les paysans égyptiens s’opposaient à la vaccine, tat’im (le tatouage). Ils l’assimilaient à un marquage en vue de la conscription tant redoutée : une ancre tatouée sur le bras des marins ne permettait-elle pas d’identifier les fugitifs ?

La résistance à la vaccination ne s’opposa pas seulement à la contrainte d’état et à la médicalisation, elle fut aussi réaction à une technique imparfaite, d’efficacité variable, parfois dangereuse. Dans sa brochure destinée aux agents de la vaccination (à supposer qu’ils sussent lire !) Clot détaillait les précautions à prendre pour éviter les pièges de la « fausse vaccine » : il fallait de réelles qualités cliniques pour faire le diagnostic différentiel, et d’égales qualités pédagogiques pour expliquer aux parents la nécessité de revacciner après un essai infructueux.

La vaccination était effectuée de bras à bras, ce n’est qu’à la fin du siècle que l’élevage de génisses offrit une source régulière de vaccin. Le prélèvement sur les enfants vaccinifères était donc indispensable et il suscitait, comme en France, la réaction des familles qui avaient peur d’affaiblir leur progéniture. De plus, la vaccine était sporadiquement responsable de la transmission de la syphilis ou de surinfections.

Il est difficile de savoir si l’augmentation de la population de l’Égypte, qui doubla entre 1820 et 1850 (passant de 2 à 5 millions), fut due à la vaccination, mais il est possible que celle-ci ait joué un rôle important dans la réduction de la mortalité infantile.

En 1853, Charles Cuny qui avait succédé à Clot en 1849, dressait un bilan négatif d’une organisation qui était loin de donner satisfaction. Selon lui, les barbiers, situés tout au bas de la hiérarchie, étaient soumis totalement aux caprices de leurs supérieurs, incapables de prendre des risques pour dénoncer un début d’épidémie ou un décès suspect. Les statistiques de l’état civil étaient remplies de façon fantaisiste, les villageois étant les premiers à corrompre les employés pour dérober leurs enfants à la conscription et aux corvées : il y avait, selon Cuny, parfois plus d’enfants vaccinés sur le registre des vaccinations qu’il n’y en avait sur le registre des naissances, où commodément tout le monde s’appelait Mohammed, pour ajouter à la confusion volontairement entretenue…

Algérie

En Algérie, la préoccupation de la vaccine était très présente dans le corps médical de colonisation, organisé en 1853. La chute démographique en Algérie fut en effet, à cette date, impressionnante. Si aujourd’hui les démographes ne s’accordent pas sur les chiffres, ils sont unanimes à reconnaître la baisse dramatique de la population, résultat de la guerre, de la famine, des migrations tribales et du transfert vers des régions moins fertiles ou infectées de malaria.

L’introduction de la vaccine dans les douars, selon les médecins de colonisation, se heurta aux préjugés des indigènes et à leur fatalisme. Cependant, rien dans le Coran ne s’opposait à la prévention, et de nombreux hadiths (« dits » du Prophète) suggéraient que, là où il y a le mal, Dieu a créé un remède.

Certains médecins voyaient alors dans le procédé de la vaccine, transmise de bras à bras, l’occasion et le symbole d’un métissage des sangs et des cultures des peuples au contact : « La prétendue aversion finira par s’éteindre grâce à cette intime union, non pas seulement du sang, mais des idées qui sont au fond parfaitement compatibles. Or l’Évangile et le Coran se touchent par tous les points et le jour viendra, n’en doutons pas, où ces deux puissantes figures de notre époque, lasses de se combattre, étonnées de leurs ressentiments, entreront enfin dans une carrière véritablement religieuse de conciliation et de progrès pour tous… Notre politique aurait tout à gagner dans le mélange du sang. » (Périer. – De l’acclimatement en Algérie. Annales d’hygiène publique et de médecine légale , 1845, 33 , 326-7).

Cependant la répugnance des villageois à se faire vacciner semble difficile à surmonter, comme le notait le médecin Emile-Louis Bertherand en 1853, auteur d’un ouvrage sur l’hygiène et les mœurs des Arabes. Certes, les populations pratiquaient depuis longtemps des tatouages à des fins multiples, esthétiques, thérapeutiques et…

identitaires. Elles avaient une tradition locale de variolisation qui entra en compé- tition avec la vaccine et appréhendaient cette dernière comme une innovation à la fois inefficace et dangereuse. La variolisation utilisait le fluide d’une variole spontanément bénigne, assagie par la Providence, la variole de Dieu, djidri Allahi . La vaccine, elle, n’était guère que « djidri beylik », la « variole du pouvoir » et, comme telle, d’emblée suspecte.

En Algérie, un grand débat sur le choix des méthodes divisait les médecins des Bureaux arabes entre les partisans de la contrainte et ceux de la persuasion. Par exemple, le docteur Bertherand pensait qu’il était préférable de démontrer l’efficacité de la vaccination avant de l’imposer. Il proposait de ne vacciner au village que les volontaires et d’attendre que l’épidémie suivante fasse la preuve de la protection des vaccinés. Ses adversaires pensaient qu’il était plus expédient d’imposer la vaccination, en passant sur le caractère illégal d’une telle mesure imposée en anticipant sur la décision de la métropole, alors que l’Algérie était un département français.

De plus, comme en Égypte, et malgré les procédés ingénieux mis en œuvre : mise au frais dans des gargoulettes ou des boîtes remplies de moelle de bananier, la vaccine restait de conservation et de transport difficiles, et son application se heurtait à de nombreuses difficultés matérielles qui expliquent les déboires des médecins et les méfiances de la population devant un vaccin qui, de toute façon, ne tenait pas ses promesses.

En 1896, l’institut d’Alger, créé pour propager le sérum antidiphtérique, se chargea avant tout de la vaccine. Deux cent soixante-quinze milles tubes étaient distribués gratuitement entre 1896 et 1905, dont plus de la moitié fut envoyée « en pays indigène ». En cas de rupture de stock, Trolard, le premier directeur de l’institut Pasteur d’Alger, s’adressa à l’Académie de médecine. Trolard reconnut lui-même que l’indigène est « très administrable » et admettait que la résistance avait pu naître d’incidents. Il recommandait d’éviter les périodes chaudes de l’année, où le vaccin perd de sa vertu. Devant les résistances, il s’interrogeait : si la variolisation était réalisée dans des conditions d’hygiène satisfaisantes et sous contrôle médical, peut-être serait-elle acceptable ! L’accord de 1830 n’avait-il pas prévu de respecter les « usages séculaires » des tribus ?

« Entourée de précautions les plus minutieuses et les plus rigoureuses, pratiquée dans un milieu hygiéniquement idéal et par une population intelligente, apte à appliquer elle-même toutes mesures de désinfection et d’isolement, cette opération n’entraînerait peut-être pas de dangers immédiats ; dans de telles conditions, elle pourrait, à la rigueur, être tolérée. Mais la population arabe vit dans l’ignorance des notions les plus élémentaires d’hygiène… » Longtemps avant nos questions sur la relation entre immunité et état nutritionnel, il s’interroge : « sur des terrains aussi épuisés, que peut bien devenir la graine qu’on y dépose ? » L’Algérie tenait le premier rang de mortalité par variole, il est vrai après Marseille.

On juge, dit encore Trolard, de l’état de civilisation d’un pays par le nombre de varioleux qu’il perd annuellement. Il s’appuyait sur la loi sur la salubrité publique de 1884, pour proposer un plan de vaccination de la totalité de la population, soit 20 millions de personnes.

Au cours des campagnes de vaccination, l’institut Pasteur se préoccupa des « acteurs sociaux », comme on dirait aujourd’hui. Contre les marabouts qui variolisaient, il chercha à mobiliser les instituteurs. Des certificats de vaccin pourraient devenir exigibles pour ceux qui voulaient accéder à des emplois « protégés », tels que
tenancier de café maure ou de caravansérail, travailleur sur un chantier de l’état, etc.

Les migrants agricoles qui parcourent le pays au moment des moissons devraient aussi produire un certificat… Après le bâton, la carotte : des récompenses étaient proposées pour les chefs de douars de bonne volonté : « les indigènes sont autant que leurs vainqueurs friands de médailles et de rubans ».

En 1925, une violente épidémie atteignant 4 000 cas fut attribuée à la persistance de la variolisation, entraînant la réorganisation du service d’hygiène en 1928. Le nombre de cas de variole tomba à 34 en 1930. Une nouvelle élévation fut constatée entre 1939 et 1945, témoignant de la désorganisation due à la guerre. Mais la variole avait vécu en Algérie.

Tunisie

En Tunisie, la vaccine a retenu l’attention d’Ahmed, le bey réformateur, à la mi-temps du XIXe siècle. Une brève tentative d’introduction de la vaccine, via le médecin français Cotton, est cependant restée sans lendemain. L’essentiel se joua après l’occupation française en 1882. L’atmosphère était alors à tous égards diffé- rente du contexte algérien. Finis l’utopie de « l’acclimatation » indigène et métropolitaine, le rêve de mélange des sangs. Le recours à la vaccine animale avait détrôné définitivement la transmission de bras à bras.

L’institut Pasteur, fondé à Tunis en 1893, recueillit l’héritage de la vaccine. Son premier directeur, le propre neveu de Pasteur, Adrien Loir, s’efforça de la promouvoir dans la Régence.

Il est significatif que la thèse du premier médecin musulman de Tunisie soit consacrée à la vaccine. Bechir Dinguizli n’en remettait pas en question le principe ou la méthode. Avec son ami Adrien Loir, comme à la même époque Calmette à Saïgon, il s’efforçait d’adapter la vaccine aux animaux locaux : gazelle, chameau. Il se livrait à des essais sur les détenus. Mais surtout il s’intéressait à l’acceptation du vaccin par la société tunisienne, et aux aspects éthiques et sociaux de son usage. Pour les éclairer, il consulta la vénérable université-mosquée de la Zitouna qui, il n’y a pas si longtemps, délivrait les autorisations d’exercer aux médecins formés auprès d’un maître de façon traditionnelle. Bref, il demanda des fatwas (avis) aux ‘ulamas (savants) de la Zitouna, en réponse à des questions portant sur plusieurs points :

— est-il licite de provoquer « un petit mal (l’injection) pour en prévenir un grand » ?

— est-il licite d’introduire un produit animal dans l’économie du corps humain ?

En filigrane se dessinait la grande question de l’interférence avec les décrets de la Providence et du rapport de la divinité au mal, bref toute la théodicée.

Nous possédons, grâce à la thèse de Dinguizli, les réponses de la Zitouna. Les cheikhs sont formels : il est licite d’autoriser un petit mal pour en éviter un grand. La chirurgie à l’évidence repose sur cette stratégie, qui pratique l’art de la cautérisation et de l’amputation. Bref, c’est toute la médecine qui est ici légitimée, et son savoir intégré au plan providentiel.

La réponse est également positive sur le deuxième point. La médecine fait traditionnellement usage de produits d’origine animale : coquilles d’œuf, cornes d’animaux.

C’est ici la vaccine qui est intégrée au sein de la pharmacopée de la tradition arabe.

Les ‘ulamas s’appuient sur le principe que « la nécessité relâche les interdits », le danger de mort rend licites des choses normalement illicites. Le médecin n’est-il pas, de par sa profession, relevé des interdits ordinaires, comme celui de mutiler son prochain ou de blesser son corps ?

Mais Dinguizli ne se préoccupait pas seulement de l’aspect juridique et religieux. Il était soucieux de trouver des acteurs intermédiaires pour relayer le message médical, expliquer et vanter les bienfaits de la vaccine. Ces acteurs, ce furent l’Union des femmes de France, seules habilitées à pénétrer dans l’intimité des maisons et à contacter les femmes, gardiennes du foyer et responsables de la santé des enfants, ce furent les conteurs des cafés maures à qui l’on suggérait de chanter des chansons populaires célébrant la vaccine, et Dinguizli n’hésita pas à écrire des textes. Il les mentionnera plus tard dans un courrier adressé à l’Académie de médecine dont il fut élu correspondant, et à qui il adressa fidèlement de nombreux articles jusqu’à sa mort en 1936.

La vaccine est pour Dinguizli un des moyens de jeter le cadre de la lutte contre les épidémies dans un pays modernisé. La Tunisie contemporaine devrait disposer d’une bonne biographie de ce pionnier de la santé publique.

Indochine

La vaccine a été introduite également en Indochine. Minh Mang, empereur d’Annam, par ailleurs très hostile à la pénétration des Européens, n’en a pas moins chargé le médecin français Despiau d’étudier le procédé et de l’implanter dans la péninsule indochinoise. En 1820, Despiau, parti à Macao où la vaccine était pratiquée, revint avec deux enfants qu’il inocula successivement sur le bateau. Les vents furent favorables, et Despiau parvint dans des temps raisonnables à la cour de Hué, mais le vaccin perdit rapidement de son efficacité, et tout fut à recommencer.

Après l’occupation par les Français, le service mobile créé en 1878 reprit l’initiative en matière de vaccine. Les populations étaient méfiantes. En Cochinchine, on payait des remplaçants pour la vaccination (comme un temps en France pour le service militaire !). Le dicton vietnamien ne dit-il pas : « Vô dau bât thanh nhan », « Ceux qui n’ont pas eu la variole ( dau ) ne peuvent être sages ? ». De plus, la vaccine entra en compétition avec la variolisation, pratiquée non pas suivant la méthode chinoise la plus ancienne d’insufflation dans les narines, mais le plus souvent par scarification comme la méthode transmise de Turquie en Europe par Lady Montagu. Les services de santé français s’efforçaient de convertir les inoculateurs traditionnels aux pratiques de la vaccine, en se heurtant, comme ailleurs, au problème de la conservation entre les séances de vaccination.

L’institut Pasteur de Saïgon adapta la vaccine sur le buffle local et « nationalisa » ainsi la vaccine. La lutte contre la variole constitue l’essentiel de la lutte coloniale contre les épidémies avant la guerre de 1914.

Brésil

Jusque-là nous avons surtout décrit des phénomènes de résistance, adoptant toutes les nuances de la méfiance au rejet actif. La violence n’en est pas absente, elle s’oppose à la violence qui accompagne souvent la contrainte et à l’inscription de la loi sur les corps. En Europe, les manifestations ont causé des morts comme en Angleterre au moment des manifestations de Leicester, lorsque les ligues antivaccinales s’opposaient aux mesures lourdes, amendes et emprisonnements, qui sanctionnaient la non-exécution de la loi.

Mais, dans le Nouveau Monde, un épisode de ce genre a laissé un souvenir beaucoup plus marquant dans la geste populaire. C’est la révolte du vaccin, A rivolta da vacina , à Rio de Janeiro en 1903. Le point de départ a été le plan d’hygiène adopté par le ministère, sous l’influence d’Oswaldo Cruz, le médecin bactériologiste fondateur de l’institut de recherche qui porte encore aujourd’hui son nom. Ce plan était un plan de modernisation de la ville de Rio, il visait à en faire un port moderne, perdant la réputation d’insalubrité qui lui était attachée à cause de la fièvre jaune, et à attirer les commerçants européens. Il prévoyait, entre autres, une destruction à la Hausmann des barrios (quartiers) du centre, ruelles tortueuses abritant la population laborieuse et déshéritée de la ville, considérés par les hygiénistes comme autant de foyers d’épidémies, inesthétiques de surcroît. La vaccine n’était qu’un élément dans ce dispositif, mais c’est elle qui a symbolisé le plus insupportable aux yeux du peuple, la contrainte par corps.

La prophylaxie de la variole interférait d’autre part avec les rituels traditionnels visant à protéger de la maladie, en l’honneur de la divinité Omolu. Les anciens esclaves, souvent originaires du Dahomey, avaient en effet transporté au Brésil le culte d’Omolu, qui faisait partie des fétiches Yoruba et qui est honorée à la maison, sous la responsabilité d’un chef de culte. Le musée afro-brésilien de Bahia atteste son importance.

Le conflit populaire fut attisé par les partis d’opposition qui voyaient là un moyen d’abattre le pouvoir. Pendant huit jours, la bataille de rues fit rage. Les élèves de l’École Polytechnique de Rio, d’origine bourgeoise, firent le coup de feu sur les barricades, au nom de la liberté, aux côtés des prolétaires qui se battaient avec les méthodes de lutte traditionnelle, la capueira, mode de lutte affectionné par les esclaves marrons.

La répression fut sanglante. Plusieurs centaines d’hommes furent déportés dans l’île du Cobra, en face de la baie de Rio, où beaucoup moururent de la fièvre jaune. Le grand écrivain brésilien Moacyr Scliar a dépeint cet épisode dans un inoubliable roman, Sonos tropicaes , traduit en français sous le titre d ’Oswaldo le Magnifique . Le
peuple brésilien en a gardé le souvenir, à preuve les nombreuses caricatures des journaux. Jusqu’à aujourd’hui, le « santon » du docteur Oswaldo Cruz, affligé comme un croquemitaine d’une énorme seringue, peut être acheté dans les boutiques de Rio.

Bien que cet épisode sanglant soit de loin le plus connu de tous les spécialistes de l’Amérique latine (il a suscité de nombreuses publications chez les chercheurs brésiliens), il est loisible de déterrer de nombreux épisodes analogues en Amérique latine, comme à Montevideo par exemple, à la même époque. A chaque fois, la résistance revêtit des caractéristiques un peu différentes, marquées par des particularismes locaux ou des conjonctures spécifiques.

CONCLUSION

J’ai présenté les ombres et lumières de la vaccine, et rappelé son lien avec l’instauration de l’état moderne, centralisateur et garant officiel de la santé publique. Les mesures sanitaires, instaurées sous l’effet de la contrainte ou de la persuasion (débat toujours d’actualité), ont suscité dans les populations une gamme de réponses mitigées, liées à toute la charge de peur et de refus que suscite une obligation et aussi aux aléas de la vaccine qui demeurait, à bien des égards, une procédure expérimentale comportant de nombreuses inconnues scientifiques.

Une politique d’application de nouvelles mesures sanitaires soulève toujours un débat quant à la marche à suivre. Obligation et persuasion ont leurs partisans. On l’a bien vu, au moment du revirement pour la conduite à tenir avec le vaccin contre l’hépatite B dans les écoles, où le choix ministériel a consisté à s’en remettre à l’initiative individuelle et à l’avis du médecin de famille. Il reste en effet indispensable de susciter l’adhésion des citoyens. La vaccination est affaire de science, mais aussi de croyance, et l’opinion publique passe aisément de la confiance au désaveu.

Pour illustrer la nécessité d’intégrer la vaccination dans les représentations populaires, il suffit d’évoquer un tableau naïf vendu à Dakar dans la rue, représentant la vaccination et peint selon la technique dite du fixé sur verre. Ce genre de tableau représentait traditionnellement des scènes religieuses comme le Déluge et l’Arche de

Noé ou des héros populaires préislamiques ou bien encore des saints chrétiens. Les tenants des vaccins ne peuvent pas faire l’économie d’une réflexion sur les conditions d’acceptation des vaccins. L’universalisation de la vaccine joua un grand rôle dans l’essor démographique du siècle dernier, et permit l’éradication de la variole, mais son histoire dramatique illustre aussi la nécessité d’un dialogue social, d’une adaptation et d’une réappropriation au contexte local. La réponse de la population à la vaccine renseigne sur les besoins d’une société et constitue un incomparable miroir de ses aspirations et de ses problèmes.

RÉFÉRENCES [1] MOULIN A.M. — L’aventure de la vaccination. Paris : Fayard, 1996.

[2] MOULIN A.M., CHUVIN P. — L’Islam au péril des femmes. Paris : La Découverte, 1991.

[3] ZYLBERMAN P. — L’hygiène dans la République. Paris : Fayard, 1995.

[4] SPEZIALE S. — Oltre la peste, Sanità, popolazione e società in Tunisia e nel Maghreb (XVIII-XX secolo), Cosenza, Pellegrini, 1997.

[5] GOUBERT J.-P., CHIFFOLEAU S., SHAMAY M. — La ville, miroir et enjeu de la santé. Vers une problématique comparée dans les capitales du monde arabe et en France aux XIXe et au XXe siècles. Paris : Rapport CNRS, 1993.

** Directeur du Département Santé/Société CNRS-IRD (Institut de Recherche pour le Développement), 213 rue La Fayette — 75010 Paris. Tirés-à-part : Professeur Anne-Marie MOULIN, à l’adresse ci-dessus. Accepté pour publication le 18 juin 2001.

Bull. Acad. Natle Méd., 2001, 185, no 4, 785-795, chronique historique