Communication scientifique
Session of 8 janvier 2002

Incidence des changements climatiques planétaires sur les arboviroses transmises à l’homme par des moustiques et des tiques

MOTS-CLÉS : arbovirus, infection. climat. dengue. encéphalite à tiques.
Expected threats of global climate change on mosquito and tick-borne arbovirus infections of human beings
KEY-WORDS : arbovirus infections. climate. dengue. encephalitis, tick-borne.

Cl. Chastel

Résumé

Même si tous les climatologues ne sont pas d’accord sur son origine réelle, un réchauffement planétaire de + 0,5 — 0,6° C a marqué la deuxième moitié du XXe siècle et le phénomène devrait s’aggraver d’ici à 2100 (+ 1,5 à 6° C). Les épidémiologistes s’interrogent sur les conséquences que pourraient avoir les bouleversements climatiques qui vont en résulter sur l’évolution des infections à arbovirus transmises à l’homme par des vecteurs hématophages, moustiques et tiques. L’analyse de l’abondante littérature consacrée depuis peu à ce problème ne permet pas d’en tirer des conclusions claires et les modèles mathématiques utilisés ne prennent pas assez en compte les facteurs non climatiques, humains notamment, qui interviennent dans l’épidémiologie de ces maladies. Les exemples de la dengue, de l’encéphalite européenne à tiques et d’autres arboviroses sont discutés. Nous prêtons une attention particulière aux effets éventuels des variations climatiques sur l’hibernation de certains petits mammifères et les migrations des oiseaux, impliqués dans les cycles enzootiques des arbovirus. Il semble que l’on puisse craindre des extensions géographiques locales de ces infections, à la fois en latitude et en altitude, conduisant à des poussées épidémiques, mais aussi parfois à des régressions spectaculaires.

Summary

Global warming [+ 0,5 — 0,6° C during the second half of the 20 th century] seems a reality although climatologists did not reach a common agreement on its actual origin, and this phenomenon may still increase along the 21 th century [+ 1,5 to 6° C]. Epidemiologists are * Correspondant de l’Académie nationale de médecine.

Laboratoire de Virologie, Faculté de Médecine, 22 avenue Camille-Desmoulins. BP 815 — 29285 Brest cedex. E-mail : chastelc@aol.com.

Tirés-à-part : Professeur Claude Chastel, à l’adresse ci-dessus.

Article reçu le 15 octobre 2001, accepté le 5 novembre 2001.

anxious at the eventual effects of the resulting climate change on the evolution of arbovirus infections transmitted to human beings by hematophagous vectors such as mosquitoes and ticks. Analysis of the literature devoted to this problem did not lead to precise conclusions and the mathematical models used seems insufficient for they take into account mainly the climatic factors and not enough the human ones. Exemples of dengue, european tick-borne encephalitis and other arbovirus infections are discussed. Peculiar attention is devoted to the eventual effects of climatic changes on the hibernation process in some small mammals and the timing of bird’s migrations, involved in enzootic cycles of arboviruses. It is likely that arbovirus diseases may localy extend, both in latitude and altitude, leading to outbreaks, but regressions may also occur.

INTRODUCTION

Dans son supplément du 15 novembre 2000, le quotidien

Le Monde titrait : « Coup de chaud sur la planète ; que se passe-t-il ? Que doit-on redouter ? Que peut-on faire ? » Les mêmes interrogations s’appliquent aux conséquences sanitaires que le réchauffement planétaire et ses effets climatiques pourraient avoir sur les arboviroses dont la transmission à l’homme est assurée par un vecteur hématophage, moustique ou tique.

Pour la deuxième moitié du xxe siècle, la réalité du réchauffement planétaire semble bien établie et il a été estimé à + 0,5 – 0,6° C. Pour le xxie siècle, on nous annonce un accroissement encore plus considérable des températures moyennes : + 1,5 à 6° C, d’ici à 2100 !

Tous les climatologues ne sont pas d’accord sur l’origine réelle du phénomène. La plupart privilégient une origine anthropique, avec l’émission de gaz à effet de serre, liée aux activités industrielles croissantes et à la déforestation. D’autres retiennent, au moins en partie, une origine naturelle : les variations des activités solaire et volcanique. Quoi qu’il en soit, nous devons tenir compte de ce phénomène et tenter de prévoir ses effets sur l’avenir des arboviroses qui touchent l’homme.

DES SCÉNARIOS « CATASTROPHE »

Les épidémiologistes, maniant différents modèles mathématiques, nous prédisent une extension explosive de la dengue et d’autres arboviroses, à la fois en latitude et en altitude [1-8]. Ce serait aussi le cas pour d’autres maladies à transmission vectorielle, paludisme, filarioses, leishmanioses, borréliose de Lyme, etc.

En effet, la transmission et la diffusion de toutes ces infections sont étroitement dépendantes de la température ambiante et de l’humidité relative, deux facteurs qui conditionnent le développement et l’activité des vecteurs hématophages.

Mais ces effets sont encore amplifiés lors des perturbations climatiques résultant du phénomène d’oscillation australe (ENSO), encore appelées « El Niño » pour les phases chaudes et «

La Niña » pour les phases froides, avec leur cortège d’inondations catastrophiques ou de périodes de sécheresse extrême [10].

Enfin, le réchauffement planétaire provoquerait ou accélèrerait la fonte des glaciers, des calottes polaires et de la glace de mer, entraînant une élévation du niveau des mers, de l’ordre de 15 à 95 cm, d’ici à 2100. Il en résulterait l’inondation des zones côtières les plus basses, des bouleversements écologiques majeurs, tels que l’extension de certains vecteurs hématophages ou la disparition de certaines espèces de vertébrés ; enfin, des migrations humaines incontrôlables et des épidémies [1].

QUELS EFFETS PEUT-ON CRAINDRE AU PLAN THÉORIQUE ?

A priori , l’augmentation globale de la température ne peut que modifier l’incidence et la prévalence des arboviroses, car leur entretien dans la nature et leur transmission font appel à une multitude de facteurs complexes :

— l’homme avec ses caractéristiques immunologiques et génétiques propres ;

— les virus dont les stratégies de réplication varient en fonction de l’hôte et dont le génome ARN peut muter sous l’effet de diverses contraintes ;

— les vecteurs, souvent multiples et doués, eux aussi, d’une forte variabilité géné- tique ;

— les réservoirs animaux sauvages, enfin, eux-mêmes très divers. En fait, tous les facteurs du complexe pathogène arboviral vont subir les effets du climat, dans un sens ou dans un autre.

Pour Carcavallo et de Casas [2], le réchauffement planétaire va avoir, sur les arboviroses, les effets suivants :

— raccourcissement, chez le vecteur, du temps de réplication du virus ;

— raccourcissement du temps de développement du vecteur hématophage ;

— accroissement corrélatif du risque de piqûre infectante.

Tout ceci est exact et vérifié expérimentalement, mais ne tient cependant pas compte des effets du climat sur les réservoirs animaux sauvages. Ils sont pourtant évidents.

Ainsi, les rongeurs et petits insectivores sont très sensibles aux facteurs climatiques.

Ils périssent en grand nombre lors des périodes de sécheresse prolongée, pour pulluler à nouveau lorsque des précipitations atmosphériques leur fournissent une nourriture abondante (graines, insectes, baies, vers). Ils peuvent aussi être noyés massivement, si les précipitations deviennent trop importantes. L’épidémiologie de l’encéphalite européenne à tiques, par exemple, est directement influencée par les fluctuations naturelles des populations de rongeurs.

Par ailleurs, nous pensons que l’accroissement global des températures ambiantes aura des effets sur le processus d’hibernation chez certains petits mammifères, y
compris les chiroptères, qui participent à la « conservation hivernale » de nombreux arbovirus. Un réveil plus précoce pourrait entraîner une « relance » également plus précoce des cycles enzootiques de certains virus.

Il en est de même pour les oiseaux. On vient de montrer, en effet, qu’au cours des dernières années, le réchauffement planétaire aurait conduit certains oiseaux, sédentaires ou migrateurs, à pondre plus tôt au cours de l’année, tant en Europe qu’aux États-Unis, de 8 à 10 jours plus précocement [11-13] ! Nous sommes persuadés que les arboviroses, dont les cycles enzootiques font intervenir des oiseaux migrateurs, pourraient voir leur épidémiologie profondément bouleversée par de telles adaptations phénologiques. Ce pourrait être le cas pour les infections à virus West Nile et pour l’encéphalite japonaise.

DES ÉVOLUTIONS RÉCENTES INQUIÉTANTES

Les années 1990 ont été marquées par une recrudescence d’activité, très préoccupante, de plusieurs arboviroses transmises par des moustiques.

Un premier exemple est celui des infections à virus West Nile (WN). Ce flavivirus est inféodé à des zones humides où sont réunis des oiseaux aquatiques et des moustiques du genre Culex qui lui servent de vecteurs. Ce virus, identifié en Camargue dès 1964 [14], avait relativement peu fait parler de lui depuis son isolement initial en Ouganda, en 1937. Tout a changé à partir de 1994 [15], lorsque de graves épidémies d’encéphalites, frappant l’homme et le cheval, sont apparues en Algérie (1994), au Maroc et en Roumanie (1996), en République Tchèque (1997), en Italie et en République Démocratique du Congo (1998), en Israël et en Russie (1999), et surtout dans la ville de New York à l’automne 1999. Durant l’été 2000, la petite Camargue a été atteinte par une sérieuse épizootie équine, heureusement non accompagnée de cas humains [16]. En 2000, WN s’est à nouveau manifesté dans l’état de New York et en Israël.

Ce qui est grave, c’est que non seulement le virus WN s’est échappé de ses foyers naturels d’infection de l’Ancien Monde (Afrique, Moyen Orient, Inde et Europe) pour gagner la région biogéographique néarctique où il était totalement inconnu, mais qu’il s’y est solidement établi dans 12 états des États-Unis. Là, il a infecté de nombreux oiseaux sauvages nord-américains (∼20 000), surtout des corneilles d’Amérique ( Corvus brachyrhynchus ) et au moins 14 espèces de moustiques locaux.

Pendant l’été 2001, WN a continué sa progression, tuant une femme de 71 ans à Atlanta, Géorgie, et gagnant le sud de l’Ontario, au Canada ! Les autorités sanitaires nord-américaines sont très préoccupées par cette progression catastrophique d’un « intrus viral » pouvant gagner les Caraïbes et le nord de l’Amérique du sud, grâce aux oiseaux migrateurs.

D’autres exemples, tout aussi inquiétants, concernent l’évolution de la fièvre de la vallée du Rift et de l’encéphalite japonaise.

La première, une fièvre hémorragique sévère, frappe aussi bien l’homme que les animaux domestiques. Elle est provoquée par un phlebovirus transmis par différentes espèces de moustiques. Elle ne s’était manifestée d’abord qu’en Afrique de l’est et du sud, ses foyers originels, puis a gagné sous forme d’épidémies extensives l’Egypte (1977), la Mauritanie (1987) et Madagascar (1990). Puis, soudain, en septembre 2000, elle est parvenue à gagner le Yémen et l’Arabie Saoudite, où, en seulement un mois, elle a provoqué plus de 100 décès humains.

Quant à l’encéphalite japonaise, une arbovirose asiatique à flavivirus, transmise par des moustiques du genre

Culex , comme WN, elle est en pleine recrudescence épidémiologique. En 1995, elle est parvenue à franchir la ligne Wallace, c’est-à-dire à s’étendre considérablement vers le sud-est, infectant la région biogéographique australienne, par le détroit de Torrès et le nord du Queensland, où elle était jusque-là totalement inconnue [17, 18]. Culex gelidus , un excellent vecteur asiatique de ce flavivirus , jusqu’à présent absent d’Australie, vient d’y être identifié à seulement 2,7 km de l’aéroport de Brisbane [19] !

Que l’extension géographique de ces trois arboviroses transmises par des moustiques soit liée au réchauffement planétaire, aux migrations plus précoces des oiseaux qu’il entraîne, à El Niño ou à d’autres bouleversements écologiques, reste à préciser.

LE PROBLÈME DE LA DENGUE

Cette arbovirose, due aux 4 sérotypes d’un même flavivirus , transmise par des moustiques du genre

Aedes , principalement Ae. aegypti , est largement répandue dans toute la zone intertropicale du globe, touchant plus de 100 pays et territoires.

Elle sévit en Afrique tropicale (relativement peu), dans le sud-est asiatique, dans les îles de l’Océan indien et le Pacifique, dans le nord de l’Australie, ainsi qu’au sud des États-Unis, en Amérique centrale et du sud [20].

Le poids de la dengue dans le monde

D’après l’OMS, environ 2,5 milliards de personnes y sont exposées et il y aurait entre 250 000 et 500 000 cas annuels de dengue « classique », de dengue hémorragique et de dengue avec syndrome de choc [21]. Seules ces deux dernières formes cliniques sont susceptibles de tuer les malades. Elles sont partout en extension dans le monde, notamment sur le continent américain. En 1995, on a recensé officiellement 284 483 cas de dengue en Amérique latine dont 7 850 formes hémorragiques ou avec choc et 106 décès (1, 35 %). En Asie du sud-est, c’est la première cause d’hospitalisation de l’enfant, à certaines périodes de l’année : la mortalité y varie de 1 à 5 % suivant les équipements et le personnel dont disposent les formations médicales : c’est un problème de réanimation d’urgence.

La Martinique, la Guadeloupe, la Guyane française (où les formes hémorragiques viennent d’apparaître), la Réunion, la Polynésie française, la Nouvelle Calédonie et

Mayotte sont concernées. C’est aussi la première arbovirose d’importation dans notre pays. Il n’existe ni vaccin ni antiviral utilisable en pratique courante.

Évolution épidémiologique récente

Au cours des 20 dernières années, on a assisté à une extension géographique rapide de cette virose, à une augmentation du nombre des formes graves et à un accroissement progressif de l’âge des patients [20, 21]. A Cuba, en 1981, 65 % des formes hémorragiques ont été diagnostiquées chez des sujets de plus de 15 ans. Au Venezuela, en 1989, le tiers des décès concernait des adultes.

Le principal vecteur, Ae. aegypti , a développé de fortes résistances aux insecticides courants. Un autre vecteur,

Ae. albopictus, autrefois cantonné en Asie et venu du

Japon [22], a envahi la planète, véhiculé par le commerce international des vieux pneumatiques à rechaper. On le trouve maintenant couramment aux États-Unis, au Mexique, au Brésil, aux Antilles, en Océanie, en Australie, en Afrique et à Madagascar et, pour l’Europe, en Italie, en Albanie et, depuis 2 ans, en France [23]. Doué d’une très grande adaptabilité, il a colonisé de nombreux biotopes nouveaux, suburbains voire urbains, concurrençant localement Ae. aegypti . Plus résistant que ce dernier aux faibles températures, sa répartition géographique aux États-Unis dépasse de 7° en latitude celle d’ Ae. aegypti.

Mais la dengue s’est aussi étendue en altitude.

Ae. aegypti a été trouvé en Colombie, à 2 200 mètres au-dessus du niveau de la mer, alors que jusqu’à présent il ne dépassait pas 1 500 m ; cette progression a été corrélée avec un accroissement de la température ambiante [24]. Au Mexique, en 1988, lors d’un été particulièrement chaud, la dengue s’est manifestée jusqu’à 1 700 m d’altitude [25].

Craintes pour l’avenir

Pour le moment, la limite septentrionale de survie d’

Ae. aegypti se situe, aux

États-Unis, près du 35° N, à la hauteur de Memphis, Tennessee. Avec l’augmentation globale de température qui nous est annoncée, ce vecteur pourrait se déplacer encore plus au nord et infester de nombreux centres urbains importants. Le développement des larves deviendrait plus rapide et l’incubation extrinsèque des virus chez le moustique pourrait être raccourcie. On sait que celle du virus de la dengue type 2 chez Ae. aegypti passe de 12 jours, à 30° C, à seulement 7 jours, à 35° C [26].

Ae. albopictus , pour sa part, a atteint aux États-Unis, le 42° N. Toutes ces observations montrent que le risque d’épidémies va s’accroître dans ce pays [9].

Au plan mondial, le modèle mathématique, utilisé par Jonathan Patz et ses collaborateurs [27], prédit que le risque potentiel de transmission de la dengue augmenterait de 31 à 47 %, pour un accroissement de température d’environ 1° C, au milieu du xxie siècle, ce qui placerait 195 millions d’individus supplémentaires, en situation d’être infectés dans le monde.

Des réalités peut-être plus banales

Bien que l’on ait démontré, dans la dengue, la réalité de cycles enzootiques sauvages faisant intervenir des singes et des Aedes forestiers (Malaisie, Afrique de l’Ouest), le principal réservoir de virus est, en fait, l’homme lui-même. Dans cette arbovirose, les facteurs anthropiques jouent donc un rôle au moins aussi important que les facteurs climatiques. Ils sont clairement identifiés (Tableau 1).

Tableau 1. — Causes de l’extension de la dengue dans le monde, autres que climatiques.

Des populations humaines denses, rassemblées dans un environnement urbain très dégradé, pratiquement sans voirie ni système d’adduction d’eau convenable, et la pratique courante du stockage de l’eau domestique dans des réservoirs mal ou non couverts, favorisent la pullulation des Aedes vecteurs. Un peu partout, les campagnes de désinsectisation intra-domiciliaires, d’ailleurs de plus en plus mal acceptées par la population, ont été progressivement abandonnées. La rapidité des transports aériens intercontinentaux et le tourisme de masse vers les « pays du soleil », ont favorisé la dispersion mondiale des souches de virus, dont certains peuvent être de virulence accrue [20].

Il faut aussi tenir compte des facteurs socio-économiques et culturels [28].

Ainsi, en 1995, une épidémie de dengue a sévi de part et d’autre de la frontière américano-mexicaine. Les conditions climatiques y étaient strictement les mêmes, or on a recensé 2 361 cas au Mexique contre seulement 7 au Texas [8]. De tels écarts dans la morbidité s’expliquent très simplement par des différences dans la structure de l’habitat urbain et dans la façon de l’utiliser.

Du côté américain, un habitat largement disséminé, séparé par des pelouses et des jardins ; une population relativement restreinte et se déplaçant en voiture, vivant dans des villas climatisées dont les portes et les fenêtres sont munies de grillages anti-moustiques. Du côté mexicain, une population très dense, entassée dans des maisons largement ouvertes et proches les unes des autres. Enfin, les gens passent une partie de la nuit hors des habitations et n’utilisent des moustiquaires individuelles que pour le reste de la nuit [8], une méthode peu efficace pour éviter les piqûres d’ Ae. aegypti, dont l’activité est diurne et crépusculaire.

Ceci n’exclut cependant pas que la dengue, propulsée par des facteurs climatiques nouveaux, ne puisse progresser encore, notamment aux États-Unis et ré-envahir certaines grandes villes du bassin méditerranéen. N’oublions pas qu’Athènes a été durement touchée par la dengue, en 1927-1928 ; il y eut environ 1 million de cas et plus d’un millier de morts [29].

LE CAS DE L’ENCÉPHALITE EUROPÉENNE À TIQUES (TBE-CEE)

Cette arbovirose n’a pas la même importance mondiale que la dengue, ou encore que les infections à virus WN. Géographiquement, elle est limitée à l’Europe occidentale, de l’Alsace à l’Oural, et de la Scandinavie au nord de l’Italie, aux Balkans et à la Grèce. Son incidence est particulièrement élevée en Russie, en Autriche, en Hongrie, en Slovénie, et dans les Républiques Tchèque et Slovaque.

Dans le centre de l’Europe, au cours de la belle saison, forestiers, agriculteurs, campeurs, randonneurs et touristes y sont particulièrement exposés.

Elle est due à un flavivirus transmis par plusieurs espèces de tiques, en particulier

Ixodes ricinus . Le réservoir de virus est constitué par des mulots, des campagnols et d’autres petits mammifères sauvages dont certains sont des hibernants ou semihibernants. En France, elle est présente en Alsace et en Lorraine, où l’on dénombre chaque année quelques cas [30], méningites ou méningo-encéphalites, généralement moins sévères que les formes observées en Europe centrale. Il n’y a pas de traitement spécifique, mais l’on peut s’en protéger efficacement grâce à un vaccin inactivé, hautement purifié, fabriqué en Autriche par Immuno (FSME — Immuno® inject). Il est administré en France, dans les centres de vaccination antiamarile.

Tiques vectrices et conditions climatiques

Les tiques qui transmettent la TBE-CEE vivent dans des biotopes ouverts (forêts, haies, prairies, etc.). Elles sont dites « exophiles » et pratiquent l’affût sur la végétation, en quête d’un hôte susceptible de leur fournir un repas sanguin : du lézard vert ( Lacerta viridis ) aux grands cervidés. Ces tiques sont très sensibles aux conditions climatiques, température, vents et surtout humidité. En Suède, on a montré que la succession de deux hivers doux et humides est corrélée positivement avec une augmentation de l’incidence de la TBE-CEE, comme d’ailleurs de la borréliose de Lyme qui est également transmise par I. ricinus [31]. D’une manière plus générale, des températures ambiantes élevées favorisent l’apparition des épidémies [32].

TBE-CEE et réchauffement planétaire

C’est en Suède, où une quarantaine de cas est observée chaque année, dans les archipels côtiers de la mer Baltique et autour de Stockholm [33], que les autorités
sanitaires sont les plus inquiètes. Dès à présent, il semble que le vecteur,

I. ricinus, soit plus répandu qu’il ne l’était au début des années 1980 [34]. Il pourrait en être de même en Lorraine, principalement sous l’effet des facteurs anthropiques [35].

Les suédois admettent qu’un réchauffement planétaire, de l’amplitude de celui qui nous est annoncé, serait capable de provoquer une extension géographique encore plus considérable de I. ricinus dans leur pays et, par voie de conséquence, d’augmenter l’incidence de la TBE-CEE. Se basant sur les résultats d’un modèle mathématique prédictif, Elizabeth Lindgren a calculé qu’il faudrait augmenter d’un facteur 3 ou 4, le volume des vaccinations humaines au cours des cinquante prochaines années [36].

Toutefois, il apparaît difficile de prévoir ce qui va réellement se passer ; sans doute une extension de la maladie, avec peut-être des formes plus graves. D’ailleurs, le groupe de travail centre-européen de l’OMS pour l’environnement et la santé a inscrit la TBE-CEE (et la maladie de Lyme) parmi les infections devant faire l’objet d’une épidémio-surveillance très étroite [37].

AUTRES ARBOVIROSES

Des modifications climatiques majeures peuvent certainement perturber profondé- ment l’évolution d’autres arboviroses. Nous avons vu précédemment l’inquiétude qui se fait jour à propos des infections à virus WN, de la fièvre de la vallée du Rift ou de l’encéphalite japonaise. Ces bouleversements peuvent aussi précipiter l’apparition d’épidémies de fièvre jaune, d’encéphalite de la Murray Valley ou encore de la fièvre hémorragique Congo-Crimée dont une centaine de cas ont été enregistrés sur la frontière pakistano-afghane, en 2001. Mais peu de travaux prospectifs ont été consacrés à ces dernières infections.

En revanche, des études très précises ont été réalisées en Californie, en vue d’appré- cier les effets d’une augmentation de la température ambiante sur la répartition géographique et l’impact épidémiologique de deux encéphalites saisonnières à arbovirus : l’encéphalite de Saint-Louis (SLE) et l’encéphalite équine de l’ouest (WEE). Toutes deux sont transmises par le même moustique vecteur, Culex tarsalis [38, 39]. Si, comme prévu, la température s’élève de 3 à 5° C dans cet Etat, au cours du xxie siècle, on devrait observer un déplacement vers le nord des épidémies de SLE, alors que le virus WEE ne serait plus en mesure de se maintenir dans certains de ses foyers actuels, les plus méridionaux. En revanche, WEE pourrait devenir endémique dans le nord des États-Unis et au Canada [38]. Enfin, l’augmentation de la température et des précipitations atmosphériques pourrait favoriser l’introduction d’ Ae. aegypti et d’ Ae. albopictus en Californie et, avec ces vecteurs, celle de la dengue et de la fièvre jaune [39].

DISCUSSION ET CONCLUSION

Avec le siècle qui vient de débuter, il faut s’attendre à une aggravation des conditions climatiques planétaires. Quel retentissement en attendre pour l’évolution épidémiologique des arboviroses ?

Il est bien difficile de le dire. Les modèles mathématiques, jusqu’à présent utilisés, ont leurs limites [40] et les scénarios « catastrophe » ne sont pas forcèment les plus vraisemblables. Les systèmes vectoriels sont d’une très grande complexité, associant l’homme, le virus, les vecteurs et des réservoirs animaux sauvages. L’impact des phénomènes climatiques sur ces derniers, en modifiant par exemple le rythme d’hibernation de certains petits mammifères ou en rendant plus précoces les migrations et les pontes de certains oiseaux, peut représenter un facteur déterminant de l’évolution de ces infections.

En pratique, on assistera probablement à l’extension locale de certaines arboviroses (dengue, encéphalite européenne à tiques, encéphalite de Saint-Louis, pour les mieux documentées), mais ailleurs à des extinctions toutes aussi spectaculaires (encéphalite équine de l’ouest). Il n’est pas exclu, non plus, que des arboviroses nouvelles puissent faire leur apparition.

Toutefois, dans cette évolution, ce sont probablement les évènements climatiques les plus prononcés (ouragans, inondations catastrophiques ou sécheresses prolongées) qui seront à l’origine des risques épidémiques les plus graves, bien plus que l’élévation continue de la température ambiante, à laquelle les arbovirus pourront s’adapter, comme ils le font depuis au moins le Néolithique [41].

Mais les perturbations climatiques ne seront pas seules en cause. L’accroissement de la population mondiale, même s’il tend à se ralentir un peu, la détérioration continue des milieux naturels du fait des activités humaines, les conflits militaires et les mouvements de populations, ainsi que l’accroissement des échanges internationaux, apporteront leurs risques propres. C’est globalement que le problème doit être appréhendé, et non pas en se limitant à sa seule composante climatique.

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DISCUSSION

M. Pierre AMBROISE-THOMAS

Nous risquons de voir, notamment, certains vecteurs du paludisme comme Anopheles gambiae franchir la barrière saharienne et s’implanter en Afrique du Nord. Par ailleurs, la fréquence accrue de la dengue est probablement liée à des infestations multiples par des sérotypes différents du virus induisant l’apparition d’anticorps spécifiques de chaque sérotype et qui jouent un rôle facilitant pour le développement de tous les autres sérotypes. Enfin le raccourcissement de l’incubation extrinsèque du virus de la dengue chez Aedes aegypti , est-il aussi observé pour l’incubation extrinsèque d’autres arbovirus chez les tiques vectrices ?

Bien que ceci n’ait pas été démontré, c’est très vraisemblable.

M. Roger NORDMANN

A côté des changements climatiques sur lesquels vous avez insisté, ne pensez-vous pas que l’un des facteurs majeurs de l’extension des arboviroses est le développement des transports aériens ? A titre d’exemple, l’apparition d’arboviroses à New York ainsi que dans divers autres états américains n’a-t-elle pas plus de chance d’être liée à l’introduction de l’arbovirus par voie aérienne plutôt qu’à une modification climatique ?

Effectivement, la biologie moléculaire a permis de démontrer que la souche de West Nile qui a infecté New York en 1999 était identique à une souche ayant évolué peu de temps avant en Israël. WN a donc pris un Jet entre ce pays et les États-Unis, soit chez un malade soit chez un moustique.

M. Raymond BASTIN

Vous avez très judicieusement souligné l’extension géographique de la dengue vers l’Australie. Pourquoi la dengue ne s’implante fort heureusement pas en Afrique ? A l’inverse nous savons que la fièvre jaune, endémique et épidémique en Afrique et en Amérique centrale, ne se manifeste guère en Extrême-Orient où sévit, comme il vient d’être dit, la dengue.

Pourquoi ?

On pense de plus en plus que l’Aedes aegypti d’Asie est un mauvais vecteur, génétiquement, de la fièvre jaune. Par ailleurs la dengue est bien présente en Afrique, mais sous forme de cycles enzootiques singes- Aedes dans des galeries forestières, sans grande tendance à s’en échapper.

M. Maurice TUBIANA

A côté des variations climatiques, ne faudrait-il pas insister sur les risques liés à la baisse de l’efficacité des actions contre les maladies transmissibles par les insectes. En effet, les variations climatiques, comme les transports aériens, peuvent certainement faciliter l’extension des zones atteintes, mais le point essentiel sur lequel il serait nécessaire d’attirer l’attention des autorités françaises et internationales, est la nécessité de lutter avec efficacité contre ces endémies et en particulier contre le paludisme.

Oui, mais malheureusement, les campagnes de lutte anti-moustique ou anti-malarique sont un peu partout abandonnées, pour des raisons politiques ou budgétaires.

Bull. Acad. Natle Méd., 2002, 186, no 1, 89-101, séance du 8 janvier 2002