Éloge
Session of 14 avril 2015

Éloge de Pierre AMBROISE-THOMAS (1937-2014)

André PARODI *

Il est d’usage, dans notre Compagnie, que l’éloge d’un confrère disparu soit prononcé par un membre appartenant à la même spécialité, à un de ses élèves, en tous cas à un témoin des activités professionnelles qu’il a développées.

Bien que n’étant ni parasitologue, ni médecin, c’est pourtant avec gratitude que j’ai accepté la faveur de prononcer l’éloge de notre regretté confrère Pierre Ambroise-Thomas. Je l’ai fait au titre de l’amitié qui nous liait. Bien évidemment, je m’efforcerai de ne pas trahir la mémoire du grand professionnel qu’il a été.

Pierre Ambroise-Thomas est né à Paris le 15 janvier 1937. Très vite, le destin le conduit en Afrique du Nord, aux portes du désert à Tamanrasset, où son père, architecte, est nommé. Très vite aussi, privé de la présence paternelle, il rejoint Alger où sa mère s’établit. C’est dans cette ville, alors capitale opulente de l’Algérie française, qu’il va grandir et poursuivre sa scolarité, d’abord chez les Jésuites à Notre Dame d’Afrique puis au lycée Gauthier. Admis en classe de math-sup au lycée Bugeaud, ce grand lycée où nous aurions pu nous croiser, il opte finalement pour les études médicales. Sa vocation, dit-il, était d’être chirurgien au Sahara qu’il avait connu dans sa prime enfance.

L’Algérie française est alors plongée dans une longue épreuve. Ce sont ce que l’on appelle alors « les événements ».

Assistant des Universités à la Faculté de Médecine et de Pharmacie, la nuit, Pierre effectue des gardes… à la morgue. Le jour, c’est l’effervescence. Le mois de mai 1958 (il a 21 ans), on le retrouve sur les barricades assumant, avec d’autres, le service sanitaire.

Si j’ai cru bon de rappeler cette période de sa vie, c’est qu’elle le marquera profondément.

De ses études, il se plaisait à rappeler les maîtres talentueux qui l’avaient encadré: Charles Sarroux, Pierre Jacquemin, Georges Fabiani et aussi René Bourgeon et Pierre Goinard. Il en conservera un souvenir indélébile.

Cette période restera aussi une époque déterminante de sa vie personnelle, puisque c’est sur les barricades qu’il va rencontrer Colette, étudiante en anesthésiologie et également « infirmière » sur ces barricades. Elle deviendra son épouse. Ils auront sept enfants et seize petits enfants dont beaucoup sont ici aujourd’hui.

Quittant Alger par la force des choses en 1962, avec Colette, il va gagner Lyon où il soutient sa thèse de Doctorat en Médecine en 1963. Sous l’autorité des Professeurs Jean Coudert et Jean-Paul Garin, il va alors se consacrer à la Parasitologie. Il gardera de ses deux maîtres, selon ses propres expressions, des « liens d’affection profonde ». Désormais, après des débuts « éclectiques, sinon erratiques » écrit-il, sa vocation est tracée : il sera parasitologue !

Il obtient une licence de Sciences Naturelles, en 1965, et deux CES, celui d’Hématologie et celui de Bactériologie médicale.

Admissible au Concours d’Agrégation en Parasitologie, Bactériologie et Virologie en 1965, il est nommé Agrégé de Parasitologie en 1969. Cette même année, il soutient sa thèse de Sciences.

« Pendant longtemps, écrit-il, la Parasitologie a été, à bien des égards, plus proche des sciences naturelles que des spécialités médicales. Et puis les choses ont heureusement évolué. Devenue spécialité biomédicale à part entière, la Parasitologie ne s’est plus limitée à l’étude des parasites pour s’attacher, enfin, aux maladies parasitaires ».

C’est effectivement dans cette voie, à Grenoble où il est nommé en 1970, que Pierre va véritablement développer sa carrière d’enseignant et de chercheur. Maître de Conférences de 1970 à 1974, Chef de service de Parasitologie des Hôpitaux de Grenoble en 1972, il devient Professeur sans chaire en 1974. Une chaire de Parasitologie est créée à la Faculté de Médecine de Grenoble en 1978. Il en devient le premier Titulaire.

Cette fonction universitaire se double de responsabilités dans la recherche. Directeur d’une Unité associée CNRS-URA en 1988, il est Directeur, en 1995, de l’Unité propre de Recherches de l’Enseignement Supérieur (UPRES) associée au CNRS « Relations Hôte-Agents Pathogènes ».

Ses activités lui valent de devenir Directeur du Centre national de référence « « Épidémiologie et prévention du paludisme » ainsi que du Centre collaborateur de l’OMS « Épidémiologie et Biologie moléculaire du paludisme » qui sont créés à la Faculté de Médecine de Grenoble en 1981. Il est encore responsable de l’équipe associée de l’ORSTOM de cette même Faculté de 1985 à 1990.

L’étude du paludisme sera la grande œuvre de Pierre Ambroise-Thomas. Elle lui ouvrira l’accès à ces populations souvent défavorisées d’Outre-Mer, auprès desquelles il retrouvera cet enthousiasme communicatif et cette proximité presque affectueuse qui avaient guidé ses premiers pas dans la carrière médicale.

De cette époque, une de ses proches collaboratrices, Madame Andrée Alépée-Fleuret écrit de lui : « Passionnant et passionné, excellent professeur, d’une aisance impressionnante, ses cours sur la vie des parasites ont été, pour des générations d’étudiants grenoblois, autant d’histoires vivantes » et elle ajoute : « Pierre Ambroise-Thomas a su transmettre à ses proches collaborateurs et à tous ceux qui ont eu le privilège de travailler à ses côtés, le goût du travail bien fait, dans la rigueur, la précision, le sérieux , mais aussi dans la bonne humeur ». Car, tous ceux qui l’ont approché se souviendront de l’homme jovial, rieur, humoriste, sachant en toutes occasions trouver la part du rire et la faire partager !

Cette période d’activité intense d’enseignement et de recherche a produit des résultats d’importance. Etudes épidémiologiques, cliniques, diagnostiques et thérapeutiques, souvent conduites à la demande de l’OMS, portant sur d’importantes parasitoses humaines : le Paludisme en particulier, mais aussi l’Onchocercose, la Filariose lymphatique, la Bilharziose. Ces travaux se poursuivent sur le terrain, notamment en Afrique de l’Ouest, où il conduit plusieurs essais thérapeutiques anti-malariques orientés notamment vers le traitement des formes à Plasmodium falciparum chloroquino-résistantes.

En parallèle, des recherches conduites en immuno-parasitologie aboutissent à la mise au point d’une méthode de diagnostic sérologique de la Toxoplasmose par immuno-fluorescence indirecte. Cette méthode, appliquée au plan national, permet la surveillance mensuelle, en cours de grossesse, des femmes négatives et ainsi, la prévention de la redoutable Toxoplasmose congénitale par traitement, en cas de séroconversion.

 Pour cette parasitose encore, il est le premier à obtenir des sondes moléculaires ADN, permettant le développement d’une technique diagnostique particulièrement sensible, applicable en particulier au diagnostic précoce de la Toxoplasmose cérébrale chez les sidéens.

Ses travaux sont rapportés dans plus de 350 publications scientifiques référencées et la contribution à 14 ouvrages d’audience internationale. Ils lui valent le titre de Lauréat de l’Académie de Médecine, une première fois en ­1969 puis en 1986, pour l’ensemble de ses recherches sur le Paludisme. En 1987, la médaille d’argent de la Société française de Pathologie exotique lui est décernée.

Ils lui valent encore de devenir membre de nombreuses sociétés savantes dont, entre autres, la Société de Pathologie exotique, la Fédération européenne des Sociétés de Médecine tropicale, l’American Society of Tropical Medicine, la Royal Society of Tropical Medicine and Hygiene et l’International Federation of Tropical Medicine dont il a été Président élu en 2008.

Dans le même temps, l’enseignement a occupé une part majeure de ses activités. Au plan national, dans le cadre de l’Université de Grenoble, il est l’initiateur de plusieurs certificats de Parasitologie et de Médecine et Santé en zones tropicales. A l’international, il assure des enseignements spécialisés dans différentes universités de pays de l’Est, d’Europe, d’Extrême Orient, d’Afrique et d’Amérique Latine. Il participe régulièrement aux cours internationaux de Paludologie de langue française dans plusieurs pays africains.

Son dynamisme, l’attention portée aux autres et notamment à ses élèves, lui valent d’avoir dirigé 87 thèses de Doctorat en médecine, 12 thèse d’État en Pharmacie et 17 thèse d’État en Sciences.

Ce sont ces mêmes qualités qui lui ont valu de faire partie du Comité Consultatif des Universités (1974, 1979, 1980 à 1982), du Conseil national des Universités dont il assure la Présidence de la sous Section de Parasitologie-Mycologie (1987), du Conseil de l’UFR des Sciences Biologiques et Médicales pour les 2e et 3e cycles (1973-1987), du Conseil Scientifique des UFR médicales (1973-1976-1979 et 1987).

Ses compétences lui ont valu aussi d’accéder à de hautes fonctions administratives, tant au plan national qu’aux plans européen et international. J’ai déjà rappelé quelles ont été ses missions au sein de l’Organisation Mondiale de la Santé dont il était inscrit au tableau des Experts. Il était aussi membre du Groupe consultatif stratégique et technique sur les Maladies tropicales négligées. J’ajoute qu’il a été membre du Conseil Scientifique de l’ORSTOM, de l’Organisation Commune de Lutte contre les grandes Endémies (OCCGE), 1985, de l’Organisation de Lutte contre les Endémies en Afrique Centrale (OCEAC), 1955, de l’Institut Pierre Richet à Bouaké en Côte d’Ivoire (1955) et de la Commission internationale pour la Certification de l’éradication de la Dracunculose (1995-2013).

Au plan européen, Pierre Ambroise-Thomas a été Vice-Président de l’important Comité des Spécialités pharmaceutiques auprès de la Commission des Communautés Européennes (1987-1989).

Je souhaite m’arrêter quelques instants sur l’importante responsabilité qui lui a été confiée, en 1987, par la Ministre de la Santé, Michèle Barzach, à la tête de la Direction de la Pharmacie et du Médicament. Nommé à cette haute et délicate fonction alors qu’un climat de crispation avait gagné l’industrie pharmaceutique française face à l’Administration, ici encore, premier médecin à assumer cette charge, il a su établir un climat de confiance mutuelle entre les responsables de l’Industrie et ceux de l’Administration. Initiateur d’un système de communication télématique (le Dphm-Télématique), il a su simplifier et fluidifier la communication entre les industriels et leur Ministère de tutelle. Je ne saurais mieux le dire que notre confrère, Pierre Joly, Président à la même époque du Syndicat National de l’Industrie Pharmaceutique, qui écrit : « Son dynamisme, son goût pour le travail, ses convictions et ses valeurs morales forçaient le respect et rendaient les échanges très simples ». Et il ajoute : « Son expérience internationale lui a permis de représenter notre pays et ses intérêts avec bonheur…. Il fut, pour ses deux Ministres de tutelle, un grand commis de l’Etat, parfaitement loyal ».

Il est inutile, me semble-t-il, d’en dire davantage.

 

Pierre Ambroise-Thomas fut élu membre correspondant de notre Compagnie, dans la Division des Sciences Biologiques, le 31 mars 1987, puis membre titulaire le 8 juin 1999. Il sera Président de l’Académie pendant l’année 2007.

Cette succession de dates recouvre une vie académique particulièrement active, au cours de laquelle il présentera à la tribune pas moins de 6 lectures, conduira une séance thématique sur l’Assurance maladie et organisera la journée consacrée au centenaire d’Alfonse Laveran (30 Octobre 2007). Il présentera 7 rapports, 2 communiqués, des recommandations et une information. Toutes ces productions sont le fruit des travaux conduits en Commissions ; les Commissions XV « Exercice médical en milieu hospitalier public et en milieu hospitalo-universitaire » et XVI « Médecine générale et exercice médical libre ». C’est effectivement dans ces deux domaines, celui de la formation et de la démographie médicales et celui de l’exercice médical libéral, notamment en cabinet généraliste, que Pierre a imprimé le plus fortement ses convictions au sein de notre Académie.

Au sujet de la formation médicale, le groupe de travail qu’il conduisait a, en particulier, précisé les conditions d’insertion de nos études médicales dans le système européen LMD ou Licence-Master-Doctorat. C’est tout particulièrement avec la médecine générale, la redéfinition de ses missions, sa position dans le système de santé, qu’il s’est engagé et a engagé le plus fortement notre Compagnie. Ayant créé un groupe de travail sur ce sujet, il en a fait un axe prioritaire au cours de son année de Présidence : conditions de formation et de recrutement des médecins, contexte de l’exercice médical et surtout, participation des médecins généralistes, les « médecins de famille », à la prévention, « aspect essentiel de la Santé publique » selon ses propres termes. Dans la même logique, toutes actions visant à améliorer l’information du public sur les missions et sur l’importance du rôle des généralistes doivent être recherchées et défendues. Leurs relations avec l’assurance-maladie devraient être améliorées. Combien cette dernière recommandation se vérifie aujourd’hui dans l’actualité législative !

Dans la stricte logique de sa démarche et de ses convictions, il avait associé 7 médecins généralistes aux travaux de son Groupe de travail.

 

Pierre Ambroise-Thomas était membre associé de l’Académie nationale de Pharmacie, membre d’honneur de l’Académie de Médecine Malgache et de l’Académie Brésilienne de Médecine, Docteur honoris causa de l’Université de Shanghai où il a enseigné pendant plus de trente ans.

Il était Officier de la Légion d’Honneur, Officier des Palmes académiques et Commandeur de l’Ordre du Mérite de Côte d’Ivoire.

 

Tel a été notre confrère, homme d’entreprise, de conviction, d’ambition pour sa profession, pour son pays.

Ce serait incomplètement rappeler sa mémoire que de ne pas évoquer tout simplement l’homme qu’il était. Sa personnalité, fortement marquée par une jeunesse exposée à un certain moment à la situation cahotique et brutale que j’ai rappelée, a été celle d’un homme amical, ouvert, drôle, toujours de bonne humeur et aussi, patriarche aimant d’une grande famille.

Colette, son épouse, par ailleurs particulièrement engagée dans le milieu associatif, en témoigne : quel que soit l’éloignement où le conduisaient ses multiples missions internationales, Pierre ne laissait pas passer une seule journée sans communiquer avec elle, sans s’enquérir quotidiennement de l’état des uns et des autres.

Tout au long de sa vie, il a été soutenu par une profonde et solide foi religieuse, notamment au cours de ses derniers mois particulièrement éprouvants. Il m’est arrivé plusieurs fois, l’appelant le mardi matin au téléphone, de l’entendre me répondre ; « je te rappelle, j’écoute la messe à Notre Dame ». Il était membre de l’Académie Pontificale pour la Vie.

Celui qui nous a quittés le 14 mars de l’an dernier fut un homme de foi :

– foi en ses missions que je viens de citer,

– foi en sa famille, cette grande famille dont il était si fier et qui le lui rendait bien,

– foi religieuse profonde qu’il exprimait avec autant de conviction que de discrétion.

– foi en l’amitié, enfin, chaleureuse et fidèle en toutes circonstances.

À Colette, son épouse, à ses enfants et petits-enfants, j’adresse l’expression de notre profonde sympathie, au nom de l’Académie Nationale de médecine ainsi qu’en mon nom personnel, celui de l’ami avec lequel nous partagions des racines communes.

Et parce qu’il l’écrivait plaisamment dans son discours de prise de fonction de Président, « la solution généralement adoptée pour conclure consiste à se réfugier derrière une citation », je ferai de même.

J’ai choisi celle-ci, qu’il aurait aimée je crois, tant elle lui ressemble. Je l’ai empruntée, bien sûr, à Albert Camus, notre compatriote :

« En ce qui concerne l’Algérie, j’ai toujours peur d’appuyer sur cette corde intérieure qui lui correspond en moi et dont je connais le chant aveugle et grave. Mais je puis bien dire, au moins, qu’elle est ma vraie patrie et qu’en n’importe quel lieu du monde, je reconnais ses fils, mes frères, à ce rire d’amitié qui me prend devant eux ». [1]

 

[1] Albert Camus : Petit guide pour les villes sans passé in Noces, 1947.

 

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Bull. Acad. Natle Méd., 2015, 199, nos 4-5, 471-476, séance du 14 avril 2015