Résumé
La folie circulaire (Falret) et la folie à double forme (Baillarger), décrites en 1854 à l’hôpital de la Salpêtrière, représentent, du point de vue de la cyclicité, le pôle sévère du spectre de ce qu’on appelle aujourd’hui les « Troubles Bipolaires ». Falret a fait preuve de prescience en suggérant la rareté de la folie circulaire dans la communauté où les cycles dépressifs sont prédominants. On définit actuellement ces cas, respectivement, comme les phénotypes durs (ou maniaco-dépressifs) et atténués (spectre bipolaire) du trouble. Cet article s’intéresse à ces derniers phénotypes, qui se caractérisent par une dominance des expressions dépressives du spectre et partagent avec les formes maniaques et circulaires une tendance persistante à la récurrence. La cyclicité peut impliquer des gènes putatifs de régulation des horloges internes qui n’ont pas été encore identifiés. La génétique de la manie psychotique recoupe jusqu’à un certain point celle de la schizophrénie. Quant à la récurrence dépressive, des facteurs génétiques putatifs ont été identifiés parmi lesquels un polymorphisme du transporteur de la sérotonine qui augmente sensiblement la vulnérabilité du sujet au stress ; la principale variable intermédiaire entre les gènes et le stress semble être le dérèglement des tempéraments (comme le névroticisme, la labilité cyclothymique) qui génère la réactivité hyperémotive au stress. Reconnaître qu’une large proportion des récurrences dépressives appartient à un large spectre bipolaire qui toucherait 5 à 10 % de la population, représente un nouveau défi de santé publique. Bien que la nouvelle catégorie d’antidépresseurs sérotoninergiques soit apparue comme une approche pratique des épisodes dépressifs, il faudra d’autres recherches pour savoir plus précisément à quel moment introduire des stabilisateurs de l’humeur dans ce spectre et comment les combiner afin de prévenir la récurrence et le suicide.
Summary
From a cycling standpoint, ‘‘ circular insanity ’’ (Falret) and ‘‘ dual-form insanity ’’ (Baillarger), both described in hospital patients in 1854, are at the severe end of the spectrum of what we now call ‘‘ bipolar disorders ’’. Falret was prescient in suggesting that circular insanity was rare in the community, where depressive cycles are prevalent. These disorders are now respectively referred to as the ‘‘ hard ’’ (manic-depressive) and ‘‘ soft ’’ (bipolar spectrum) phenotypes of the disorder. This paper focuses on the latter, more prevalent depressive expressions of the spectrum, which share with the manic and circular forms a lifelong tendency to recur. Their cyclicity may involve putative ‘‘ clock genes ’’. The genetics of psychotic mania overlaps somewhat with the genetics of schizophrenia. As regards depressive recurrence, putative genetic factors have been identified, including a polymorphism of the serotonin transporter, which significantly increases the subject’s vulnerability to stress ; a mediating pathogenetic variable appears to be temperamental dysregulation (e.g. neuroticism and cyclothymic lability), which produces hyperemotional reactivity to such stressors. The growing recognition that many depressive recurrences belong to a broad spectrum, affecting 5-10 % of the population, represents a new public health challenge. Although the new class of serotoninergic antidepressants offer a practical approach to the management of depressive episodes, further research is needed to determine the point of the spectrum at which mood-stabilizing therapy should be started-and in what combinations-in order to prevent recurrence and suicide.
INTRODUCTION
Il y a 150 ans, Falret [1] et Baillarger [2] ont présenté à cette éminente Académie les éléments essentiels de ce qu’on appelle aujourd’hui le trouble bipolaire type I (BP I), caractérisé par des alternances d’accès de mélancolie et de manie. Le débat sur la priorité historique concernant cette découverte est actuellement beaucoup moins important que la découverte elle-même. Les auteurs étaient tous deux disciples d’Esquirol, lui-même étudiant de Pinel, un aliéniste humanitaire qui avait libéré les malades mentaux et fondé la célèbre école française de psychiatrie qui a mis l’accent sur la rigueur descriptive plutôt que sur la théorisation.
Excitation et dépression, les deux phases de la folie à double forme , se succèdent dans un cycle qui se répète, dans la majorité des cas, avec une remarquable régularité. La phase dépressive avait tendance à être plus longue et les intervalles libres ou lucides relativement courts et souvent absents dans les cas les plus sévères de folie circulaire (Falret). La durée des cycles variait considérablement d’un patient à l’autre, allant de deux jours à deux ans. En se concentrant sur la périodicité cyclique de la maladie qui permettait des intervalles libres plutôt que sur les accès individuels, les deux pionniers français ont ainsi déterminé les caractéristiques d’une nouvelle maladie.
Celle-ci semblait héréditaire, elle était plus fréquente chez les femmes dans ses
formes circulaires extrêmes, et les passages d’une phase à l’autre pouvaient avoir lieu pendant le sommeil.
Si, pour décrire cette maladie, on avait utilisé le mot « folie », selon Baillarger, l’absence d’« insight » (ou reconnaissance par le patient de la gravité de sa maladie) est plus importante et significative que la psychose au sens de délire ou hallucinations. Les formes les plus graves d’alternances rapides d’humeur, qu’on désigne aujourd’hui par « Cycles Rapides », étaient relativement rares dans les hôpitaux psychiatriques, mais Falret suggérait déjà que les cas atténués étaient plus fréquents dans la communauté où, souvent, les phases d’excitation atténuées n’étaient pas identifiées par les proches et où le patient semblait plutôt souffrir d’accès atténués de mélancolie. Ces formes atténuées de la folie circulaire, plus fréquentes, sont aujourd’hui classées sous la rubrique « Bipolaire type II (BP II) », dont il est intéressant de noter qu’elle est officiellement reconnue dans la classification américaine des troubles de l’humeur (DSM-IV), mais encore assez peu connue en Europe !
Un quart de siècle plus tard, Magnan déclara que la folie à double forme et la folie circulaire co-existaient souvent chez le même patient sous la forme de folie intermittente , et Kraepelin, en 1899 [3], après avoir reconnu, dans une note, sa dette envers
Magnan, a décrit plusieurs autres formes cliniques, faisant ainsi connaître la nature récurrente de sa rubrique élargie de « folie maniaco-dépressive ». Malgré les nombreux travaux publiés au XXe siècle, la circularité, la périodicité et la récurrence intermittente continuent d’être fondamentales pour notre définition des troubles de l’humeur, qu’ils soient « bipolaires » (circulaires) ou « unipolaires » (périodiques mais sans les phases franches de l’excitation).
Dans cet article, je vais défendre l’hypothèse que les dépressions de nature récurrente, qui constituent le domaine le plus large des troubles de l’humeur dans la pratique psychiatrique actuelle, présentent néanmoins les caractéristiques fondamentales de la folie circulaire, dans la mesure où les vrais intervalles libres sont rares, la récidive est de règle, et l’évolution est récurrente. En d’autres termes, je vais utiliser les principes fondamentaux énoncés par Falret et Baillarger pour argumenter contre la dichotomie unipolaire-bipolaire (UP-BP) [4] et en faveur du spectre bipolaire qui englobe les formes circulaires et dépressives [5]. Je tenterai d’esquisser un modèle pathogénétique de notre compréhension actuelle de la vulnérabilité sous-jacente au cours évolutif récurrent et persistant des troubles de l’humeur.
LA PLACE DE LA DÉPRESSION RECURRENTE AU SEIN DU SPECTRE BIPOLAIRE
Ma première publication sur l’existence d’un spectre bipolaire [6] se fondait sur un suivi prospectif de 47 sujets cyclothymiques pour lesquels on avait observé que des épisodes maniaques (6 %), hypomaniaques (16 %), dépressifs (24 %) et de cyclicité associée aux antidépresseurs (44 %) surviendraient à une fréquence croissante.
Dix ans plus tard, au cours d’une conférence internationale présidée par le Professeur Pichot à Paris en 1987 [7], j’ai approfondi ma thèse sur le spectre bipolaire en postulant que la majorité des dépressions récurrentes sont en fait des formes « pseudo-unipolaires » et donc appartiennent au groupe circulaire ou bipolaire du fait du taux élevé de récurrence, du tempérament hyperthymique ou de l’histoire familiale de bipolarité. J’ajouterai à cela des données récentes [8], qui suggèrent que des symptômes excitatoires isolés peuvent survenir pendant des épisodes dépressifs unipolaires et BP II, que ces symptômes se répartissent selon une courbe normale, ce qui peut indiquer une certaine continuité entre les deux formes de dépressions (UP et BP II). Plus importante est la présence d’une relation « dose-réponse » entre l’histoire familiale de bipolarité et les scores d’hypomanie au sein des épisodes dépressifs BP II et UP.
Une autre approche pour explorer le concept de spectre est de comparer la symptomatologie des intervalles dans les différents sous-types de troubles de l’humeur.
Ces données viennent de l’Étude Collaborative du NIMH (National Institute of Mental Health) sur la Dépression [9,10], que j’ai eu le privilège de diriger. La tendance persistante aux récidives était comparable, selon l’évaluation des dérèglements inter-épisodiques, dans le trouble BP I (47 %), le trouble BP II (53 %) et le trouble UP (59 %). Ces résultats ont été observés dans un groupe d’environ 1000 patients évalués et suivis de manière prospective sur une durée de 20 ans, dans cinq Centres Universitaires Américains prestigieux. Ces données naturalistiques montrent que le cours évolutif de la maladie est caractérisé par une symptomatologie affective fluctuante, très largement dépressive. Ce qui montre que les vrais intervalles libres sont peu communs par rapport aux phases symptomatiques dans tous les types de troubles de l’humeur.
L’étude française EPIDEP [11], pour laquelle j’ai été conseiller international, a montré qu’au moins 40 % de près de 500 patients souffrant d’une dépression majeure et suivis en psychiatrie dans 15 villes françaises répondaient aux critères rigoureusement définis du trouble BP-II dont une large proportion résulte d’un tempérament cyclothymique [12]. L’étude EPIDEP a également montré que les cas de dépression avec une hypomanie associée aux antidépresseurs (bipolaire type III [BP III]) représentaient, selon les taux de bipolarité familiale, un phénotype génétiquement moins pénétrant au sein du spectre bipolaire [13]. D’un grand intérêt historique également, une nouvelle étude collaborative entre Ravenn e et San Diego [14] qui montre que 80 % des patients ambulatoires présentant un trouble BP II correspondent au mode évolutif bi-phasique décrit par Baillarger [2]. Les études d’EPIDEP et de Ravenne ont également montré que la durée des accès hypomaniaques dans 30 % des cas étaient d’une durée de 2 jours (seuil minimum pour la durée des accès, selon Baillarger [2]).
Si l’on examine les risques de morbidité pour les différentes formes de troubles de l’humeur chez les proches des témoins et proposants (UP, BP II, BPI, et schizo-affectifs), on retrouve un gradient multiplié par cinq (de 7 % à 38 %), dont deux tiers sont de nature dépressive [15]. C’est dire qu’indépendam-
FIG. 1. — Prévalence des phénotypes bipolaires en fonction de la charge génétique.
ment du diagnostic des proposants, la dépression est la maladie prévalente dans ces familles.
Les données et les constatations présentées ici nous autorisent à construire une courbe [16] qui illustre le pourcentage des sous-types des troubles thymiques en fonction de la charge génétique (figure 1) englobant les cas « durs » ou « hard » (schizo-bipolaires et BP I), et les phénotypes « atténués » ou « soft » (BP II, III et dépressions UP récurrentes).
VERS UN MODÈLE OLIGOGENIQUE
Selon les conceptions actuelles, plusieurs gènes, dont chacun explique un faible pourcentage de la variance génétique du trouble bipolaire, sont additifs et il faut une combinaison d’environ 7 gènes ou plus pour déterminer la maladie [17]. Je souhaite mentionner brièvement trois classes de gènes putatifs [5]. On peut émettre l’hypothèse que le « gène 1 » est un gène lié à la prise de risque, comportement modulé par le système dopaminergique. Le « gène 2 » est un gène de régulation de l’affect modulée par le système sérotoninergique. Le « gène 3 » implique des horloges biologiques. J’avance l’hypothèse que le trouble bipolaire circulaire requiert des variations au niveau de la totalité des 3 systèmes de gènes décrits (un phénomène
assez rare). En revanche, la combinaison « Gènes 1 + 3 » pourrait être impliquée dans la manie récurrente et le trouble schizo-bipolaire (moins rares). La configuration « Gènes 2 + 3 » pourrait être sous-jacente aux dépressions UP périodiques (les expressions les plus fréquentes). Enfin, la configuration « Gènes 1 + 2 » appartiendrait aux cas désignés comme « bipolaires atypiques » avec un cours évolutif chaotique et sans délimitation précise des accès, à l’opposé de la folie circulaire .
Les locus de susceptibilité pour le Gène 1, qui impliqueraient non seulement la manie, mais aussi une certaine proportion de psychoses schizophréniques [17, 18], ont donné des résultats concordants, parmi lesquels une donnée majeure découverte dans mon département à l’Université de Californie à San Diego. Ce résultat concerne un polymorphisme du gène GRK3 [18]. Ce gène est important car il contribue à la régulation de plusieurs systèmes de neurotransmission parmi lesquels la dopamine qui semble correspondre au modèle que je viens de présenter. En présence d’une telle variante génétique, un patient déjà activé serait vraisemblablement incapable de bloquer la dopamine, et ainsi l’activation continuerait sans frein.
La recherche sur les gènes codant des horloges biologiques comme facteur contribuant à la pathogénèse du trouble bipolaire n’a pas encore abouti. Ce système est important du fait que les sels de lithium, premiers traitements efficaces du trouble bipolaire découverts en 1949, retardent les cycles des plantes et auraient probablement le même effet dans le trouble bipolaire. Cependant, il n’y a pas, même aujourd’hui, de traitement efficace défini pour les cas hospitalisés présentant une forme sévère de cycles rapides, décrits par Falret, bien que les anti-convulsivants, comme le lamotrigine et le divalproate, ainsi que l’hormone T4, soient utiles dans des cas sélectionnés.
Au-delà de l’identification de la folie à double forme, c’est la constatation que le trouble BP-II se révèle comme une pathologie plus complexe qu’on ne le croyait [20].
Beaucoup de ces patients présentent une extrême instabilité de l’humeur, et manifestent un dérèglement affectif qui va au-delà des phases dépressives et hypomaniaques, en incluant des attaques de panique, des tendances à la phobie sociale, à la boulimie et à l’abus de drogues, particulièrement les stimulants. Ce dérèglement diffus au niveau des comportements affectifs et appétitifs semble être soutenu par un dysfonctionnement localisé sur le chromosome 18q [21].
D’autres travaux génétiques provocants sur la vulnérabilité pour les récurrences dépressives ont vu le jour récemment [22]. Ainsi, on a découvert qu’un polymorphisme dans le gène 5-HTT (transporteur de sérotonine, cible principale des antidépresseurs sérotoninergiques) rend le sujet vulnérable au stress : la présence d’un allèle court de ce gène multiplie par 2 ou 3 le risque des accès dépressifs. Parallèlement, une ancienne étude [15] montre que le risque, chez les descendants d’un parent atteint d’un trouble de l’humeur, est multiplié par trois et par huit quand les deux parents sont atteints, en particulier dans les familles à forte densité. Ce que suggè- rent ces données, c’est que les gènes « dépressifs » compromettent la capacité du sujet de faire face au stress, augmentant ainsi la possibilité qu’il y succombe.
LE TEMPÉRAMENT COMME ENDOPHÉNOTYPE COMPORTEMENTAL
Qu’est-ce qui serait transmissible ? D’où viennent ces dérèglements de l’humeur [23] ?
Il semble que l’endophénotype comportemental soit une variable tempéramentale, comme le « névroticisme » dont l’héritage familial est commun à celui du trouble dépressif [24]. Comment le névroticisme augmenterait-il la probabilité de devenir dépressif ? Le névroticisme fait référence à des individus présentant des traits tels que des tendances anxieuses, des dispositions à la tristesse et la dysthymie, et à une labilité cyclothymique de l’humeur. Les sujets dysthymiques – sans dépression clinique – présentent en commun avec celle-ci un raccourcissement de la latence du sommeil paradoxal (REM sleep) et d’autres caractéristiques circadiennes neurophysiologiques [25]. Quels facteurs sont requis pour la transition vers une dépression clinique ou majeure ? Du fait de leur forte réactivité affective, ces sujets génèrent-ils des événements indésirables pour eux (comme s’aliéner ceux qu’ils aiment, perdre un support social, peut-être perdre un proche) ? Les données montrent que ceux-ci se produisent, mais il semble que les tempéraments vulnérables œuvrent pour générer des réactions négatives aux événements stressants [26] et, par conséquent, une escalade au lieu d’une gestion « saine » du stress. Fait intéressant, les données indiquent qu’il y a, en moyenne, plus de femmes présentant un style cognitif de « rumination » [27] et donc plus susceptibles de succomber à la dépression – ainsi qu’à la cyclicité rapide – au cours des périodes stressantes ou anxiogènes de la vie.
Les femmes sont donc plus vulnérables à la dépression, c’est là une donnée épidé- miologique bien établie dans la littérature mondiale [28]. Autre fait intéressant :
pour les troubles de l’humeur, l’histoire familiale peut augmenter la probabilité que surviennent des événements de vie stressants et une réduction du soutien social [29].
En d’autres termes, l’hérédité peut générer, en plus d’une vulnérabilité endogène à l’impact stressant des événements de vie, un climat à haut risque psychologique.
Cette idée est « génétique » autant au sens biologique que psycho-dynamique [30].
Que sait-on des structures cérébrales impliquées dans cette vulnérabilité ? Globalement, le système limbique est souvent considéré comme la voie finale commune de la chaîne pathogénétique décrite ci-dessus. Des données récentes impliquent l’amygdale [31] comme siège des comportements hyper-émotionnels dans les troubles thymiques familiaux.
La dépression, comme entité clinique et comme trait dans la population générale, est un phénomène répandu. Nous la partageons avec d’autres animaux sociaux, comme les primates pré-humains (singes) et les mammifères (chiens), au point que nous avons pu développer des modèles animaux. Au début de ma carrière scientifique, j’ai eu le privilège de travailler au Laboratoire des primates de Wisconsin [30]. Nous n’arrivions à induire des comportements proches de la « dépression » que chez 20 % des singes avec la méthode puissante de privation des paires. L’impuissance apprise (« learned helplessness ») peut être induite chez 30 % des chiens, et elle s’avère
limitée aux groupes de chiens qui réagissent de façon similaire au paradigme expérimental (en d’autres termes, le penchant pour un tel apprentissage maladaptatif pourrait être héréditaire). La probabilité chez les humains de présenter une dépression clinique à la suite d’une expérience de perte est de 5 %. Chez les enfants, la perte de la mère conduit à une dépression clinique dans 10 à 15 % des cas.
Les événements de vie autres que les expériences de perte entraînent une dépression chez 10 % des adultes. Enfin, des désastres naturels conduisent à la dépression chez 35 % des humains. Bien que ce taux soit plus élevé que les 15 % qui, dans la littérature mondiale, représentent le risque de dépression clinique dans une vie entière, il est presque identique à celui de 32 % pour la dépression féminine dans la communauté (si l’on comptabilise les cas sub-cliniques et modérés). De telles données indiquent que la tendance à la dépression est courante, qu’elle est augmentée par l’adversité et plus fréquente chez les femmes, mais sans que l’adversité extrême puisse dépasser le risque maximal de prévalence chez les femmes dans la communauté.
CONSIDÉRATIONS ÉVOLUTIONNAIRES
Puisque la dépression est si courante en tant que maladie ou tendance, a-t-elle une fonction quelconque ? Ceux qui pensent en termes d’évolution considèrent généralement qu’une dépression modérée réactionnelle à l’adversité est, pour l’individu, une manière de se protéger qui lui permet de se retirer des circonstances désagréables tout en élaborant de nouvelles stratégies pour faire face plutôt que de gaspiller son énergie pour des gens ou des situations qui ont montré leur inefficacité. Comment expliquer la prédominance féminine ? C’est une question très complexe, mais une explication éthologique plausible serait que, dans le passé de l’espèce humaine, il y a des milliers d’années, les femmes étaient enceintes une grande partie de leur courte vie. Ainsi un état dépressif sub-clinique servait peut-être à assurer leur protection -ainsi que celle de leur enfant- en leur évitant les risques inhérents à certaines activités. Une preuve indirecte de cette hypothèse est fournie par notre travail récent [32] qui montre une corrélation positive entre le tempérament dépressif et le fait d’éviter les dangers (« harm avoidance ») (r =+0,58) et une corrélation négative entre le tempérament dépressif et la recherche de la nouveauté ( r = —0,10).
FOLIE, TEMPÉRAMENT ET GÉNIE
Nous sommes revenus à notre point de départ, c’est-à-dire à la forme circulaire de la folie maniaco-dépressive. La question de ses liens avec le génie revient souvent dans la presse et les médias, en particulier en France. Les études en cours à Paris et aux Etats Unis (un travail de recherche réalisé en collaboration avec Kareen Akiskal [9]) indiquent que l’accomplissement créatif caractérise les sujets ayant un tempérament
cyclothymique, c’est-à-dire se trouvant au pôle atténué extrême du spectre bipolaire.
Ce tempérament est fortement corrélé [32] avec la recherche de la nouveauté (r = +0,35). Ce trait étant plus commun chez les proches cliniquement « en bonne santé » que chez les patients hospitalisés, nous proposons de conclure que la psychose par elle-même ne conduit pas directement au génie mais qu’elle peut servir de réservoir génétique pour le génie dans la population. Pour cette raison, entre autres, il est opportun que la société et la profession médicale soient bienveillants vis-à-vis des patients psychotiques. Citons Esquirol, le grand psychiatre français :
« Il faut aimer les aliénés pour être digne et capable de les servir. » DIRECTIONS FUTURES POUR LA SCIENCE ET LA SANTÉ PUBLIQUE
Le concept du spectre bipolaire postule que les troubles de l’humeur se manifestent selon un continuum, allant des formes psychotiques aux frontières génétiques de la schizophrénie aux expressions cliniques les plus dépressives, en passant par les formes bipolaires prototypiques, continuum qui infiltre de manière imperceptible les traits normatifs des tempéraments affectifs. Pour cette raison, la proportion de troubles de l’humeur ne peut pas être fixée de manière précise ; on peut seulement avancer les chiffres de 5 à 10 % pour les conditions récurrentes répondant aux seuils cliniques. Dans l’état actuel des sciences, nous manquons d’un vrai savoir sur la prévention primaire (par exemple, quel individu ayant une vulnérabilité tempéramentale va progresser au point de devenir un cas clinique ?). C’est pourquoi le clinicien a besoin de définir de manière catégorielle les troubles de l’humeur, afin de soulager la souffrance, d’alléger la morbidité et de prévenir les complications.
Au cours de la dernière décennie, un grand progrès a été accompli sur le pôle dépressif du spectre, avec une logique thérapeutique essentiellement focalisée sur le système de la sérotonine. Une étude prospective [32], conduite dans le secteur de médecine générale d’une île suédoise, a montré qu’un effort systématique pour détecter la dépression pouvait garantir une prévention pharmacologique efficace des épisodes dépressifs ainsi que du suicide. Cette stratégie a besoin d’être appliquée de manière plus universelle. Cependant, une partie des dépressions continue de résister aux traitements somatiques disponibles. Certaines sont des dépressions tardives avec des maladies cardiovasculaires, cérébro-vasculaires, diabétiques, et cérébrales dégénératives. D’autres dépressions sont des bipolaires cryptiques (ou BP II, chez qui, comme le signalait Falret, l’excitation modérée a été négligée).
De là le besoin fondamental de démasquer les mécanismes basiques impliqués dans la cyclicité et la récurrence des formes bipolaires. Malgré des progrès considérables, on ne dispose pas encore de traitements rationnels fondés sur une connaissance pathogénétique. Le clinicien dispose de traitements empiriques, comme le lithium et les thymorégulateurs anti-convulsivants, et les neuroleptiques atypiques. Leur usage en combinaisons judicieuses apparaît comme modérément efficace pour beaucoup de patients bipolaires. Néanmoins, comme l’a décrit Baillarger, le fait que les sujets
sont inconscients de la nature morbide des dérèglements de leur état affectif maintient une large proportion des patients loin des lieux où sont dispensés des soins psychiatriques. Ces patients s’éloignent de leur famille, adoptent une existence sans domicile fixe, se rendent vulnérables à l’ensemble des risques d’une telle existence affectant leur santé sociale, physique et mentale. C’est un vrai désastre pour leur famille et pour la société dans laquelle ils vivent.
La psychiatrie, la médecine, le système de santé publique et les gouvernements ne peuvent pas rester indifférents à cette épidémie de maladie mentale. Nous avons probablement besoin d’un nouveau Philippe Pinel qui aurait une vision de la manière de gérer ces « asiles » dispersés sur les trottoirs et dans les rues des pays civilisés [33].
REMERCIEMENTS
L’auteur adresse ses remerciements aux Docteurs Alexandre Niculescu et Elie Hantouche, ainsi qu’à Mmes Kareen Akiskal, Anita Carlyle et Annie Sussel pour la préparation de cet article.
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Department of Health and Human Services.
DISCUSSION
M. Claude-Henri CHOUARD
Sur le plan biologique, existe-t-il une ébauche de parallélisme entre ce qu’on sait des rythmes circadiens et ce qu’on suppose concernant les rythmes de la maladie bipolaire ?
Baillarger a décrit la transition, au cours du sommeil, de la dépression à la manie, une observation reproduite dans une étude du NIMH des années 1970, où la transition se produit au cours de la période du sommeil paradoxal assez tôt le matin. En parlant du sommeil paradoxal (REM), il est actuellement admis qu’au moins, dans la dépression, il existe une redistribution circadienne du sommeil REM vers la première partie de la nuit.
De plus, une privation du sommeil REM est capable de soulager la dépression, voire d’induire une manie. Dans les dépressions hivernales, la transition vers une hypomanie modérée survient au printemps. Ce sont quelques exemples des données acquises sur la rythmopathie du trouble bipolaire. Malheureusement, la génétique des troubles thymiques saisonniers — et plus spécifiquement celle des horloges biologiques — n’a pas été scientifiquement explorée dans les troubles bipolaires. Une telle investigation pourra probablement nous informer sur la base génétique de la cyclicité des troubles bipolaires.
M. Jacques BATTIN
Grâce aux études de liaison, on a identifié des polymorphismes spécifiques dans les systèmes qui ont été indiqués par les orateurs. Sur le chromosome 6, on a même identifié un facteur majeur de prédisposition. A-t-on des données nouvelles ?
Le lien (linkage) entre les gènes HLA (chromosome 6) et les phénotypes cliniques dépressifs et maniaco-dépressifs n’a pas été davantage reproduit. La dernière phase du projet NIMH sur la génétique des troubles bipolaires a identifié un linkage possible avec d’autres marqueurs sur ce chromosome, dont la spécificité n’a pas été établie. La question de la spécificité des linkages génétiques pour les troubles bipolaires est complexe et, du fait que les phénotypes bipolaires incluent typiquement plus qu’un trouble strictement défini. La majorité des données se réfèrent aux polymorphismes communs à plus qu’un seul trouble, par exemple trouble bipolaire et schizophrénie (chromosome 22), ou trouble bipolaire et attaques de panique (chromosome 18). De telles données suggèrent que des polymorphismes individuels prédisposent à des phénotypes cliniques larges ou voisins.
Le clinicien utilise des catégories diagnostiques pour définir une maladie, cependant la plupart des patients semblent se placer sur un spectre clinique. Par contre, la nature (génétique) procure plutôt un substratum dimensionnel. Ces considérations représentent un double défi conceptuel et méthodologique dans la génétique psychiatrique.
* Professeur de Psychiatrie et Directeur du Centre International de l’Humeur, Département de Psychiatrie, Université de Californie à San Diego, 9500 Gilman Drive, La Jolla, CA 92093-9603V, USA. Tirés-à-part : Professeur Hagop Akiskal, à l’adresse ci-dessus. Article reçu le 5 janvier 2004, accepté le 19 janvier 2004.
Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 2, 285-296, séance du 3 février 2004