Published 20 September 2019

Colloque « Art et Médecine »

Le regard en art et en médecine

Académie Nationale de médecine

20 septembre 2019

Préambule par le Professeur Jean-François Allilaire, Secrétaire perpétuel de l’Académie nationale de médecine

Il importe de rendre hommage aux Grands Anciens et particulièrement à Jean-Nicolas Corvisard, médecin de Napoléon Ier, qui mit au point une méthode de médecine clinique dans laquelle il déclarait que « le coup d’œil du médecin l’emportait toujours sur la plus vaste érudition »…Considérant l’histoire de la médecine, quatre grandes formes successives  de regards peuvent être individualisés correspondant aux grandes époques de rupture en médecine : le regard hippocratique basé sur l’observation du patient ; l’invention du corps anatomique d’après les observations de Vésale ; le regard anatomo-clinique selon Bichat et Broussais ; le regard médical lié à l’avènement de l’imagerie moderne  avec le risque de substituer au regard clinique un nouveau regard « e-magique ». Un « regard » critique sur cette évolution devrait conduire le médecin à retrouver une vision hippocratique donnant toute son importance à l’examen du corps, à la parole, et la prise en compte de la souffrance de l’être humain.

 

Introduction : le regard et l’oeil de Claude Monnet par le Professeur Yves Pouliquen

Le Professeur Pouliquen rappelle en tout premier lieu l’action éminente du Professeur Jacques-Louis Binet pour renouer avec la tradition de l’humanisme qu’a toujours cultivée l’art médical et souhaite ainsi l’associer à la présidence de la présente réunion.

Yves Pouliquen souligne sa passion de toujours pour le regard de l’œil de Monet et sa jubilation renouvelée à chaque retour à l’un des tableaux de ce peintre, prédateur d’images, mû par l’obsédant désir de capturer le moment présent et d’en restituer l’éminente beauté. La survenue d’une cataracte dense à l’oeil gauche fut un drame pour Monet, le conduisant à des tonalités excessives dans certaines couleurs. Il finit par accepter la chirurgie, se révéla un malade difficile, agité sur la table d’opération et « martyrisant » son chirurgien, le Dr Coutela, qui le qualifia de patient hostile et caractériel…Lors de l’évaluation post-opératoire à l’aide d’une loupe, et regardant le visage de son chirurgien, Claude Monet s’exclama : « Dieu que tu es laid »…Il put repeindre. Les Nymphéas, oeuvre ultime de Monet, datent de cette période ; ils expriment « l’évasion dans une autre dimension alors qu’il n’y a plus de perspective ».

Neuropsychologie du regard : comment regarde-t-on une œuvre d’art ? par le Professeur Bernard Lechevalier, membre de l’Académie nationale de médecine et le Professeur Caroline Tilikete, neuro-physiologiste et neuro-ophtalmologiste au CHU de Lyon

Le professeur Bernard Lechevalier rappelle que l’on peut entendre sans écouter et voir sans regarder. Le regard est donc un acte intentionnel pour explorer, découvrir, identifier, intituler. La signification philosophique de l’intentionalité, notamment selon Franz Brentano, se situe dans la reconnaissance et la visée d’un objet, qu’il soit concret ou abstrait. Selon la théorie phénoménologique, chacun regarde avec sa propre conscience. Pour Jean-Paul Sartre le regard est un trait d’union entre le monde extérieur et le monde intérieur. Le regard est la porte des sentiments : il peut être dur, accusateur, aimant, compatissant…Finalement, le regard fait partie de la théorie de l’esprit.

Le Professeur Caroline Tilikete indique que le regard d’une œuvre d’art fait appel aux interactions de trois fonctions : la perception visuelle, la motricité oculaire et l’attention visuelle. La perception visuelle implique la transmission de l’image à la rétine, siège des photorécepteurs (avant tout les cônes, sensibles aux détails et à la couleur, les bâtonnets étant dévolus au fonctionnement visuel nocturne). Ces récepteurs transmettent l’information au nerf optique puis au cerveau. La vision de l’homme est centrale, tubulaire, analysée par le cortex visuel primaire. Le cortex visuel secondaire a pour rôle de rétablir l’image dans son ensemble. En pathologie, il existe des troubles visuels par atteinte du cortex primaire, par migraine ophtalmique (lignes brisées rappelant les fortifications à la Vauban), et des troubles de la reconnaissance visuelle par atteinte du cortex temporal. La motricité oculaire comporte différents types de mouvements oculaires. Les uns permettent l’exploration visuelle : il s’agit des saccades (2 à 4 par seconde) qui peuvent être réactives (impliquant le lobe pariétal) ou volontaires comme pour le regard d’une œuvre d’art ou pour la lecture (faisant intervenir le lobe frontal). Les autres mouvements ont une fonction de stabilisation (poursuite, réflexe oculo-céphalique). Le syndrome de Balint (ou simultagnosie) se caractérise par l’incapacité à reconstruire une scène visuelle en dépit de la conservation de la vision des détails. L’attention visuelle correspond d’une part à des phénomènes de « bottom-up » déclenchés par des éléments saillants de la scène visuelle (couleurs, contrastes) et des phénomènes de « top down » déclenchés par le contenu, le contexte culturel et l’éducation. En pathologie, la négligence visuo-spatiale est liée à des lésions de l’hémisphère droit. En résumé, une œuvre d’art est d’abord décortiquée en mille morceaux avant que son image d’ensemble soit reconstruite par le cerveau.

 

Un regard pathologique au grand siècle : le peintre Focus par Emmanuelle Brugerolles, Conservateur général du patrimoine à l’Ecole supérieure des Beaux-Arts et Bernard Granger, Professeur de psychiatrie à l’Université Paris-Descartes

Madame Emmanuelle Brugerolles précise que le peintre du XVIIe siècle Georges Focus a fait l’objet d’une exposition en 2018 au Palais des Beaux-Arts de Paris. Sa vie a été marquée par deux grandes périodes. La première est celle d’un peintre de paysages qui séjourna à Rome pendant trois années et devint un membre actif de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Puis, la survenue de troubles psychiatriques le fait admettre définitivement dans l’asile des « petites maisons » où il continue à créer mais uniquement sous forme de dessins (80 conservés à l’Université d’Edimbourg et 12 retrouvés en 2010 dans une collection particulière parisienne). Ces dessins foisonnants (qui comportent des phylactères) font entrer, avec une grande maîtrise de la perspective, dans un univers unique qui est une fenêtre à la fois sur la vie (avec des scènes empruntées à son passé) et sur son psyché : il y représente en effet ses délires, ses fantasmes où il se prend pour le roi, le pape, pense être persécuté par l’Académie…C’est en fait toute une œuvre qui se construit.

Pour le Professeur Granger, il est difficile d’établir un diagnostic face à cette double sémiologie visuelle et langagière. Néanmoins, rétrospectivement, l’âge de survenue (35ans), la chronicité des troubles, leur nature composée d’alternances de périodes déficitaires et de périodes de création avec une créativité débridée, conduisent à l’évocation d’un trouble schizo-affectif, qui correspond au cumul d’une schizophrénie et d’un trouble bipolaire. Mais surtout que le regard psychiatrique ne vienne pas dessécher le regard qu’on peut porter sur ces œuvres étonnantes.

 

Accessibilité de la peinture aux aveugles : réalité ou préjugé ? par Marion Chottin, Professeur de philosophie, Ecole normale supérieure de Lyon, CNRS, IHRIM (Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités)

Lorsque le regard s’est retiré, à la différence de la musique et de la sculpture, la peinture échappe a priori aux aveugles, encore qu’il existe des photographes aveugles et même des peintres aveugles tel que John Brambitt (son tableau intitulé « No Thoughts »). John Locke, dans son Essai dans l’entendement humain, fournit le premier texte de description orale à destination d’un aveugle, qu’on appellerait aujourd’hui une audiodescription. En fait, l’inaccessibilité de la peinture aux aveugles relève d’un préjugé. Pour l’OMS il est inadéquat de parler de handicap visuel ou auditif. Des musées offrent des dispositifs permettant de suivre les visites par la description des tableaux, et parfois même de toucher des transcriptions tridimensionnelles des œuvres. Pour Catherine Chabert, Professeur à l’Université Paris-Descartes, les dispositifs de médiation ne doivent pas être des « illusions d’accès ». Ces dispositifs ne susciteront jamais l’impression ressentie par ceux qui ont accès à la vue (transmission des couleurs, des ombres qui donnent les perspectives) ; quant à l’impression 3D ne fait-elle pas passer de la peinture à la sculpture ? ; l’audiodescription ne peut traduire une expérience visuelle, elle permet seulement de réactiver une œuvre déjà vue. Mais faut-il renoncer pour autant ? Les descriptions permettent d’appréhender l’essence de la peinture. Les mots peuvent transmettre la vie d’une œuvre, l’effet que produisent dans le corps les formes et les couleurs. La description est donc susceptible de susciter un effet analogue à celui transmis par les yeux. La littérature peut traduire ce qui, dans la peinture, est création. La cécité peut s’avérer non pas une déficience mais un atout…

 

L’autoportrait, de Rembrandt au selfie, par Sylvie Ramond (Conservateur en chef du patrimoine, Directeur général du pôle des musées d’Art de Lyon, Directeur du musée des Beaux-Arts de Lyon)

De nombreux artistes se sont mis en scène par leur autoportrait depuis la Renaissance. Sylvie Ramond invite à revivre l’exposition qui se tint au musée des Beaux-Arts de Lyon en 2016, rassemblant 130 œuvres provenant de trois grands musées européens. Ces œuvres qui comportaient des peintures, des estampes, des dessins, des photographies, des sculptures et des vidéos s’articulaient en sept grands thèmes correspondant aux grands types d’autoportraits et à leurs évolutions : le regard de l’artiste, l’artiste en homme du monde, l’artiste au travail, l’artiste et ses proches, l’artiste mis en scène, l’artiste dans son temps, et le corps de l’artiste. Quelques exemples : l’autoportrait de Louis Janmot qui frappe par l’intensité du regard (1832), celui de Rembrandt dans la Lapidation de Saint Etienne (1625), celui de Watteau dans les Fêtes Vénitiennes (1718-1719), le selfie du Chinois Ai WeiWei (instantané pris en 2009 dans un ascenseur lors de son arrestation), l’autoportrait de Lee Miller (1932). L’autoportrait renseigne non seulement sur les styles propres à chaque époque mais aussi sur la personnalité de l’auteur et sur son environnement historique et social.

ORLAN ou l’image du corps, par ORLAN.

Artiste plasticienne française de renommée internationale, ORLAN se caractérise par un fort engagement corporel, souvent charnel. Elle précise qu’après le choix du concept elle choisit la bonne matérialité qui va révéler l’essence de l’idée. Elle fait ainsi appel à de nombreuses technologies (sculpture, réalité augmentée, robotique, intelligence artificielle). Son œuvre interroge le statut du corps dans la société via toutes les pressions (rôle du politique, du religieux qui, par la censure, empêche de voir). Elle propose une conférence interactive, un jeu de « qui voit quoi » à propos d’une vidéo 3D intitulée la Liberté en écorchée (2013). L’important est de scruter même si l’on passe à côté car il faut tâtonner pour saisir ce que l’on voit. Le risque de l’artiste est d’être mal vu ou, pire, de ne pas être vu. Cet autoportrait, entièrement fabriqué par la machine, est politiquement important car le racisme ne peut s’y inscrire ; il fait aussi parler des temps différents (le corps anatomique de Vésale, le corps avec des prothèses) ; il fait encore prendre au ralenti la position si symbolique de la statue de la Liberté. ORLAN déclare avoir toujours essayé d’exprimer des choses importantes sur ce qui se passe, de faire des manifestes.

 

Conclusion par le Professeur Jean-Louis Dufier, membre de l’Académie nationale de médecine

Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, parmi lesquels la vue est, comme le disait Descartes, le plus universel et le plus noble. C’est au travers du prisme de l’art pictural que les oratrices et orateurs ont choisi d’explorer le spectre du regard. Il a été rappelé la métamorphose des œuvres de Monet après sa chirurgie oculaire, que l’on ne voit pas seulement avec les yeux mais avec le cerveau, qu’un peintre peut conserver une parfaite maîtrise de l’art en dépit d’un dérangement de l’esprit, que l’autoportrait révèle par son regard la personnalité de l’artiste, que tout est possible dans l’art surtout s’il est engagé. Contemplons ce tableau représentant Cupidon, dieu de l’Amour, le regard vide : l’amour n’est-il pas aveugle ?…