Résumé
Une enquête nationale confidentielle a été réalisée auprès de médecins ayant certifié les décès et d’anesthésistes-réanimateurs. Un échantillon de 3.700 certificats de l’année 1999 a été tiré au sort après une sélection portant sur des morts relatives à une anesthésie, une intervention chirurgicale, obstétricale ou endoscopique, une complication d’intervention ou une mort violente, avec des fractions de sondage variables selon les mots et l’âge, ainsi que 500 « décès hospitaliers tout venant » pour vérifier l’exhaustivité de la mention des interventions dans les certificats. Après exclusion des certificats sans lien avec l’intervention, un questionnaire succinct a été adressé au certificateur (97 % de réponses). Lorsque le rôle d’une anesthésie dans le décès ne pouvait être éliminé, une rencontre avec un pair était proposée à l’anesthésiste pour analyse détaillée du dossier (97 % d’acceptations). Un groupe d’experts a analysé les dossiers anonymisés, afin de déterminer le mécanisme de l’accident et son imputabilité à l’anesthésie. Les taux de décès ont été estimés à partir des données de l’enquête nationale portant sur l’activité de l’année 1996. Les taux annuels de décès totalement et partiellement imputables à l’anesthésie en France sont respectivement de 7 (IC 95 % : 2-12) et de 47 (31-63) par million d’anesthésies. Les principaux mécanismes de l’accident sont d’origine respiratoire (accès aux voies aériennes, inhalation), cardiaque (ischémie, notamment favorisée par l’anémie) et vasculaire (hémorragie, vasodilatation par rachianesthésie, anaphylaxie). Les principales interventions associées sont orthopédiques (fracture du col, chirurgie hémorragique) et digestives (occlusions, péritonites). Par rapport à l’enquête réalisée par l’INSERM de 1978 à 1982, le taux de décès a été réduit par un facteur dix, alors que le nombre d’anesthésies a plus que doublé et celles réalisées pour des personnes âgées ou atteintes de pathologies associées sévères a quadruplé. Il est logique de rattacher cette amélioration aux mesures, notamment réglementaires, prises à la suite de la précédente enquête. Des progrès restent à réaliser et le taux actuel de 1/145.000 incite à développer des méthodes d’analyse systémique des accidents.
Summary
A National Confidential Inquiry was conducted among death certificators and anaesthetists. A sample of 3700 death certificates from the year 1999 were randomised, after selection of words relating to anaesthesia, surgery, obstetrics, endoscopy, procedural complications, and violent death, with different ratios according to the words and the age ; 500 additional certificates relating to deaths in hospital were evaluated to verify the exhaustive nature of the mention of procedures in the certificates. The certificator was sent a simplified form each time the role of the procedure in death could not be excluded (response rate 97 %). The anaesthetist was offered a peer review whenever the role of the anaesthetic procedure could not be ruled out (uptake rate 97 %). An expert committee analysed the (anonymized) files to determinate the mechanism of the accident and its relationship to anaesthesia. The mortality rates were estimated from the 1996 « Anaesthesia in France » survey. The annual rates of deaths that were totally or partially related to anaesthesia were respectively 7 (CI95 % : 2-12) and 47 (31-63) per million. These mortality rates increased with comorbidity, from 4 per million in patients of ASA physical status class 1 to 554 per million in class 4. Similarly, these rates increased with age, from 7 per million in patients less than 45 years old, to 32 in older patients. Most accidents were of ventilatory (38 % : airway management : 6 %, aspiration pneumonitis : 9 %), cardiac (31 % : ischaemia : 25 %, including anaemia-related), and vascular origin (30 % : hemorrhage : 12 %, vasodilation by spinal anaesthesia : 6 %, anaphylaxis : 3 %). The main surgical procedures involved were orthopaedic (50 % : hip fracture, haemorrhagic surgery) and digestive (24 % : occlusion, peritonitis). INSERM had previously collected data on complications associated with anaesthesia between 1978 and 1982 : the annual rates of deaths that were totally or partially related to anaesthesia were respectively 76 and 263 per million. Compared to these previous data, the anaesthesia-related mortality rate fell ten-fold over the last two decades, while the number of anaesthetic procedures at least doubled. In addition, the number of procedures involving old people and patients with poor physical status was multiplied by four. It seems logical to attribute these results to safety and practice guidelines published after the previous inquiry. Progress remains to be made : the present rate of 1/145 000 will serve as a basis for systematic analysis of accidents.
Premiers résultats de l’enquête SFAR-INSERM sur la mortalité imputable à l’anesthésie en France :
réduction par 10 du taux de ces décès en 20 ans
Preliminary results from the SFAR-INSERM inquiry on anaesthesia-related deaths in France :
mortality rates have fallen ten-fold over the past two decades
André LIENHART * Yves AUROY **, Françoise PÉQUIGNOT ***, Dan BENHAMOU****, Josiane WARSZAWSKI *****, Martine BOVET ***, Eric JOUGLA ***
INTRODUCTION
Longtemps réputée comme une activité à risque, l’anesthésie a récemment été présentée comme un modèle de progrès en matière de sécurité [1, 2]. Toutefois, les bases scientifiques supportant cette opinion ont été mises en doute en raison de la grande variabilité de la méthodologie et des définitions utilisées dans les enquêtes [3]. En France, une enquête prospective avait été réalisée par l’INSERM entre les années 1978 et 1982 [4]. Les taux de décès avaient alors été estimés à 76 par million (pM) pour les décès totalement imputables à l’anesthésie et à 263 pM pour les décès partiellement imputables, pour un nombre annuel d’anesthésies de 3.600.000. A cette époque, la principale cause des décès était l’hypoxie. Ainsi, le nombre des décès par apnée au réveil était d’une centaine par an, première cause de mortalité anesthésique pour les personnes jeunes et sans pathologie associée sévère [4]. Ces données ont été le moteur de nombreuses actions, ayant notamment abouti fin 1994 au décret sur la sécurité anesthésique, qui donnait un caractère réglementaire à des pratiques souhaitées par les professionnels [5] : consultation pré-anesthésique, surveillance par oxymètre de pouls et capnographe, procédures de maintenance et de vérification du matériel, surveillance après l’intervention dans des locaux et avec un personnel spécifiques… Depuis, aucune étude n’avait mesuré d’éventuels progrès.
La Société Française d’Anesthésie et de Réanimation (SFAR) s’est engagée dans une telle recherche, avec pour objectifs la mesure du chemin parcouru et la description des problèmes persistants afin de cibler les actions futures.
MATÉRIEL ET MÉTHODES
Les estimations du nombre annuel d’anesthésies et de décès qui lui sont imputables ont été réalisées à partir de deux enquêtes distinctes. La première a relevé durant trois jours consécutifs, tirés au sort tout au long de l’année 1996, l’activité dans chacun des 1.583 établissements où se pratiquaient des anesthésies en France, soit un échantillon de 62 415 questionnaires [6, 7]. Cette première étude était une étape indispensable pour pouvoir estimer des taux de mortalité dans les différentes classes d’âge et de sévérité de pathologies associées.
La seconde enquête a été réalisée à partir des certificats de décès de 1999 [8]. Parmi les 537.459 décès, un échantillon de 4 200 certificats a été constitué : 3 700 à partir de la mention du mot anesthésie (fraction de sondage — FS — 1/1 : n = 281), ou d’une intervention, ou d’une complication chirurgicale, obstétricale, endoscopique…, avec comme FS : 1/1 si âge > 40 ans (n = 734), 1/7 si > 40 et < 75 (n = 923), 1/11 si > 75 ans (n = 921), ou d’une « mort violente » (FS 1/10 : n = 841). Pour vérifier l’exhaustivité de la mention des interventions dans les certificats, 500 « décès hospitaliers tout venant » ont été tirés au sort. Chacun des certificats a été analysé indépendamment par trois anesthésistes-réanimateurs pour éliminer ceux n’ayant
manifestement aucun lien avec l’intervention. Dans le cas contraire, un questionnaire succinct a été adressé au médecin ayant établi le certificat : 97 % ont répondu.
Après analyse de ces questionnaires, lorsque le rôle de l’anesthésie ne pouvait être exclu, il a été proposé à l’anesthésiste-réanimateur connaissant le mieux le cas de recevoir un confrère, désigné et formé par la SFAR, pour remplir un questionnaire détaillé : 97 % des demandes ont abouti.
A partir de ce dernier questionnaire et des documents rendus anonymes, un groupe d’experts a déterminé le mécanisme de l’accident, son degré d’imputabilité à l’anesthésie et a relevé les éventuels écarts par rapport aux normes professionnelles, en en recherchant les facteurs favorisants. Le champ de l’anesthésie-réanimation débordait largement l’activité au bloc opératoire ou ses suites immédiates, pour couvrir également l’évaluation pré-opératoire et les soins post-opératoires. Toutefois, l’activité de réanimation, de SAMU-SMUR, de consultation de lutte contre la douleur, bien que possiblement couverte par des anesthésistes-réanimateurs, n’a pas fait partie de cette étude, car elle avait été exclue de l’enquête de 1996.
Les effectifs de décès et celui des anesthésies ont été calculés au moyen de l’estimateur de Horwitz-Thomson, en tenant compte des fractions de sondage inégales et de l’effet de grappe. Un redressement a été effectué en tenant compte des non-réponses et des valeurs manquantes. Pour permettre les analyses en fonction de l’âge et de la gravité des patients (classe ASA), les cas totalement et partiellement imputables à l’anesthésie ont été regroupés. Les taux de décès ont été estimés en rapportant le nombre de décès imputables à l’anesthésie au nombre d’anesthésies. Les intervalles de confiance à 95 % (IC95) ont été estimés à partir du calcul de la variance des ratios par une méthode basée sur la linéarisation [9].
RÉSULTATS
Taux de décès imputables à l’anesthésie
L’estimation en France métropolitaine du nombre d’anesthésies en 1996 est de 7.756.121 (IC95 : 7 375 054 – 8 137 188), celle du nombre de décès en 1999 imputables exclusivement à l’anesthésie est de 53 (IC95 : 17-90), et celle des décès partiellement imputables est de 366 (242-489), soit des taux annuels de décès de 7 par million pour les totalement imputables et de 47 pM pour les partiellement (fig. 1).
L’augmentation du nombre d’anesthésies en 1996 par rapport à 1978-1982 a été la plus forte chez les patients les plus âgés ainsi que chez les plus pathologiques (classe ASA 3 dont la proportion a doublé). Les taux de décès s’échelonnent de 4 pM pour la classe 1 de l’ASA à 554 pM pour la classe 4. La réduction par rapport à 1978-1982 apparaît quelle que soit cette classe (fig. 2).
Les taux de décès par tranches d’âge sont de 7 pM avant 45 ans et de 87 pM après, contre respectivement 32 pM et 871 pM en 1978-1982.
FIG. 1. — Taux de décès imputables à l’anesthésie FIG. 2. — Taux de décès selon la classe ASA, après regroupement des cas totalement et partiellement imputables à l’anesthésie
FIG. 3. — Principaux mécanismes de l’événement dont l’absence de récupération a conduit au décès (l’épaisseur du trait représente le nombre des décès) Profil des décès
La figure 3 représente les mécanismes des événements ayant conduit aux décès, qu’ils soient totalement ou partiellement imputables à l’anesthésie.
Les causes respiratoires (31 %), cardiaques (38 %) et vasculaires (30 %) se répartissent équitablement. En revanche, les causes primitivement neurologiques sont rares (1 %). Parmi les causes respiratoires, une des principales de l’enquête de 1978-1982, la dépression au réveil, n’a pas été retrouvée. Il persiste des inhalations de liquide gastrique (9 %) et des difficultés d’accès aux voies aériennes (6 %). En matière de causes cardiaques, l’ischémie est au premier plan (25 %), avec l’anémie comme principal facteur ayant fait conclure à l’implication de l’anesthésie (3 %). Parmi les causes vasculaires, l’hémorragie joue un rôle important (12 %). Au sein des causes d’hypovolémie relative, la rachianesthésie (6 %) et l’allergie (3 %) prédominent.
Trois types d’acte regroupent 84 % des cas. La chirurgie orthopédique et rachidienne (50 %) est au premier rang des situations dans lesquelles l’anesthésie a contribué au décès. Elle représentait le quart des actes de chirurgie dans l’enquête de 1996, mais la moitié des actes impliquant une stratégie transfusionnelle [7, 10]. La chirurgie réglée hémorragique (reprises de prothèse de hanche ou de genou, chirurgie lourde du rachis) et la chirurgie pour fracture du col du fémur chez des personnes fragilisées sont les plus fréquentes parmi les décès imputables à l’anesthésie dans ce type de chirurgie. En matière de chirurgie intra-abdominale (24 %), il s’agit souvent de cancers et de péritonites, avec une association particulièrement fréquente, qui est l’occlusion. La chirurgie vasculaire vient au troisième rang (10 %). Il est à noter que les chirurgies lourdes cardiaque et néonatale n’ont pratiquement pas été explorées.
L’obstétrique et la chirurgie pédiatrique sont peu représentées, mais les cas sont particulièrement dramatiques.
Les principaux écarts relevés, qu’ils aient ou non joué un rôle dans l’évolution, ont été (la somme est supérieure à 100 %, plusieurs écarts étant possibles) : la gestion de l’hypotension per-opératoire (40 %), l’évaluation pré-opératoire (38 %), la gestion des pertes sanguines (37 %), les soins post-opératoires (36 %), la technique d’induction anesthésique (32 %). Une centaine de patients par an décèdent des conséquences d’une anémie, isolée ou favorisant une ischémie myocardique, au cours ou au décours d’un acte requérant une anesthésie. Pour les soins post-opératoires, la structure choisie n’a pas toujours été adaptée à la lourdeur des patients traités. En matière d’induction anesthésique, trois types de problèmes ont été relevés : les doses de rachianesthésie chez des personnes âgées fragiles, la technique d’anesthésie chez les personnes suspectes d’occlusion, les doses utilisées pour des patients en état de choc.
DISCUSSION
En vingt ans, le nombre d’anesthésies a plus que doublé (quadruplé chez les personnes âgées ou/et atteintes de pathologies associées sévères), alors que le nombre de décès imputables à l’anesthésie a été divisé par cinq. Les taux de décès correspondants ont été réduits d’un facteur 10, et ce globalement quelles que fussent les catégories d’âge et de classe ASA. L’enquête de 1978-1982 avait porté sur un échantillon de 200 000 anesthésies [4]. L’analyse d’un échantillon dix fois supérieur pour mettre en évidence les taux actuels n’était pas réaliste, justifiant l’élaboration d’une nouvelle méthodologie. L’enquête de 1999 étant orientée spécifiquement sur la mortalité, il est peu probable que les différences observées soient de nature méthodologique. D’une part, les intervalles de confiance excluent une sousestimation d’une telle importance. D’autre part, plusieurs facteurs sont de nature à avoir au contraire accru l’imputabilité par rapport aux critères de 1978-1982 :
l’élargissement du champ de l’anesthésie (dépassant la salle d’opération ou de réveil) ; le relevé des décès au-delà des 24 premières heures ; la multiplication de
normes professionnelles rendant plus lisibles d’éventuels écarts. Une des points délicats de l’enquête était la mise en évidence de tels écarts. Celle-ci a été grandement facilitée par la recherche systématique des facteurs connus favoriser les erreurs [1-2].
Cette partie de l’enquête est encore en cours d’analyse, mais il est apparu qu’en matière de structure la pression de production était au premier plan, de même que, au niveau de l’équipe, l’insuffisance des effectifs et les problèmes de communication.
Perspectives
La réalisation de progrès passe par deux approches. La première porte sur l’analyse des défaillances techniques révélées par l’enquête. A titre d’exemple, il n’est pas apparu que le seuil transfusionnel actuellement recommandé fût en cause, mais plutôt les moyens mis en œuvre pour prévoir le franchissement de cette valeur, ainsi que dans certains cas, notamment obstétricaux, les délais d’acheminement du sang.
Le fait d’avoir montré un changement d’échelle du risque nécessite une seconde approche : le passage de la seule analyse du comportement individuel à celle du système, comme dans les domaines techniques actuellement les plus sûrs (aviation, transports ferroviaires, industrie nucléaire) [1-2]. Une analyse confidentielle des évènements indésirables est pour cela nécessaire, tout comme le changement de culture qui la rend possible.
REMERCIEMENTS
L’étude a bénéficié d’un PHRC (AOM 98070). La SFAR remercie toute les personnes ayant répondu aux questionnaires et participé aux enquêtes, ainsi que les autres sociétés savantes et le Conseil national de l’ordre des médecins pour leur soutien. Bruno RIOU, Yves DIRAISON et Bernard LENOIR ont participé à l’analyse des dossiers, Marie-Claire LAXENAIRE à celle des dossiers évoquant une anaphylaxie, Françoise LAURENT a facilité l’accès à la base de données et notamment préparé la visualisation des certificats de décès.
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[10] LIENHART A., AUROY Y., CLERGUE F., LAXENAIRE M.C., PÉQUIGNOT F., JOUGLA E. — L’anesthésie en France en 1996. Anesthésies et techniques transfusionnelles. Ann. Fr. Anesth. Réanim. , 1998, 17 , 1374-86.
DISCUSSION
M. Patrice QUENEAU
Qu’entendez-vous exactement sous le vocable « imputabilité partielle » ? En effet, en matière d’accident médicamenteux on utilise plus volontiers la séquence : pas d’imputabilité (I 0), imputabilité douteuse (I 1), imputabilité plausible (I 2), imputabilité vraisemblable (I 3) et imputabilité très vraisemblable (I 4). Pouvez-vous m’apporter d’autres informations sur les accidents allergiques graves imputables à l’anesthésie. Et, le cas échéant, pensez-vous qu’ils pourraient être encore diminués par des précautions plus largement diffusées et plus largement appliquées ?
Les décès non imputables à l’anesthésie étaient ceux qu’expliquaient les maladies associées ou la chirurgie et ceux pour lesquels l’anesthésie n’avait pu jouer qu’un rôle mineur ;
les décès partiellement imputables à l’anesthésie étaient ceux qu’expliquaient les pathologies associées ou la chirurgie mais pour lesquels le rôle des soins relevant de l’anesthésie n’était pas mineur ; les décès totalement imputables étaient ceux expliqués par les seuls soins anesthésiques. Par ailleurs, le degré de fiabilité de l’imputation a été coté séparé- ment et, en cas de doute, le décès était considéré comme imputable. Il n’est pas contestable que les décès totalement imputables sont plus aisés à définir et ce sont donc ceux pour lesquels la comparaison avec la précédente enquête est la plus fiable. Les décès partiellement imputables ont plutôt été inclus par excès, l’objectif n’étant pas de fournir une statistique favorable, mais de rechercher où devaient porter les efforts d’amélioration. Trois décès ont été attribués au seul choc anaphylactique. Les produits en cause appartenaient à la classe des antibiotiques et à celle des curares. Des recommandations professionnelles ont été publiées, tant en matière d’antibioprophylaxie ou de curarisation, que de recherche d’allergie à ces produits ou de traitement du choc anaphylactique.
On ignore toutefois pourquoi certaines personnes, a priori peu pathologiques par ailleurs, font rapidement un arrêt cardiaque, même lorsque la réanimation a été immé- diate et correctement conduite. Ces accidents ne sont donc pas tous évitables.
M. Alain LARCAN
Une enquête rétrospective permet de penser que le risque anesthésique est moins important aujourd’hui. Cette diminution par 10 entraînera-t-elle une réduction des primes d’assurance aujourd’hui prohibitives ?
Une réduction du même ordre de grandeur du nombre des accidents mortels d’anesthésie a été observée par les compagnies d’assurance nord-américaines : les primes ont diminué en conséquence. Il convient toutefois de noter que le montant de ces primes était (et demeure) nettement plus élevé qu’en France et que les compagnies d’assurance atténuent en partie le coût des spécialités à haut risque avec celui des spécialités où la sinistralité est moindre.
M. Jean-Roger LE GALL
Y a-t-il des enquêtes similaires à l’étranger ? La mortalité imputable à l’anesthésie est-elle supérieure ou inférieure dans les autres pays ?
De telles enquêtes sont très difficiles à mener à l’échelon national. Pour mener la sienne, la Société Française d’Anesthésie et de Réanimation a bénéficié de la confiance engendrée par le rôle qu’elle avait pu jouer dans l’obtention des moyens nécessaires à la sécurité (décret du 5 décembre 1994), de l’expérience acquise lors de l’enquête qu’elle avait menée en 1996 avec le centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès de l’INSERM, ainsi que de la centralisation des certificats de décès au niveau de ce centre. Il existe assez peu de données équivalentes ailleurs. Aux USA, le contexte de crainte des procès n’a pas permis de mener une enquête similaire : on ne dispose que des données de certains grands hôpitaux et de celles des compagnies d’assurance, précédemment mentionnées, où le dénominateur – le nombre d’anesthésies – est inconnu. En Australie, les décès périopératoires font l’objet d’une enquête par des pairs et la confidentialité de ces informations est protégée par la loi. Des données sont également disponibles pour certains hôpitaux du Japon et la Hollande. Les résultats sont globalement du même ordre de grandeur que dans la présente enquête, mais les différences d’approche méthodologique font obstacle à une comparaison plus poussée, d’autant que l’imputation à l’anesthésie est fonction du rôle de l’anesthésie-réanimation dans les soins péri-opératoires, lequel varie d’un pays à l’autre. Un des intérêts de la récente enquête française est de permettre une comparaison avec celle réalisée par l’INSERM entre 1978 et 1982, dans laquelle la définition de ce champ était proche.
M. Christian NEZELOF
Mon expérience est celle d’un pathologiste ayant exercé son activité pendant près de quarante ans. Au cours de cette période, j’ai eu à étudier trois autopsies d’enfants décédés lors d’opérations d’amygdalectomie ou d’adénoïdectomie. Dans un seul de ces cas, j’ai pu mettre en évidence une fausse route et une inondation pulmonaire. Dans les autres cas, je n’ai trouvé aucune explication à cet arrêt respiratoire. Dans votre enquête, quel a été l’apport de l’enquête post mortem ?
Peu d’autopsies ont été réalisées et, lorsqu’elles l’ont été, leur résultat a généralement conduit à ne pas retenir de rôle à l’anesthésie, en mettant en évidence une cause indépendante, voire fortuite.
M. Claude MOLINA
Le choc anaphylactique étant l’une des causes du décès et d’accidents per-anesthésiques et connaissant actuellement les agents anesthésiques et médicamenteux responsables (curares surtout mais aussi antibiotiques, agents d’induction morphiniques, sans oublier l’allergie au latex), quelle place accordez-vous aux tests allergologiques à visée prédictive et quel rôle doit-on accorder à l’allergologue dans l’équipe médicale ?
La question de l’allergie, si elle n’est pas une des principales causes de décès contrairement aux difficultés d’accès aux voies aériennes ou à la gestion des pertes sanguines, est fréquemment abordée par les patients en consultation d’anesthésie. Elle pose le problème de la valeur prédictive des tests cutanés et du rapport bénéfice/risque des produits incriminés. La valeur de tests est fonction de leur sensibilité, de leur spécificité et de la fréquence de la pathologie dans la population testée. Lorsque cette fréquence est élevée, comme c’est le cas chez les personnes ayant fait un accident per-anesthésique d’allure allergique, des tests positifs ont toute chance de signifier qu’un accident surviendrait en cas de nouvelle administration : les produits en cause doivent impérativement être écartés. A l’inverse, dans une population tout venant, y compris en cas d’atopie, le résultat positif d’un test systématique aurait toute chance d’être un faux-positif, conduisant à une abstention pouvant comporter plus de risques (tels une infection pour un antibiotique ou un traumatisme chirurgical pour un curare). C’est pourquoi la recommandation professionnelle actuelle, commune aux anesthésistes-réanimateurs et aux allergologues, après analyse des données scientifiques selon une méthode validée par l’ANAES, est de réaliser des tests cutanés pour certains produits en cas d’antécédent de choc allergique per-anesthésique, avéré ou suspecté, et seulement dans ce cas, à l’exception de certains antécédents d’allergie alimentaire pour le latex. Un réseau, coordonné depuis Nancy, associe anesthésistes-réanimateurs et allergologues spécialisés dans ce domaine.
M. Roger HENRION
Avez-vous une idée des circonstances dans lesquelles surviennent les accidents anesthésiques mortels en obstétrique ?
Comme dans l’enquête « mortalité maternelle », le saignement a été la première cause retrouvée. L’analyse des dossiers montre que les facteurs favorisants concernent principalement l’organisation des soins, notamment les décisions de transfert ou la logistique d’approvisionnement en produits sanguins. En effet, l’enquête n’a pas porté sur la seule technique d’anesthésie, mais sur l’ensemble des soins péri-anesthésiques relevant de la discipline.
M. Louis AUQUIER
Vous avez distingué imputabilité totale et imputabilité partielle. Dans votre enquête, avez-vous pu faire une évaluation chiffrée des plaintes qui ont été faites devant diverses juridictions ainsi que leurs conséquences ?
Le questionnaire recherchait les déclarations à une compagnie d’assurance ou à l’administration hospitalière et les plaintes des ayants droit. Pour les décès partiellement
imputables, 12 % ont été déclarés et 3 % ont donné lieu à une plainte ; pour les décès totalement imputables ces valeurs étaient respectivement de 34 % et 26 %. Le temps écoulé depuis l’accident était insuffisant pour pouvoir disposer des résultats d’une éventuelle procédure devant une juridiction.
M. Claude-Henri CHOUARD
Quelles recommandations pour l’avenir les résultats de votre enquête permettent-ils de proposer ?
Les recommandations sont de deux ordres. Techniques d’abord, portant par exemple sur la surveillance pendant et après une chirurgie hémorragique ou l’induction anesthésique de patients fragiles. Mais un des principaux enseignements de l’enquête est l’importance de diffuser une culture d’analyse et de maîtrise du risque au sein de l’hôpital, toutes disciplines confondues.
M. Georges DAVID
On peut qualifier d’exemplaire la démarche d’analyse des causes de mortalité dues à l’anesthésie. Elle mériterait d’être appliquée à d’autres disciplines. Deux facteurs expliquent le succès de cette démarche : — le choix d’un indicateur indiscutable, la mortalité ; et — une analyse garantissant la confidentialité. Pour étendre cette démarche à des accidents non mortels voire à des « presque accidents » qui n’ont pas été à l’origine de dommages, pensez-vous que pourraient être mis en application des recensements confidentiels et en temps « presque réel » afin de disposer d’indicateurs de qualité le plus rapidement possible exploitables ?
Une des raisons pour lesquelles l’enquête présentée n’a porté que sur la mortalité est d’ordre pratique. Après avoir estimé en 1996 le nombre et les caractéristiques des anesthésies sur l’ensemble de la France, il fallait pouvoir disposer rapidement de données nationales pertinentes sur la sécurité : seule l’analyse des certificats de décès le permettait, leur recueil et leur exploitation étant organisés de longue date. Mais il est indiscutable que l’analyse des accidents non mortels et des « presque-accidents » est hautement souhaitable. Ils sont en effet beaucoup plus nombreux. De plus, l’analyse de leurs facteurs favorisants est d’autant plus complète que le recueil d’informations est précoce et la charge émotionnelle est moindre. Une étude est actuellement en cours sur ce sujet.
Comme elle repose sur le volontariat, elle ne peut toucher l’ensemble du pays, mais elle permet d’étendre la méthode d’analyse des causes-racine à de nombreux établissements.
M. Gabriel RICHET
Il faudrait connaître la répartition entre mort pendant l’anesthésie et en salle de réveil.
La mort est à distinguer de l’évènement ayant conduit au décès, totalement ou partiellement imputable. L’événement est survenu durant l’induction anesthésique dans 12 % des cas, l’entretien de l’anesthésie dans 26 %, la période de réveil dans 22 % et après celle-ci dans 40 %. La mort est survenue dans les 24 heures suivant l’anesthésie dans 42 % des cas, après 72 heures dans 23 %.
M. Jean DUBOUSSET
La consultation d’anesthésie a été un réel progrès, mais comment concilier le fait que cette consultation soit faite par un médecin et l’anesthésie par un autre ?
L’unicité du praticien est psychologiquement souhaitable. L’organisation des plateaux techniques y fait cependant souvent obstacle. La solution passe par la qualité du dossier médical et l’homogénéisation des pratiques, qui sont par ailleurs des facteurs de qualité et de sécurité.
M. Charles-Joël MENKES
Il est de plus en plus fréquent de proposer une chirurgie orthopédique à type de prothèse totale articulaire chez les personnes de plus de 90 ans. Avez-vous observé une réduction du risque anesthésique dans cette tranche d’âge ?
En terme de nombre d’anesthésies, l’enquête de 1996 a montré que celui-ci avait quadruplé par rapport à 1978-1982 chez les personnes très âgées et que le pourcentage des affections associées sévères (classe ASA ≥ 3) avait pratiquement doublé dans cette catégorie. Une telle augmentation semble témoigner d’une confiance accrue. En terme de taux de décès, la comparaison est impossible car l’effectif des personnes anesthésiées après 90 ans il y a 20 ans est insuffisant. Seuls ont été estimés, après regroupement des décès totalement et partiellement imputables, les taux pour les personnes âgées de plus de 45 ans : l’estimation est passée de 871 à 87 par million, soit une réduction d’un facteur 10.
Il apparaît donc, qu’à côté de la régression des catastrophes purement anesthésiques chez des personnes jeunes, l’amélioration a également porté sur les personnes âgées et atteintes de maladies associées sévères. Toutefois, les taux de décès restent nettement plus élevés chez ces dernières. Deux explications peuvent être avancées : le nombre de précautions à prendre étant plus grand, il existe une plus grande probabilité que l’une d’entre elles fasse défaut ; par ailleurs, en cas de survenue d’un événement indésirable, sa récupération est moins fréquente.
* Service d’anesthésie-réanimation, CHU Saint-Antoine, 75012 Paris. ** Service d’anesthésie-réanimation, HIA Percy, 92140 Clamart. *** CépiDc — Inserm, 78116 Le Vésinet. **** Service d’anesthésie-réanimation. ***** Inserm — U569, CHU Bicêtre, 94270 Le Kremlin-Bicêtre. Tirés à part : Professeur André LIENHART, à l’adresse ci-dessus. Article reçu le 18 mai 2004, accepté le 11 octobre 2004
Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 8, 1429-1441, séance du 30 novembre 2004