Communication scientifique
Séance du 4 juin 2002

Présentation

MOTS-CLÉS : violence familiale.
KEY-WORDS : domestic violence.

R. Henrion

Séance thématique Les violences familiales

Domestic violence

Présentation

Roger HENRION *

Les familles me font peur.

Georges Bernanos.

Journal d’un curé de campagne

La famille, loin d’être cet espace protégé, privilégié et heureux qu’il devrait être, est paradoxalement le lieu où s’observent les violences les plus fréquentes, sinon les plus graves, envers les êtres les plus faibles, qu’il s’agisse des femmes, des enfants ou des personnes âgées.

Quelle qu’en soit la victime, ces violences offrent de grandes similitudes et possèdent en commun certains traits caractéristiques. Souvent insidieuses, elles s’installent progressivement et se développent selon des cycles dont l’intensité et la fréquence augmentent avec le temps, suivant les paliers d’une inexorable escalade. Leurs conséquences sont très graves tant au plan physique pouvant aller jusqu’à l’homicide ou le suicide, qu’au plan psychologique, laissant subsister de dramatiques séquelles. Les violences sont fréquemment dissimulées. La victime, sous l’emprise de la honte, de l’humiliation, de la culpabilité mais aussi de la peur, est paralysée et subit les pires avanies, cherchant parfois même des excuses à son bourreau. Une femme sur quatre seulement parle spontanément de ce qu’elle subit. Quant aux enfants, ils ont parfois si peur de parler et sont si inhibés qu’ils s’expriment par des troubles difficiles à interpréter. Le rôle des médecins, souvent les premiers interlocuteurs, est alors aussi difficile que primordial. Ils doivent savoir détecter l’existence de violences. On sait que de la qualité du premier contact dépend souvent l’avenir de la femme ou de l’enfant. Ils doivent apprécier la gravité de la situation. L’examen a posteriori des dossiers montre que nombre d’homicides étaient prévisibles. Enfin, ils doivent orienter au mieux les victimes. Or, les médecins sont volontiers mal à l’aise, réticents ou passifs, et cela pour plusieurs raisons.

D’abord, beaucoup n’imaginent pas que de tels faits puissent survenir dans leur clientèle. Ils pensent que le phénomène est réservé à des couches de population * Membre de l’Académie nationale de médecine .

défavorisées. Ils n’imaginent pas que des violences puissent s’exercer dans n’importe quel milieu sans égard à l’éducation, la race, la religion, le statut marital, le niveau socio-économique. Ils ont tendance à s’identifier à leurs clients d’autant plus volontiers qu’ils appartiennent à la même couche sociale et ont un mode de vie comparable. Que dire de ceux qui connaissent les familles depuis de longues années.

Ils pensent aussi que toute enquête est une intrusion dans la vie privée des couples et craignent d’offenser leurs patients en posant certaines questions au même titre que les médecins hésitent encore à se renseigner sur la consommation d’alcool, de drogues ou la vie sexuelle par exemple. Ils ont été formés au respect de l’intimité.

L’article 51 du code de déontologie précise d’ailleurs que le médecin ne doit pas s’immiscer, sans raison professionnelle, dans les affaires de famille, ni dans la vie privée de ses patients.

Ils se trouvent devant des situations très complexes, débouchant parfois sur de tels drames familiaux qu’ils sont atterrés. En outre, dans les cas de violences conjugales, ils sont découragés par l’attitude des femmes, leur réticence à se confier, leur ambivalence, leur refus de quitter leur compagnon, de porter plainte, mais aussi par la fréquence des retraits de plainte ou des décisions de médiation qui les met en porte-à-faux. Ils savent la difficulté d’agir sur le comportement de l’agresseur. Dans certains cas, ils éprouvent de la difficulté à déterminer les responsabilités respectives.

Ils se méfient de ces femmes qui provoquent sans cesse leur mari par des attitudes agressives ou soumises, sans parler des couples qui entretiennent des relations sado-masochistes. Ils hésitent d’autant plus que certains hommes psychorigides ou pervers narcissiques sont très manipulateurs, donnent le change et se présentent comme des hommes respectables et sympathiques. Ils peuvent douter aussi de la parole de l’enfant et craindre de devenir un instrument dans les mains de l’un quelconque des protagonistes, notamment lorsque les couples divorcent et se disputent la garde des enfants.

Ils peuvent être l’objet de pressions, de menaces physiques ou, ce qui est beaucoup plus subtil, de menaces psychologiques de la part d’un conjoint occupant une fonction sociale éminente.

D’autres médecins se plaignent du manque de temps car il en faut indiscutablement pour écouter et rassurer les enfants ou les patientes traumatisées, les examiner et les conseiller.

Deux raisons semblent cependant prédominer pour expliquer la réticence des médecins : l’absence de formation et l’éventualité de retombées judiciaires. Nombreux sont ceux qui n’ont reçu aucune formation au cours de leurs études. Ils ne savent pas comment aborder le problème et prendre de bonnes décisions. Ils redoutent d’aggraver la situation par des réactions inadéquates. Curieusement, les étudiants vont rarement aux cours organisés par leur doyen. Ils ne prennent conscience de leur ignorance qu’une fois installés et brutalement confrontés aux diverses violences.

Les médecins craignent également des retombées judiciaires s’ils sont amenés à faire des signalements au Procureur de la République. Ils connaissent mal les lois et les arcanes de la justice et ne se sentent pas toujours soutenus par les conseils ordinaux départementaux. On doit reconnaître que, face à la loi, la situation des médecins est particulièrement délicate. Ils sont pris entre le devoir de protection de leurs patients et les impératifs du secret professionnel, entre l’article 223-6 du code pénal, 44 du code de déontologie médicale sur l’obligation de porter secours, la jurisprudence soulignant qu’il convient d’apprécier « si le péril est imminent et constant et nécessite une intervention immédiate » et l’article 226-13 du code pénal et 4 du code de déontologie médicale prévoyant de sévères sanctions pour violation du secret professionnel. Certes, la situation est assez claire lorsqu’il s’agit de sévices infligés à un mineur ou de violences sexuelles. L’article 226-14 précise que le secret n’est pas applicable « à celui qui informe les autorités judiciaires, médicales ou administratives, de sévices ou privations dont il a eu connaissance et qui ont été infligées à un mineur de 15 ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique », ensuite « aux médecins, qui, avec l’accord de la victime, portent à la connaissance du Procureur de la République, les sévices qu’il a constatés dans l’exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences sexuelles de toute nature ont été commises ». La situation est moins claire en ce qui concerne les violences envers les femmes, la notion « de personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son état physique ou psychique » restant assez imprécise.

Quoi qu’il en soit, les médecins doivent prendre garde à la manière de rédiger les certificats et rester d’une extrême prudence. Certains maris ou concubins n’hésitent pas à porter plainte auprès des Conseils de l’Ordre à propos de certificats qui seraient faux, mensongers ou tendancieux, déplaçant ainsi le procès de l’agresseur vers le soignant.

La réticence des médecins s’exprime par le très faible pourcentage de signalements émanant de leur part, environ 10 % dans le cas de violences conjugales et 2 % dans celui des maltraitances d’enfants.

Récemment s’est développée une nouvelle forme de violence : celle d’enfants ou d’adolescents vis-à-vis d’un membre de leur famille, le plus souvent la mère. Manque de respect, arrogance, insultes, menaces puis agressions, le mineur devient peu à peu un véritable tyran. De même a-t-on insisté récemment sur les maltraitances envers les personnes âgées qui deviennent préoccupantes en raison du vieillissement de la population. Négligence passive ou plus rarement active, détournement d’argent ou violences physiques caractérisées sont en constante progression.

Les violences familiales sont donc devenues un problème majeur qui concerne autant la santé publique que les droits et les devoirs de la personne humaine qu’elles détruisent. Elles sont à l’origine de maladies, de consultations et d’hospitalisations fréquentes, de consommation élevée de médicaments et de drogues licites ou non, d’arrêts de travail répétés qui grèvent les comptes de la sécurité sociale et de vies
irrémédiablement gâchées. Elles contribuent également à surcharger l’activité des services de secours de la police et à encombrer les tribunaux. Devant l’aggravation de la situation, l’Académie nationale de médecine se devait d’envisager ces violences dans leur ensemble.

Bull. Acad. Natle Méd., 2002, 186, no 6, 935-938, séance du 4 juin 2002