Rapport
Séance du 16 mars 2004

La lutte contre le tabac

MOTS-CLÉS : arrêt tabac. grossesse.. pollution fumée tabac. tabac. tabagisme
The fight against smoking
KEY-WORDS : pregnency.. smoking. tobacco. tobacco smoke pollution. tobacco use cessation

Maurice Tubiana *, au nom de la commission III (cancérologie)

Résumé

Les succès récemment obtenus dans la lutte contre le tabagisme créent une atmosphère propice au renforcement de cette lutte. Une des lacunes actuelles est l’absence de protection des non-fumeurs en raison du non-respect des dispositions de la loi Evin, or le tabagisme dans les lieux publics donne un mauvais exemple aux jeunes et rend difficile l’arrêt du tabac. Il faut donc faire appliquer la loi notamment sur les lieux de travail, les hôpitaux et les lieux d’enseignements. On devrait également améliorer la situation dans les bars et restaurants. Il faut lutter contre le tabagisme des femmes enceintes qui a de redoutables conséquences. La lutte contre le tabac, priorité nationale, nécessite une mobilisation de tous, notamment de tous les fonctionnaires pour faire respecter la loi. Le prix du tabac à rouler, anormalement bas, devrait être augmenté et la lutte contre la contrebande renforcée à l’échelle nationale et européenne. On devrait aussi parallèlement accroître les recherches destinées à mieux comprendre les raisons psychosociologiques qui conduisent les jeunes Français à être ceux qui fument le plus dans l’Union européenne. Il apparaît ainsi nécessaire d’amplifier les efforts dans de nombreux domaines pour que les résultats favorables récents soient consolidés et amplifiés.

Summary

Recent successes in the fight against smoking have created a favorable environment in which to reinforce smoking prevention. One weakness in this fight is the insufficient protection of non-smokers, due to the non-enforcement of the Evin law. Continued smoking in public places sets a bad example for young people and makes smoking cessation more difficult. Therefore the law must be implemented, notably in the workplace, hospitals, schools and universities. The situation in bars and restaurants also needs to be improved. The grave consequences of smoking during pregnancy should make pregnant women an important focus of smoking * Membre de l’Académie nationale de médecine prevention campaigns. The fight against smoking, which is a national priority, necessitates the mobilization of everyone and especially civil servants whose role it is to enforce the law. It is the responsibility of the European Union to promote employee protection against passive smoking in the workplace. Passive smoking is now probably the main occupational carcinogenic factor. The price of rolling tobacco, which is abnormally low, should be increased and the fight against smuggling must be reinforced nationally and at the European Union level. More research should be conducted to understand why it is French young people who smoke the most in the European Union and more generally, why young people particular in the underprivileged socioeconomic classes — continue to smoke. Increased efforts in many areas are needed to consolidate and expand recent progress.

L’année 2003 a marqué un tournant dans la lutte contre le tabagisme en France car elle a vu de remarquables avancées dans cette entreprise grâce à une volonté politique clairement affichée des plus hautes autorités de l’Etat et une remarquable célérité du cabinet du ministre de la santé et de la Direction Générale de la Santé dans la préparation des textes.

Cependant, la partie est loin d’être définitivement gagnée et il faut profiter de la bonne atmosphère provoquée par ces décisions, en particulier les hausses massives du prix et par la signature de la convention OMS, pour progresser encore. Le but de cette note est, comme on avait bien voulu nous le demander, de signaler quelques problèmes qui subsistent et de faire des propositions constructives.

PROTECTION DES NON-FUMEURS

Quand on revient en France après un séjour à l’étranger, on est encore scandalisé par l’attitude des fumeurs vis à vis des non-fumeurs et la passivité de ceux-ci devant l’atteinte à leur qualité de vie. La France est l’un des pays industrialisés où la protection des non-fumeurs est la plus défaillante. Ceci a des conséquences très graves sur deux plans : — les méfaits du tabagisme passif dont pâtissent en particulier le conjoint et les enfants ainsi que les compagnons de travail (environ 3 000 morts/an en France et l’altération de la santé de nombreux nourrissons et enfants). — la banalisation de la cigarette augmente considérablement les difficultés de l’arrêt du tabac (tentation permanente) et explique pourquoi la France est le pays de l’Union européenne où les jeunes fument le plus car ils copient les adultes.

Il est nécessaire d’agir et quelques mesures devraient impérativement être prises de façon urgente :

Le tabagisme sur les lieux de travail. La loi Evin le réglementait. Elle n’a jamais été appliquée car les sanctions étaient impossibles puisqu’en pratique personne n’avait le pouvoir de les prendre. De fait, dans certains établissements ou entreprises, ce n’est pas le fumeur qui est pourchassé mais le non-fumeur quand il a l’audace de se plaindre et de brandir un certificat médical attestant que la fumée du tabac est nuisible à sa santé. Nous avons de nombreux dossiers attestant des renvois, ou des mises au placard, de ceux qui osaient invoquer la loi. Il faut mettre les partenaires sociaux devant leurs responsabilités.

La solution est connue depuis dix ans : inscrire la disposition de la loi Evin dans le code du travail. Hélas, faute d’entente entre le ministère de la santé et celui des affaires sociales on tergiverse depuis une décennie. Il devient urgent d’agir.

On pourrait prévoir un amendement à la loi de santé publique ou une loi spécifique, ou encore une circulaire si ceci est suffisant, mais il est impossible de continuer à fermer les yeux devant ce scandale. Cette action aurait d’autant plus d’intérêt que l’expérience des pays étrangers montre qu’elle conduit beaucoup de travailleurs à l’arrêt du tabac. Il est impératif que les inspecteurs du travail soient, d’une façon ou d’une autre, habilités à agir à l’intérieur des entreprises.

Le tabagisme des femmes enceintes. En France 29 % des femmes enceintes fument en 2004 (trois fois plus qu’en 1970). Il en résulte que des nouveaux nés naissent prématurément ou sont handicapés à leur naissance.

Le tabagisme est la première cause de poids insuffisant à la naissance ce qui est la source de gigantesques dépenses. De plus, les maladies respiratoires des nourrissons et des jeunes enfants (bronchites, asthme, etc…) sont étroitement liées au tabagisme parental, en particulier maternel. Or c’est aussi une énorme source de dépenses potentiellement évitables.

Des décisions de principe avaient été prises, elles n’ont jamais été mises en œuvre : on avait demandé que des consultations contre le tabagisme soient installées dans toutes les maternités publiques et décidé que celles-ci seraient des espaces non-fumeur stricts. De plus, on devrait profiter des consultations prénatales pour expliquer, aux femmes, les effets toxiques du tabac sur le fœtus, le nourrisson et le jeune enfant, ainsi que les possibilités d’une aide à l’arrêt. La grossesse est, en effet, une période très favorable pour faire passer des messages de santé publique et de préparation à la parentalité. Malheureusement, ces dispositions n’ont été mises en œuvre que dans très peu de maternités, les postes créés à cette fin ayant été utilisés à pour autres usages.

Il faudrait revoir ces dispositions avec réalisme et s’assurer de leur application.

Hôpitaux. Dans à peine la moitié d’entre eux, des mesures ont été prises pour protéger les malades non-fumeurs. Il avait été envisagé, d’introduire l’efficacité de la protection des non-fumeurs dans la notation des hôpitaux et leur accréditation. Dans la moitié des hôpitaux, cette protection reste un vœu pieu. En fait, rien ne récompense les directeurs des hôpitaux, qui, malgré les
obstacles, tentent d’œuvrer contre le tabagisme, entreprise où ils rencontrent beaucoup de déboires, alors que l’absence d’action ne leur occasionne aucune remarque.

Établissements scolaires et universitaires . La situation est la même que dans les hôpitaux. Selon que le directeur de l’établissement, le doyen, ou le président de l’université est, ou non, un fumeur la situation change considérablement. La hiérarchie semble peut se préoccuper des désagréments causés aux étudiants non-fumeurs.

Or toutes les données disponibles montrent que faire respecter la loi Evin dans les établissements scolaires et universitaires aurait un impact considérable sur la proportion de fumeurs lycéens ou étudiants. Les jeunes se copient les uns les autres et il suffit de quelques « meneurs » fumeurs pour augmenter le prestige de la cigarette et faire croître la proportion de fumeurs.

— En dehors du ministère de la santé, aucun ministère, aucune grande administration nationale, régionale ou municipale ne respecte la loi Evin. La SNCF a fait un effort méritoire mais uniquement à la suite de procès retentissants.

Cafés et restaurants . Le problème est difficile car la loi Evin n’est guère appliquée puisque la distinction entre espace fumeur et non-fumeur est très difficile dans les petits établissements qui sont nombreux en France. Cependant, quelques mesures s’imposeraient :

• Interdire l’espace fumeur aux jeunes enfants (moins de 7 ans) et aux femmes enceintes. Il est impossible d’admettre qu’on puisse impunément intoxiquer les enfants ou futurs enfants • Exiger, comme le propose l’OMS, qu’on dose régulièrement le taux de polluants dans les espaces fumeurs des restaurants afin que les clients soient avertis du danger (affichage du résultat).

• Favoriser l’augmentation du nombre d’établissements totalement nonfumeurs ou avec un espace non-fumeur dans lequel l’air a été contrôlé comme non pollué. L’expérience des pays étrangers montre que pour les restaurants devenir un espace non-fumeur non seulement ne fait pas baisser le nombre de clients mais l’augmente, contrairement aux allégations de l ‘industrie du tabac. Il faut favoriser des expériences et les aider.

• Prévoir des macarons sur la façade de l’établissement, signalant que dans cet établissement l’air est sain dans l’espace non-fumeur ou qu’il s’agit d’un restaurant, ou café, non-fumeur.

Demander aux guides de tourisme (ex : Michelin) de signaler les établissements où les non-fumeurs sont efficacement protégés.

En conclusion , on voit l’importance de changer l’état d’esprit des gestionnaires des établissements mais plus encore de l’ensemble des fonctionnaires qui
doivent comprendre que, quels que soient leur grade et leur affectation, leur responsabilité est engagée dans la lutte contre le tabac et qu’ils ne peuvent pas dire, comme on l’entend hélas trop souvent : le tabac ne relève pas de mes compétences et je n’ai pas à m’en occuper. L’application d’une loi ne doit pas être soumise au bon vouloir des fonctionnaires et chacun d’entre eux doit y contribuer dans le cadre de ses fonctions.

La lutte contre le tabac est une cause nationale et chaque fonctionnaire devrait se sentir tenu d’y participer et accepter d’être blâmé s’il se dérobe.

ASPECT JURIDIQUE

L’absence de sanction résulte d’un problème juridique. Les interdictions sont trop générales et manquent de précision. De plus, les procédures de constat et de pénalisation sont trop lourdes et trop coûteuses pour que les associations puissent les mettre en œuvre. Les difficultés de la situation actuelle peuvent être illustrées par une comparaison. Que se passerait-il si pour dresser une contravention à un automobiliste ayant brûlé un feu rouge, il fallait qu’une association de piétons fasse dresser un procès-verbal par un huissier et que, dans le procès qui succéderait à ce procès verbal, il fallait établir que brûler un feu rouge est bien interdit par la loi et nuit à la sécurité ?

La loi Evin était bien adaptée à la lutte contre la publicité classique, il faut rechercher comment la renforcer en ce qui concerne la promotion car les industriels du tabac en ont identifié les failles et savent les exploiter. Il faut faire étudier ce problème par une commission mixte juristes-médecins. L’Académie de Médecine pourrait s’en charger.

DÉNORMALISATION DU TABAC

Tout ce qui banalise l’usage du tabac en fait indirectement la promotion. La publicité du tabac la plus efficace est celle qui se contente de montrer des gens heureux, épanouis, une cigarette à la main. Or, on voit constamment, dans les journaux, des gens connus une cigarette à la main (ce n’est pas un hasard).

Mais l’influence la plus nocive est celle exercée par la télévision et les films.

— Il faut limiter l’apparition de fumeurs à la télévision. L’interdiction de fumer sur les lieux de travail pourrait y contribuer (un plateau de télévision est un lieu de travail) ainsi que la limitation du tabagisme dans les lieux publics.

— Le film : certains films donnent l’impression d’avoir pour objet la promotion du tabagisme car les héros y vivent au sein de volutes de fumée (ce n’est pas un hasard et ça peut rapporter gros).

Il y a là un problème éthique et économique car les héros de films sont des modèles pour les adolescents.

POLITIQUE DES PRIX

En raison des hausses récentes, il n’est pas urgent d’effectuer une nouvelle augmentation du prix des cigarettes mais il faut en préserver la possibilité pour 2005 et les années suivantes à des niveaux dissuasifs. Les remous récents devraient inciter le gouvernement à insister auprès de la Commission à Bruxelles en faveur d’une harmonisation vers le haut des prix du tabac. De plus plusieurs mesures seraient possibles immédiatement qui compléteraient le dispositif actuel.

— Le prix du tabac à rouler est parmi les plus faibles de l’Union européenne et l’écart entre cigarette et tabac à rouler s’est accru depuis 2001. Or le tabac à rouler est plus nocif pour la santé (teneur élevée en nicotine et en goudron) et il constitue à une incitation à la consommation de cannabis. Celle-ci est, en France, la plus élevée de l’Union européenne chez les jeunes.

Une hausse massive serait donc souhaitable et urgente.

— De même, l’écart entre le prix des cigares et cigarillos et celui des cigarettes s’accroît. Ceci paraissait justifié, autrefois quand l’on croyait qu’ils étaient moins nocifs que les cigarettes. On sait, aujourd’hui, qu’à poids égal de tabac, la nocivité est la même mais on continue à favoriser les cigarillos.

Pourquoi ?

— Il subsiste en France de nombreux lieux où le tabac est vendu hors-taxe.

Curieusement, les buralistes si prompts à protester contre l’augmentation du prix ne s’en plaignent jamais. Il y aurait, cependant, beaucoup à faire.

Sait-on combien on vend de tonnes de cigarettes par an en Andorre par exemple ? Ce privilège de l’Andorre qui nuit à la santé des Français est-il irréversible ? Le tabac qui y est vendu obéit-il à la législation française (teneur en goudron et en nicotine, avertissements sanitaires) ?

— La lutte contre la contrebande devrait être renforcée et les pénalités considérablement augmentées afin de devenir dissuasives, ce qu’elle ne sont pas actuellement.

La France devrait intervenir auprès de la Commission européenne pour renforcer la lutte à l’échelle de l’Union européenne contre la contrebande organisée notamment en agissant contre les industriels du tabac basés aux USA.

AIDE À L’ARRÊT

Il est très satisfaisant que le nombre de candidats aux consultations anti-tabac ait massivement augmenté. Il faut donc aider celles-ci mais aussi veiller à augmenter la qualité des intervenants, car sous la pression de la demande, de plus en plus de personnages de qualité douteuse tentent de prendre pied dans
l’aide à l’arrêt. Il faut donc, en liaison avec la profession accroître et vérifier la qualité des intervenants et mettre en garde contre certaines pratiques.

Il faut étudier le rôle des psychologues et des psychiatres dans l’aide à l’arrêt et renforcer les liens entre ceux-ci et les centres d’aide à l’arrêt.

RECHERCHE

Elle doit être renforcée dans deux domaines :

— mécanismes d’addiction — facteurs psychosociaux contribuant à l’usage du tabac.

LE TABAGISME DES JEUNES

Fumer pour un jeune, c’est d’abord imiter les autres, les copains, mais surtout les adultes ayant du prestige à ses yeux (d’ou l’importance de la TV et des films).

Pour réduire le tabagisme des jeunes il faut changer l’image du fumeur, actuellement anormalement bonne en France. Ceci passe par une action sur les adultes (respect loi Evin).

Par ailleurs, le problème des comportements nocifs en France ne se limite pas au tabac, celui-ci est très souvent associé, surtout chez les garçons, au cannabis et à l’alcool et l’association des trois est fréquente. Ces associations expriment un besoin de fuite hors de la vie réelle qui traduit un profond malaise.

Lutter contre ce mal-être est donc une priorité, ce qui renvoie à la petite enfance (voir rapport Académie nationale de Médecine 2003). Le niveau très élevé du tabagisme chez les jeunes français doit être examiné en se référant aux autres expressions du malaise : alcool, cannabis, violence, taux élevé d’accidents, et de suicides… L’origine de ces comportements ne doit pas être recherchée dans l’adolescence mais dans la petite enfance et il est urgent d’agir à ce niveau.

CONCLUSION

La lutte contre le tabac a fait un bond en avant en 2003, mais de nombreux problèmes persistent qu’il faut considérer sans complaisance et que l’on peut, aujourd’hui, aborder dans de bonnes conditions.

Faire baisser le tabagisme des jeunes, comme l’alcoolisme, le cannabis, la violence requiert que l’on considère l’ensemble des problèmes dans le cadre d’une stratégie globale.

Il est urgent d’y parvenir.

BIBLIOGRAPHIE [1] Rapport de l’Académie nationale de médecine sur le tabagisme passif.

Bull. Acad. Méd ., 1997, 181 , 727-766.

[2] B. Dautzenberg. — Le tabagisme passif. La documentation française (2001).

[3] M. Tubiana, M. Legrain. — Comment développer et améliorer les actions de prévention dans le système de santé français ? BANM, 2002, 186, no 2, p. 447-540.

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L’Académie, saisie dans sa séance du mardi 16 mars 2004, a adopté le texte de ce rapport à l’unanimité.

Bull. Acad. Natle Méd., 2004, 188, no 3, 531-538, séance du 16 mars 2004