Communication scientifique
Séance du 15 février 2011

Hommage à René Küss et Jean Hamburger

Bernard Launois *

Séance dédiée aux transplantations rénales

HOMMAGE À RENÉ KÜSS ET JEAN HAMBURGER

Bernard LAUNOIS *

Le rein est un organe rétro péritonéal mais thoracique. Si le prélèvement du rein est aisé, sa mise en place en position orthotopique, c’est-à-dire, dans la fosse lombaire paraît impossible.

Fig. 1. — René Küss en 1950 En 1950, René Küss imagine sur le papier une nouvelle intervention en situation hétérotopique. Voici le schéma original réalisé par René Küss et que je dois à l’amitié de Christian Chatelain. Le rein était placé dans la fosse iliaque en sous-péritonéal, au-dessus du détroit supérieur. Il ne sera même pas un obstacle prævia pour les

Fig. 2. — Dessin de René Küss imaginant la future intervention de greffe rénale en situation hétérotopique (dessin dû à la courtoisie de Christian Chatelain) accouchements par les voies naturelles La veine rénale tombe naturellement sur la veine iliaque. L’artère hypogastrique est sectionnée au niveau de ses branches de division pour dessiner une courbe harmonieuse et s’anastomoser avec l’artère rénale en termino-terminale. L’uretère se retrouve à proximité de la vessie. Mais les compétiteurs sont nombreux. Le sort désigne Charles Dubost [1] et Marceau Servelle [2] qui utilisent les deux reins d’un supplicié après son exécution.

Aujourd’hui à quelques jours près l’Académie nationale de médecine célèbre le 60e anniversaire des deux premières greffes rénales réalisées suivant la technique de Küss, puisqu’elles ont été effectuées en effet le 12 Janvier 1951. Mais René Küss brûle du désir de réaliser enfin son intervention. Elle aura lieu le 30 Janvier 1951 à partir d’un donneur vivant grâce à une néphrectomie chirurgicale au-dessus d’une sténose urétérale serrée [3]. Malheureusement ces greffes s’avèrent des échecs.

À Noël 1952, un jeune homme de 16 ans est adressé à Necker pour anurie. Marius Renard est charpentier, il est tombé d’un échafaudage. Un syndrome hémorragique a amené la pratique d’une néphrectomie droite. Jean Hamburger diagnostique une absence congénitale du rein gauche. La mère propose de donner l’un de ses reins. Le malade est greffé la nuit de Noël par Louis Michon, Jean Vaysse et Nicolas Oeconomos. Le rein fonctionne immédiatement. Les constantes biologiques se normalisent mais le 22e jour, le rejet survient et entraîne le décès [4].

Fig. 3. — John Merrill et Joseph Murray Cet événement a un retentissement médiatique et scientifique considérable. « Ainsi dans ce début des années 1950, la France était le centre indiscuté du monde de la transplantation clinique. Les visiteurs affluaient de toute part [5]. » John Merrill était néphrologue de Harvard au Peter Bent Brigham Hospital mais aussi un patricien bostonien, distingué. Il passe une année sabbatique chez Jean Hamburger pour apprendre de première main cette expérience. Au cours d’une discussion, il lui avait dit : « vos craintes et votre attitude timorée sont une faute à mes yeux, une faute grave pour tous ces malades futurs qui mourront parce que vous n’aurez pas eu le courage de faire le nécessaire pour accroître nos connaissances et ouvrir la voie à de nouvelles méthodes de traitement [4] ». Boston avec David Hume avait déjà réalisé neuf greffes rénales mais implantées sur la cuisse chez des receveurs non modifiés. De retour aux États-Unis, John Merrill rapporte ce qu’il a vu en France. Il plaide pour la voie sous-péritonéale. Il incite Joseph Murray à pratiquer la technique de Küss et à effectuer une greffe chez des jumeaux identiques (et non plus d’utiliser des reins semi-identiques).

Deux jours avant Noël 1954, Hartwell Harrisson, l’urologue fait le prélèvement rénal sans la moindre préservation et Joe Murray effectue la transplantation chez le frère jumeau vrai du donneur. En dépit de 82 minutes d’ischémie chaude, une minute d’ischémie chaude égale 20 minutes d’ischémie froide, le rein fonctionnera immé- diatement et fonctionnera vingt-cinq ans avant le décès du receveur par thrombose coronaire [6].

Fig. 4. — Jean Hamburger en 1963 Mais les transplantations entre vrais jumeaux paraissent une voie sans avenir.

Merrill et Hamburger décident de s’attaquer aux jumeaux non homozygotes. C’est d’abord Murray qui, le 24 janvier 1959, réalise une greffe entre deux faux jumeaux conditionnée par radiothérapie corporelle totale [7]. Mais les huit autres malades non apparentées décèdent [8].

Profitant de l’expérience de Boston, à son tour Jean Hamburger réalise le 29 juin 1959 une transplantation entre faux jumeaux mais germains identiques comme le montrent l’étude des échanges de greffes de peau. Le receveur est conditionné par une radiothérapie subléthale pratiquée par Maurice Tubiana en deux sessions le 22 et 28 juin 1959 [9]. L’intervention est effectuée par Jean Vaysse et Jean Auvert le 29 juin 1959. Par la suite, d’autres chirurgiens et principalement Michel Lacombe participeront à l’aventure. L’ischémie chaude est de 40 minutes. Peu après la diurèse reprend et la biologie se normalise en quelques jours. Mais brutalement le 13 juillet la diurèse diminue et la biologie s’altère. Tout se normalise le 20 juillet, Jean Hamburger avait ainsi décrit la crise aiguë du transplant, le rejet réversible [9] :

« Cette circonstance nous permet d’apporter l’observation d’un phénomène inédit, susceptible de bouleverser de façon inattendue nos concepts sur les rejets de transplants homologues : une maladie avortée du transplant, contemporaine des dates habituelles du rejet et soulevant l’hypothèse d’une curabilité possible du processus qui aboutit d’ordinaire à la mort du greffon. » Cette description passa inaperçue.

 

Trente ans plus tard, TE. Starzl reconnaît devant René Küss, Henri Kreis et JeanFrançois Bach : « Donnant l’exemple d’une érudition insuffisante, j’ai failli en ne citant pas ce travail (et celle de Billingham et al. ), dans une communication de 1963 et j’ai alors sans le savoir, déformé toute la littérature ultérieure à ce sujet [5] ». Il deviendra apparent que lorsque les différentes stratifications de l’histoire auront été effacées, il y aura seulement deux tournants dans l’évolution de la transplantation.

L’un était l’induction du chimérisme…et le second était la démonstration dans les années 1962-1963 que les allogreffes d’organe pouvaient induire la tolérance avec l’aide l’immunosuppression [10].

Mais l’atmosphère n’était pas en faveur de la transplantation.

McFarlane Burnett un immunologiste australien a obtenu en 1960 le prix Nobel pour ses travaux sur la tolérance et la sélection clonale qui est le clé de voûte de l’immunologie moderne. Dans une mise au point de dix pages du New Engl. J. Med.

Intitulée : « New approach to immunology » de janvier 1961, il écrit : « On a beaucoup réfléchi sur les moyens de faire survivre ou fonctionner dans un environnement étranger des tissus ou des organes qui ne sont pas génétiquement ou anti génétiquement identiques au patient. AU TOTAL cette présente mise au point est hautement défavorable au succès [11].

Mais René Küss ne reste pas inactif. Après un premier cas de greffe non apparentée dont l’indication était une erreur, il effectue le 22 juin 1960 une seconde greffe non apparentée, conditionnée par une irradiation totale corporelle de 400 rads en deux sessions et 300 rads supplémentaires sur la rate. Le fonctionnement du rein est parfait jusqu’à la 5ème semaine où la greffe se détériore. La biopsie du rein du 17 Août 1960, confirme l’infiltration du rein par les lymphocytes et les plasmocytes, il prescrit alors 60 mg/jour de 6 mercaptopurine et 40 mg/j de prednisone. C’est le premier succès d’une greffe entre non-apparentés et la première innunosuppression chimique au monde [12]. Dès qu’il en a connaissance, Roy Calne se précipite à Paris car il voit la confirmation humaine de ses travaux expérimentaux à Boston sur la 6-mercaptopurine et l’azatioprine. L’effet clinique et biologique est remarquable.

TE. Starzl écrit en 1992 : « C’était un exploit vraiment extraordinaire parce que deux des patients de Küss à la survie la plus longue avaient reçu des reins non apparentés (et le premier en janvier 1960) qui ont fonctionné pendant 17 et 18 mois. » Mais c’est Joe Murray qui est Prix Nobel. Qui devait avoir le prix Nobel, Joe Murray qui avait utilisé la technique de Küss sans risque immunologique ou René Kûss qui avait inventé la technique, qui avait été le premier à obtenir un succès entre reins non apparentés, avait utilisé la première immunosuppression chimique qui allait devenir la règle et remplacer la radiothérapie corporelle totale subléthale ? La question peut se poser. En tout cas en 2002 René Küss recevra le prix Peter Medawar, le Nobel de la transplantation, en même temps que Georges Mathé et Joe Murray à Miami. Le même prix sera donné en 2008 à Sidney à Jean Michel Dubernard pour ses travaux sur les greffes pancréatiques, les greffes composites, et la greffe du visage. René Küss reçut la Médaille d’or du Congrès Mondial d’Urologie à Hawaï.

Il faudra deux ans pour que l’immunosuppression chimique associant azathioprine et prednisone rentre dans les faits. Cette stratégie sera concrétisée lors d’un séminaire tenu par le National Research Council à Washington DC le 23 Septembre 1963. Vingt-cinq groupes sont réunis notamment Willard Goodwin, Joe Murray et John Merrill, Jean Hamburger, René Küss et Jacques Poisson, David Hume et HM.

Lee. Au dernier moment Williard Goodwin invite deux nouveaux venus totalement inconnus William Waddell et un jeune associate professor Thomas Starzl. On sait peu de choses sur cette réunion [13]. Il existe peu de données objectives. On a comparé ses résultats. On sait seulement que la décision fut prise d’établir un registre de translation rénale tenu par Joe Murray [14].

En 1990, il sera possible d’établir la survie à vingt-cinq ans de ce groupe de patients.

Sur les 342 patients qui avaient eu une transplantation non apparentée de 1951 à Mars 1964, 24 patients étaient encore vivants (dont 15 de Denver) provenant de six Fig. 5. — Premier succès d’une greffe non apparentée grâce à l’utilisation pour la première fois chez l’homme d’une immunosuppression chimique.

centres (Boston, Denver, Edimbourg, Minneapolis, Paris et Richmond). Surtout un malade de Jean Hamburger, âgé de trente-quatre ans, avait reçu un rein cadavérique en 1964 et a survécu jusqu’au 12 octobre 1939 [13].

• Cette révolution qui venait de survenir était aussi imprévisible que la chute du mur de Berlin 26 ans plus tard.

• La transplantation rénale était devenue un « service-rendu aux malades » du jour au lendemain.[12]. Car derrière la greffe, il existe un énorme drame humain. La greffe, c’est l’espoir de traiter des malades souvent jeunes, trop nombreux, trop souvent abandonnés. C’est l’abandon de l’asservissement à la machine, c’est la disparition de l’anémie car il n’y a pas d’érythropoïétine, le retour de la force physique, c’est la naissance d’enfants normaux d’abord de pères greffés puis beaucoup plus tard de mères greffées.

• « Quand l’année 1963 commence, il y a seulement trois programmes actifs aux États-Unis, Boston, Richmond et Denver et à peu près le même nombre en Europe.

• À la fin de 1963, c’était comme la ruée vers l’or des centres de transplantation rénale qui avaient largement proliféré ».

Parallèlement, après avoir créé la réanimation médicale, Jean Hamburger devient le fondateur d’une toute nouvelle spécialité : la néphrologie, classant les maladies rénales grâce à l’apport de la microscopie électronique et de l’immunofluorescence et précisant la classification des glomérulonéphrites [5]. Il écrit deux livres en édition française et anglaise : la Transplantation Rénale et Néphrologie-Nephrology qui est la bible du monde entier car la néphrologie à l’échelon international est française.

René Küss devient le fondateur de l’urologie moderne (notamment la chirurgie reconstructrice des voies urinaires pour des lésions qui étaient considérées comme inopérables [11].

En 1966, Jean Hamburger et John Merrill créent la Société Internationale de Transplantation dont le premier congrès a lieu 1966 à la Faculté de Droit de la rue d’Assas. Ce fut un succès considérable avec plus de deux mille participants. Il en sera le Président de 1968 à 1970. Jean Hamburger était un excellent orateur et parlait un excellent anglais. En 1976, au Congrès de la Société Internationale de Transplantation à New-York il présente une conférence intitulée : « l’Implication de la Transplantation en Recherche Biologique et Médicale ». Le conférencier suivant, l’immunologiste hollandais Dirk Van Bekkum dit : « moi qui suis d’un pays plat, je ne suis pas capable d’atteindre ces hauteurs ». En novembre 1971 René Küss crée la Société Française de Transplantation, qui est la première société nationale créée en Europe.

Cinq membres de l’Académie nationale de médecine en ont été successivement les présidents : Rene Küss, Jules Traeger, Jean Dausset, Bernard Launois, et Bernard Charpentier. C’est au cours de la première session que Shackman décrit les avantages de la transfusion sanguine avant transplantation.

Mais Jean Hamburger et René Küss ont d’autres centres d’intérêt. Jean Hamburger est attiré par la littérature. René Küss est un amateur d’art et son dernier regard sera pour cette toile de Claude Monet : Giverny sous la neige.

BIBLIOGRAPHIE [1] Dubost C., Oeconomos N., Nema A., Milliez P. — Résultats d’une tentative de greffe rénale.

Bull. Soc. Med. Hop. Paris , 1951, 67, 1372-1382.

[2] Servelle M., Soulie P., Rougeulle J., Delahaye G. — Greffe d’un rein de supplicie à une malade avec rein unique congénital, atteinte de néphrite chronique hypertensive azotémique.

Bull. Soc. Med. Hop. Paris , 1951, 67 , 99-104.

[3] Küss R., Teinturier J., Milliez P. — Quelques essais de greffes de rein chez l’homme.

Chirurgie .1951, 77 , 1765-1768.

[4] Hamburger J. — History of Transplantation: Thirty-Five recollections. Paul Terasaki Ed.

UCLA tissue Typing Laboratory Los Angeles California.

[5] Starzl T.E. — Histoire des transplantations d’organe. 14es Journées de chirurgie Digestive Rennes 1992.

[6] Murray J.E., Merrill J.P., Harrisson J.H. — Renal transplantation in identical twins. Gurg.

 

Forum , 1955, 6 , 432.

[7] Merrill J.P., Murray J.E., Harrison J.H., Friedman E.A., Dealy J.B., Damin G.J. — Sucessful homtransplantation of the kidney between non-identical twins. New Engl. J. medicine, 1960, 262, 1251-1260.

[8] Murray J.E., Merrill J.P., Damin G.J., Alexandre G.V., Harrisson J.H. — Kidney transplantation in modified recipients. Ann. Surg ., 1962, 156, 337-355.

[9] Hamburger J., Vaysse J., Crosnier J., Tubiana M., Lalanne C.M., Antoine B., Aubert J., Dormont J., Salmon C., Maisonnet M., Amiel J.L. — Transplantation de rein entre jumeaux non-homozygotes apres irradiation du receveur. Bonne fonction au 4ème mois. Presse Med ., 1959, 67 , 1881-1775.

[10] Starzl T.E. — History of Clinical transplantation.

World J. Surg ., 2000, 24 , 759-78.

[11] Burnet M.F. — New Approach to Immunology.

New Engl. J. Med., 1961, 64 , 24-34.

[12] Küss R. — History of Transplantation: Thirty-Five recollections. Paul Terasaki Ed. UCLA tissue Typing Laboratory Los Angeles California.

[13] Starzl T.E. — The Puzzle People. Pittsburgh and london 1992.

[14] Murray J.E., Gleason R., Bartholomay B. — Second report of registry in Human Kidney Transplantation. Transplantation, 1964, 2, 660-67.

 

<p>* Membre de l’Académie nationale de médecine, e-mail : b.launois@wanadoo.fr</p>

Bull. Acad. Natle Méd., 2011, 195, no 2, 327-334, séance du 15 février 2011