Publié le 8 avril 2003
Éloge

Albert GERMAN

Éloge de Monsieur Yves Raoul (1910-2001)

Albert GERMAN

Ma dernière rencontre avec le Professeur Yves Raoul remonte au 13 juillet 2001 :

c’était à la réception qui suivit la remise des diplômes après leur dernière année, aux élèves de l’École Polytechnique. Nous étions venus chacun féliciter un de nos petits-fils ; c’est dans cette circonstance agréable que nous nous donnâmes rendezvous à la première séance d’octobre de l’Académie ; mais je me retrouvai seul et début décembre nous apprenions la mort de notre collègue. Yves Raoul est en effet décédé le 20 novembre 2001 et dans la discrétion qui fut celle de toute sa vie il fut inhumé dans le petit cimetière de Choisy-au-Bac, près de Compiègne.

Yves Raoul est né le 28 juillet 1910 rue du Bouloi dans le 1er arrondissement de Paris.

Fils unique, très proche de ses parents qui avaient une charge de mandataire aux Halles (déjà l’hérédité de l’alimentation) avec qui il faisait le dimanche la promenade du Louvre à l’Étoile.

Brillant élève au collège Chaptal il fut le condisciple d’Anouilh. Il obtint les baccalauréats Mathématiques et Philosophie comme le faisaient souvent à cette époque ceux qui espéraient bénéficier de points supplémentaires aux concours des grandes écoles.

Mais esprit lucide, il se dirigea vers la Pharmacie qui, écrit-il, cadrait mieux avec ses goûts véritables et ses possibilités. Elle lui parut offrir un choix étendu de carrières permettant une orientation progressive.

 

Il s’inscrivit donc au stage à la Faculté de Pharmacie de Paris ; stage qu’il fit dans une pharmacie de la rue Jacob, se rapprochant déjà de l’Académie. Il en avait gardé le meilleur souvenir regrettant que ce stage ait été depuis supprimé.

En 1928 il entrait en 1ère année à la Faculté de Pharmacie, qu’il terminait 1er et lauréat. Il obtenait son diplôme quatre ans après. Simultanément il s’inscrivait à la Faculté des Sciences en suivant les cours les plus compatibles avec les programmes de ses études principales. C’est ainsi qu’il obtenait les Certificats d’études supérieures de Botanique générale, de Physiologie générale, de Chimie biologique. Après la fin de ses études de Pharmacie il acquérait les certificats de Géologie et de Chimie générale, celui-ci à Strasbourg pendant son service militaire. Mais en même temps il passait le concours de l’internat en Pharmacie des Hôpitaux de Paris en 1931. Reçu il rencontrait ainsi son premier maître à l’hôpital Necker : le doyen René Fabre (qui fut président de notre Académie). Présent très tôt dans son service, celui-ci était un exemple incitatif pour ses internes. Yves Raoul se plia donc à cette discipline matinale ce qui lui permit d’ailleurs de fréquenter les services de médecine et d’y lier de solides amitiés.

Cependant, remarqué lors d’un examen à la Faculté des Sciences par le Professeur Gabriel Bertrand, celui-ci lui offrit de travailler dans son laboratoire de Chimie biologique à l’Institut Pasteur.

Très impressionné par ce maître au caractère fortement trempé et à l’adresse expérimentale proverbiale, il débuta ainsi sa recherche sur la biogenèse d’un alcaloïde de structure simple, l’hordénine.

En s’y consacrant totalement, en dehors de son travail d’interne, malgré son service militaire fait à Strasbourg en 34-35, il réussit à soutenir sa thèse de doctorat ès sciences naturelles en 1936, soit après 4 ans. C’est à l’Institut Pasteur qu’il rencontra le Professeur Javillier qui succèdera à Gabriel Bertrand, dont les recherches sur les vitamines faisaient déjà autorité, et surtout Paul Meunier, assistant de la chaire de chimie biologique dont l’amitié fut durable.

En 1937, l’internat fini, il occupa un poste de moniteur aux travaux pratiques :

premier contact avec l’enseignement qui l’avait beaucoup intéressé. Il se présenta alors au concours de Pharmacien des Hôpitaux et fut reçu au poste de Pharmacien de l’Hôpital de Saint-Denis.

Ayant réorganisé son service hospitalier, il envisagea un séjour à l’étranger par l’intermédiaire du Professeur André Mayer. Mais 1938 c’est l’alerte de Munich. Il fut rappelé à l’activité militaire pendant un mois dans un régiment d’infanterie et en août 1939 il fut appelé comme Pharmacien Lieutenant dans une ambulance chirurgicale. Là, sous l’autorité du Pharmacien Commandant Velluz, il fut chargé de deux enquêtes de nutrition aux armées, ayant déjà publié dans ce domaine, avec Maurice Marie Janot (qui sera en 1973 Président de l’Académie), sur les taux sanguins des vitamines A et C et du β-carotène.

Après sa démobilisation, le Professeur Hugues Gounelle de Pontanel, qui avait organisé avec Léon Velluz le Centre Foch, l’appela dans un ensemble de recherches nutritionnelles pour étudier les retentissements des difficultés alimentaires de 1940 à 1945.

En 1944, le concours d’agrégation des facultés de Pharmacie avait été provisoirement supprimé, mais Yves Raoul, grâce à ses titres et travaux, fut nommé maître de conférences à la Faculté de Pharmacie.

Il décida alors d’abandonner l’hôpital et concentra tout son travail à la Faculté de Pharmacie et au Centre Foch.

En 1953 il accéda à la Chaire de Physiologie diversifiée de la Chaire de Zoologie ;

pendant que le doyen Valette créait la Chaire de Pharmacodynamie.

Il put alors se livrer à l’enseignement qu’il intitula Anatomie et Physiologie humaines. Ce support structural anatomique donnait à son enseignement un caractère synthétique destiné à l’application à l’homme des médicaments destinés à maintenir ou à corriger les fonctions de l’organisme.

La publication d’un précis, qui eut 4 rééditions dans la collection des précis dirigée par Maurice Marie Janot, concrétisa cet effort pédagogique.

Son enseignement s’appuya d’ailleurs sur une recherche active. Yves Raoul forma et dirigea une équipe capable, écrira-t-il, de prendre une place honorable parmi les physiologistes bénéficiant de structures plus anciennes dans les Facultés des Sciences et de Médecine.

Les recherches d’Yves Raoul ont d’abord porté, dès 1937, sur les dosages de vitamines dont la découverte était encore récente. Avec Paul Meunier dont l’électrophotomètre précis pour les dosages colorimétriques fut une révolution, Meunier voulait doser l’aluminium qui ne donnait aucune réaction colorée, mais dont un hydrate forme un trouble plus ou moins important. C’est pour évaluer ce trouble qu’il mit au point son électrophotomètre appliqué ensuite à la colorimétrie. La cinétique de la réaction de Carr et Price permit les premiers dosages de vitamine A dans le sérum et celle du β-carotène.

Le dosage des vitamines D et l’estimation biologique de faibles doses de vitamine D par leur action sur la diurèse des phosphates chez le rat, furent proposés.

C’est ainsi qu’en 1944-45 étant chef de laboratoire à l’hôpital Bichat, j’avais été chargé des dosages de vitamine A et D chez les déportés rapatriés. Je m’adressai aussitôt au Professeur Raoul qui me reçut avec son amabilité coutumière dans son laboratoire et dans un petit laboratoire annexe au Val de Grâce où se trouvait un photomètre de Meunier, me donnant toute liberté mais surtout des conseils pour effectuer ces dosages.

Dans les vitamines hydrosolubles, il réalisa le dosage de la vitamine PP ou acide nicotinique, par ouverture du cycle pyridinique par le bromure de cyanogène et copulation avec une amine aromatique.

Il précisa aussi le dosage de l’acide pyruvique dans le sang dont la présence est liée à l’avitaminose B1, ainsi que celui de l’acide panthoténique. Le dosage de petites quantités d’acide ascorbique par décoloration du bleu de méthylène fut mis au point.

Avec tous ces outils précis Yves Raoul a ensuite réalisé de nombreuses recherches sur les avitaminoses ou hypovitaminoses chez l’homme. La plupart ont été réalisées au Centre de recherches Foch avec le professeur Gounelle de Pontanel et avec les cliniciens appartenant à ce groupe. Ils purent montrer qu’un taux de vitamine A de 100 UI par 100 ml de sang assurait une bonne adaptation à l’obscurité.

Ses recherches sur la vitamine D ont été très importantes. L’étude des produits de transformation oxygénée des calciférols a permis de les mettre en évidence sur de très petites prises d’essais : foies de poissons, capsules surrénales, glandes parathyroïdes. Il put montrer le rôle hypercalcémiant de l’hormone parathyroïdienne en présence de calcium et étudier la régulation du métabolisme phosphocalcique, le rôle des surrénales dans la régulation de ce métabolisme et l’action de l’hormone somatotrope.

Il montra alors le rôle de l’acide ascorbique sur les surrénales dans le métabolisme phosphocalcique et la relation avec les catécholamines.

Il étudia la détoxication des calciférols sous forme d’esters sulfates excrétés dans l’urine et la présence normale de ces sulfates dans les laits de femme et de vache.

L’action rachitigène des végétaux chlorophylliens à l’état frais et l’apparition d’un pouvoir antirachitique après dessiccation l’intéressa.

La destruction préférentielle des facteurs rachitigènes qui masquent l’action de la vitamine D fut démontrée ainsi que la présence de vitamine D3, seul facteur antirachitique chez les plantes.

Enfin il faut rappeler que sa thèse de doctorat ès sciences naturelles a porté sur la biosynthèse de l’hordénine chez l’orge, alcaloïde simple que sa parenté structurale avec un acide aminé, la tyrosine, suggérait un passage de la tyrosine à l’hordénine qui disparaît en effet dans la zone de croissance rapide du méristème de l’orge.

Enfin c’est avec le Professeur Gautheret qu’il reprit ces recherches de biologie végétale en utilisant les cultures de tissus végétaux.

Auteur de plus de 150 publications, la plupart dans des journaux français : Bulletin de la Société de Chimie biologique, de la Société de Biologie, de l’Académie des Sciences, de l’Académie nationale de médecine car à cette époque l’anglo-publicite ne faisait pas encore beaucoup de malades.

Cet aperçu des travaux d’Yves Raoul montre l’importance des notions nouvelles pour l’époque reposant sur de nombreuses expériences chez l’animal applicables ensuite à l’homme.

Tout cet intense travail de recherches ne saurait masquer le rôle d’Yves Raoul dans l’alimentation de l’homme et sa disponibilité.

 

En 1946, le Doyen Fabre lui avait confié le poste de rédacteur en chef du

Bulletin de la Société de Chimie biologique , formant équipe avec le Professeur Courtois, secré- taire général de la Société ; et en 1971 il devenait éditeur de

Biochimie qui avait succédé au Bulletin.

Les commissions à vocation nutritionnelle firent appel à lui : la section de l’alimentation du Conseil supérieur d’Hygiène publique de France, dont il fut vice-président en 1974, appréciait particulièrement ses interventions.

Il était aussi membre de la commission des produits diététiques et de la commission de l’alimentation animale. Membre de la Société de Biologie depuis 1961, il en fut vice-président en 1967.

Membre fondateur de la Fondation française pour la nutrition devenue Institut Français pour la Nutrition, il était resté membre du Conseil d’administration jusqu’en 1963.

En 1967, l’Académie de pharmacie voulut le compter parmi ses membres ; il en fut 7 ans archiviste puis président en 1978. Toujours fidèle à ses réunions, il présenta en janvier 2001, à la séance solennelle, l’éloge de son maître Gabriel Bertrand qui fut aussi membre de l’Académie nationale de médecine dans la section de pharmacie.

Yves Raoul, trois fois lauréat de l’Académie de médecine en fut élu membre titulaire dans la section de pharmacie en 1975. Immédiatement intégré dans la commission X « Nutrition et alimentation », il en devint Président et sut lui donner un rôle très important dans l’étude des nombreux dossiers soumis par les ministères de la Santé, des Finances ou de l’Emploi. Il étudia en particulier l’autorisation de l’adjonction de la vitamine D3 dans les laits de consommation courante. Il était d’ailleurs favorable à la restauration de la teneur des aliments en vitamines et éléments minéraux.

En 1996, il avait présenté une lecture à l’Académie sur le rétinol hépatique marqueur nutritionnel dans l’alimentation bovine.

Il s’attacha ces dernières années à étudier pour la commission X l’incidence des organismes génétiquement modifiés sur l’alimentation, allant trouver fabricants et importateurs.

Président de la 6e section (Pharmacie), il était vigilant sur la qualité de son recrutement.

Dès 1959 il était chevalier de la Légion d’honneur et peu après officier de l’Ordre national du mérite, commandeur des Palmes académiques.

Très connu et apprécié à l’étranger, il fut appelé à faire des conférences en Suisse, Italie, Espagne, Portugal.

Cette grande activité de chercheur, d’enseignant, sa disponibilité dans tout ce qui touchait à l’alimentation, ne lui laissaient que peu de temps. Et pourtant, très attaché à sa famille, parents et grands-parents, avec son épouse pharmacien responsable d’un laboratoire de produits pharmaceutiques, disparue il y a 25 ans, il parlait de son travail et ses enfants se rappellent avoir été bercés de vitamines et d’oligoé- léments. D’ailleurs il appliquait cet équilibre diététique à la nourriture familiale.

Il était très lié avec ses enfants : médecin, pharmacien, professeur de lettres, polytechnicien.

Strasbourg où réside son gendre, professeur de physiologie à la Faculté de Pharmacie, était souvent son but d’évasion. Mais c’est à l’Ile d’Oléron qu’il trouvait détente et repos en famille ; sa distraction principale était son bateau qu’il bricolait, ajoutant un moteur à un bateau à voile, ou une voile à un bateau à moteur ; les promenades en mer en famille au Fort Boyard étaient classiques.

Yves Raoul était un homme discret mais efficace, bienveillant envers ses collaborateurs et ses élèves dont nombre sont devenus professeurs, je ne saurais les citer tous car j’en oublierais. Je rappellerai seulement Jean Pestis, Nicole Sales, Guy Raynaud, Alexis Gairard, Pierre Aymard, Dominique Durand actuel doyen de la Faculté de Pharmacie, Gounelle son agrégé.

Mesuré dans ses paroles, la curiosité scientifique toujours en éveil, Yves Raoul était droit et d’une amitié sûre.

Que ses enfants et petits-enfants soient assurés que l’Académie nationale de médecine partage leur peine et qu’elle gardera fidèlement le souvenir d’un savant collègue, discret, aimable, efficace et sûr en amitié.