Publié le 4 novembre 2003
Éloge

Jacques-Louis Binet

Éloge de Monsieur Jacques Loeper (1913-2002)

Jacques-Louis BINET Madame, Lorsque, le 4 février 1942, vous épousiez un jeune chef de clinique de 31 ans, vous abandonniez une carrière déjà brillante à la fois scientifique et littéraire avec un DESS de mathématiques et une licence de philosophie sous la responsabilité de Gaston Bachelard. Vous apparteniez à cette école de la Sorbonne où la Faculté des sciences restait proche de celle des lettres. Cette Sorbonne de Bachelard où, quelques années plus tôt, un normalien lettres (Jacques Polonovski et Étienne Fournier doivent en connaître d’autres) du nom de Louis Farigoule (Georges David nous le rappelait dans l’éloge de Monsieur Tuchmann-Duplessis) observait, par des réactions cytochimiques, les premières ébauches des relations cellulaires avant de devenir célèbre sous le nom de Jules Romains pour publier Knock et les Hommes de bonne volonté .

Vous deveniez la femme d’un héritier d’une grande famille médicale à laquelle était sans doute promise la voie royale d’une grande carrière.

En réalité, c’est sans emphase mais avec mesure, sans éclat mais avec des mots dits calmement, presque à voix basse, que votre brillant chef de clinique, sans donner de leçon mais par l’exemple, par le faire et non le dire, que Jacques Loeper a su se faire un prénom.

Monsieur le Président, Mes chers consœurs, confrères, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Faire l’éloge de Jacques Loeper, c’est faire l’éloge de la modestie, du travail, de la conscience, du sérieux qui lui ont permis de réussir. Ils s’inscrivent, transparaissent dans deux domaines : la famille et la médecine.

 

La famille, On n’imagine plus aujourd’hui ce que représentait un grand patron au début du 20e siècle. On ne peut parler de Jacques Loeper sans évoquer la mémoire de son père Maurice Loeper. Chef de service successivement à Boucicaut, Tenon, La Pitié et Sainte-Anne, Professeur de thérapeutique, puis de clinique médicale et de clinique thérapeutique, il exercera, pendant soixante ans, une influence considérable.

Ayant travaillé sur la régulation sanguine, le soufre, les protides, les électrolytes, il s’attachait, après son maître Charles Achard, à définir une sémiologie biochimique des grandes maladies. Grand enseignant, il s’est aussi beaucoup occupé de journalisme médical. Entré à l’Académie en 1948, il la présidera en 1953. Il devait faire nommer parmi ses élèves 21 médecins des hôpitaux dont 14 professeurs ou agrégés.

Maurice Loeper n’était pas seul. Une des ses sœurs était biologiste et son cousin germain Jean Tremolières dirigeait une unité de l’INSERM.

Sa famille médicale, Cette grande famille, Jacques Loeper en a, bien sûr, profité mais l’a assumée et poursuivie.

Il en a profité car la complicité établie avec André Lemaire, dont il a été l’assistant, était sans doute favorisée par le fait que André Lemaire avait été lui-même l’assistant de Maurice Loeper.

Mais il a su l’assumer à un moment critique. Patriote, Jacques Loeper est rappelé en 1939. Médecin lieutenant pendant la campagne de France, il reçoit la croix de guerre. Médecin volontaire dans le camp de la honte à Drancy, antichambre des camps de la mort, il soigne, jusqu’en 1942, les déportés avant leur départ pour l’Allemagne, comme devait le faire Bernard Dreyfus deux ans plus tard avant d’être lui-même déporté. Résistant, il est fait chevalier de la Légion d’Honneur à titre militaire.

À l’heure de la libération, alors que son père était président de la presse médicale française, il lui a été reproché d’avoir obtenu des allemands que les journaux médicaux continuent à paraître pendant l’Occupation.

À un des grands patrons qui domine alors la médecine parisienne et qui lui avait fait ce grief, Jacques Loeper envoya sa lettre de démission d’un poste de clinicat qui lui avait été proposé.

Enfin Jacques Loeper poursuivait la lignée de cette grande famille.

Six enfants dont l’aîné, Pierre, polytechnicien, reviendra rue Bonaparte pour contrôler nos services financiers. Deux médecins : Catherine, chef de service à Saint-Maur ; Sylvie s’occupe de médecine scolaire et d’orientation ; René, sorti de Centrale ; Martine de l’Agro et de l’école d’horticulture de Versailles ; Marie-Anne a un DEA de restauration.

Vingt-cinq petits-enfants, deux arrières petits-enfants.

Et rien ne peut mieux illustrer ce bonheur familial que le cliché que nous gardons précieusement à la Bibliothèque auquel vous tenez, Madame, Jacques Loeper sur son bateau, dans la Manche, où il apprenait la pêche à ses enfants.

 

Reste l’œuvre médicale Et si Jacques Loeper a droit à cet hommage, c’est pour cette œuvre, son œuvre.

Les étapes figurent dans la vitrine préparée par la Bibliothèque près du grand escalier.

Après des études classiques au lycée Henri IV, interne des hôpitaux de Paris chez Noël Fiessinger, Houvier, Turpin, André Lemaire, Guy Laroche, Robert Debré ;

chef de clinique de 1943 à 1946 ; assistant au laboratoire de thérapeutique puis de pathologie expérimentale, il est agrégé de pathologie expérimentale en 1950, maître de conférence en 1959, professeur à titre personnel en 1964, puis est élu à l’Académie en 1984 où il restera jusqu’à 1992.

Plus de 200 articles Une thèse sur le rôle des hormones dans certains cancers comme le cancer du sein, bien avant que l’on ne parle de récepteurs, le rôle du silicium, la physiopathologie chimique, le cholestérol, tout en français.

Un livre sur l’athérome.

Un traité, avec Berthaux, sur la pathologie expérimentale.

Un formulaire de thérapeutiques.

Mais l’essentiel de l’œuvre médicale est ailleurs. Depuis qu’il a dirigé le service de médecine à la Salpêtrière, l’essentiel est moins à la médecine, aux maladies, à la pathologie expérimentale qu’aux malades. Il est moins un consultant qu’un grand médecin des hôpitaux. Sachant tout de son service, aussi bien des médecins que les aides soignantes et l’assistance sociale. Toujours présent, discret, parlant peu, se frottant les mains avant de s’exprimer, mais toujours là.

Et lui qui, avait appris à raccompagner ses patients jusqu’à leur voiture, il n’était jamais raccompagné car, arrivé le premier, il partait le dernier.

 

Homme de confiance, Jacques Loeper savait susciter l’amitié.

Il fut l’ami de Édouard Housset, de Berthaux, de Michel Cloarec, de LedouxLebard, de Blancard et de trois de nos confrères, Louis Orcel, Jean Natali et notre ancien secrétaire perpétuel Raymond Bastin.

Très vite aussi, ses élèves devenaient ses amis. Il les encourageait à prendre vite leurs responsabilités. Rouffy devenait chef de service à Saint-Louis. Mauvais-Jarvis à Necker, Moulias à Charles Foix, Emerit prendra son service à la Salpêtrière ou François Congy maintient aujourd’hui la tradition alors que Troniori, Penoux, Rameix, Rozensztajn et le couple de Mersseman travaillent ailleurs.

 

Mais, derrière cette double vie familiale et médicale, pour l’expliquer, la transcender, l’animer, il y a une foi profonde, une croyance inébranlable, une inspiration religieuse.

Toujours dans le même style : pas d’ostentation mais une force calme et silencieuse.

Pas de leçon mais la pratique et l’exemple, nourris par la lecture des évangiles, de Teilhard de Chardin, du père de Lubac.

Cette spiritualité devait le conduire à la culture, la poésie de la religion, et là je peux en témoigner.

En 1972, Jacques Loeper devenait président du conseil d’administration des amis de la chapelle de la Salpêtrière, la chapelle Saint-Louis. Avec le père Brusacier et Maxime Vaissier, il restaurait ce haut lieu non seulement physiquement mais spirituellement. Aujourd’hui, depuis Pinel, avec les mendiantes, les voleuses, les prostituées, Dieu a quitté la Salpêtrière et le culte n’est célébré que dans une des chapelles latérales.

Mais, grâce aux expositions et surtout celles de Michel Guy et du festival d’automne, la chapelle n’a pas perdu son âme. La nef centrale et les nefs latérales, les sept chapelles dessinées par Libéral Bruant laissent parler les Folles de Gericault, les ombres de Boltanski, les ruines des Poirier , les demeures d’Étienne Martin et, cette année aussi jusqu’à la semaine dernière, les saintes spirales de Gérard Garouste.

Derrière toutes ces manifestations se dessine l’ombre de Jacques Loeper.

Pour finir, pour enlever toute nostalgie à ces propos, une devise et une dernière image.

En souvenir de la gravité de nos derniers éloges, je m’étais cru obligé de choisir ce matin, une cravate noire. J’avais tort car la vie et l’œuvre de Jacques Loeper n’ont rien d’austère. Nous l’avons déjà vu, sur son bateau avec ses enfants, nous pouvons le voir, sur d’autres précieux clichés, au sommet d’une montagne, ou près de son chalet dans les Alpes où, les jours de vacances il emmenait sa famille découvrir une nouvelle chapelle, un nouveau lac. Toujours en tête dans ces excursions, « toujours plus loin » répétait-t-il.

« Toujours plus loin », cette devise de Jacques Loeper dont vous avez fait la devise de sa famille, l’Académie nationale de médecine, Madame, ne l’oubliera pas.