Conférence invitée
Séance du 12 juin 2018

Bilan et perspectives de la réforme de l’État dans le secteur de la santé (1996-2018)

Frédéric SALAT-BAROUX*

Monsieur le Président de l’Académie nationale de médecine,

Monsieur le Secrétaire perpétuel,

Mesdames et messieurs les membres de l’Académie.

 

C’est toujours avec beaucoup d’émotion que je m’exprime devant votre assemblée. En souvenir très respectueux de mon père et parce que j’ai toujours considéré que la médecine était le miroir de l’homme.

J’ai une pensée toute particulière pour Georges David qui se remet d’un petit souci de santé. En lui rendant visite la semaine passée, il m’est apparu, une fois de plus, en médecin absolu : analysant les équipements médicaux, posant son propre diagnostic, philosophant sur le temps et cela avec ce sourire qui vous ramène toujours à l’essentiel.

Je voudrais remercier Monsieur le Perpétuel d’avoir encouragé le choix du sujet de ce jour.

La Commission des comptes de la sécurité sociale vient, en effet, d’annoncer que l’Assurance-maladie serait presqu’à l’équilibre cette année, après deux décennies de lourds déficits.

Pour tous ceux qui, comme moi ou comme mon maître Antoine Durrelman, pour reprendre les termes des écoles médicales, se sont engagés, à partir des années 1990, dans ce processus long et difficile, c’est la preuve que la réforme était possible.

Ce n’est évidemment pas une fin. Si beaucoup a été fait, presque tout reste à faire.

Avant de dresser un bilan de vingt ans de réformes de l’État dans le secteur de la santé et d’ouvrir quelques perspectives, il me semble nécessaire de procéder à une mise en perspective et de rappeler pourquoi la réforme de la santé est si délicate dans notre pays.

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Notre système de santé est un bloc de granit posé au centre de notre organisation sociale. Les dépenses de santé représentent près de 12 % du PIB. Elles ont doublé depuis 1970 et sont parmi les plus élevées du monde occidental après les États-Unis et l’Allemagne.

Plus encore que des chiffres, la santé est le symbole de ce qui unit les Français. Marc Blondel me disait un jour : « peu m’importe que le baron Sellière soit infiniment plus riche que moi mais, si j’ai un cancer, je veux être soigné aussi bien que lui ». Tout est dit.

Notre système de santé est aussi marqué par une histoire singulière.

La sécurité sanitaire, la prévention, les soins ambulatoires et hospitaliers ainsi que le financement ont des origines et des objectifs profondément dissemblables et, à bien des égards, antagonistes.

Depuis l’instauration par Colbert d’un cordon sanitaire contre la peste autour de Paris en 1665, la sécurité sanitaire est à la fois l’affaire de l’État et un « parent pauvre » de notre système de santé. Notre pays a été pris, à partir des années 1980, dans une succession de crises majeures, ouvertes avec le « sang contaminé », qui ont conduit au passage d’une logique de police sanitaire à la création d’Agences autonomes et hautement spécialisées. Ce mouvement a été parachevé par la constitution, en 2016, de l’Agence nationale de Santé publique. Je me référerais, sur cette évolution de l’action de l’État, à la très éclairante communication du Président Denoix de Saint-Marc sur la décentralisation de l’État dans le domaine de la santé publique.

La médecine, les soins sont, tout au contraire, au cœur de notre système de santé. Mais, contrairement aux modèles britanniques ou allemands, quoi de plus éloignée chez nous que la médecine hospitalière et ambulatoire.

L’hôpital, historiquement lieu de charité chrétienne puis, avec la Révolution, de l’assistance publique, s’est imposé, dans notre réalité comme dans notre imaginaire collectif, comme le lieu de l’excellence médicale et des succès de l’État providence.

La culture de la médecine ambulatoire est toute autre. Elle est libérale, ancrée dans les territoires et méfiante vis-à-vis de l’État, à l’image de la charte de la médecine libérale de 1927. Il aura ainsi fallu attendre 1971 pour que les médecins de ville acceptent d’entrer dans le conventionnement national.

A l’inverse des soins, l’importance des politiques de santé publique a été largement ignorée jusqu’à un passé récent. On ne peut qu’être frappé par l’avertissement originel de l’Académie nationale de médecine en 1912 pour qui « l’organisation de l’hygiène en France est une vaste façade derrière laquelle il n’y a rien ». Aujourd’hui encore, les dépenses de prévention peinent à dépasser 2 % des dépenses de santé et sont atomisées entre une multitude d’acteurs. Ce retard en matière de prévention explique, dans une large mesure, les faiblesses de notre système de santé en termes d’inégalités sociales et territoriales, mesurées par la mortalité évitable et l’espérance de vie.

S’agissant du financement, l’assurance-maladie trouve son origine dans l’idéal de révolution civilisatrice de Pierre Laroque. Cette révolution n’était pas seulement sociale. Elle visait à transformer la société par une politique de redistribution des richesses et à instaurer une véritable démocratie sociale en confiant la gestion de la sécurité sociale aux représentants élus des travailleurs.

Enfin, l’État si souvent omniprésent en France ne l’a pas été historiquement dans le domaine de la santé. Il a fallu attendre 1930 pour qu’apparaisse un premier ministère de la santé publique et s’appuyant sur des administrations en général faibles et réduites.

Difficile de mettre en mouvement et de faire travailler ensemble des composantes du système de santé si dissemblables.

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L’histoire a voulu aussi que notre système de santé se développe, durant les Trente glorieuses, grâce à des ressources dont l’abondance semblait sans limites.

Au début des années 1970, est apparue la contrainte économique face à laquelle ont d’abord été conduites des politiques d’expédients. À l’exception des années électorales, c’est un plan de sauvetage par an qui a été présenté avec, en moyenne, 10 % de mesures d’économies et 90 % de recettes nouvelles.

À partir des années 1990, tous les pays occidentaux ont pris conscience qu’aucune Économie ne pouvait supporter une progression des dépenses d’assurance-maladie largement supérieure à celle de la richesse nationale.

Le problème, et cela doit nous rendre à la fois modestes et responsables, c’est qu’en matière d’assurance-maladie, il n’y a pas de modèle qui fonctionne mieux qu’un autre. Tout est question d’adhésion des acteurs et d’exécution.

Le système britannique, étatisé et financé par l’impôt, permet de maîtriser les dépenses mais se traduit, malgré des progrès récents, par une qualité des soins dégradée, symbolisée par « les files d’attentes » médicales.

Les systèmes fondés sur la concurrence entre assurances privées ne sont pas plus efficaces en terme de maîtrise des dépenses. Les États-Unis ont à la fois la plus forte consommation de santé au monde et des dizaines de millions d’exclus des soins. Les Pays-Bas, qui ont fait le choix de la concurrence, en 2006, avec la réforme Dekker, ont vu leurs dépenses de santé fortement augmenter.

Le système allemand est probablement le plus efficace mais il est couteux et repose sur une cogestion par les représentants du corps médical, fruit d’une histoire qui est loin d’être la nôtre.

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Il nous a donc fallu inventer notre propre modèle de réforme.

Issues des réflexions conduites dès le début des années 1990, les ordonnances Juppé de 1996 ont posé les fondations de la réforme française du système de santé.

Rappelons-en les principes :

–           les choix fondamentaux relèvent du Parlement à travers la loi de financement de la Sécurité Sociale qui fixe les objectifs de dépenses (ONDAM) ;

–           la mise en œuvre de ces objectifs relève des acteurs notamment dans un cadre conventionnel renouvelé. La recherche d’efficacité s’est cependant traduite par le système dit du « reversement », inspiré du modèle allemand, visant à assurer le respect de l’enveloppe des soins de ville. Collective et trop éloignée de la culture d’exercice individuelle des médecins de ville, cette disposition a été source de lourds conflits et a été abandonnée ;

–           le troisième principe est que le bon échelon de gestion est la région. Dans la ligne des SROS ont été créées les Agences régionales de l’hospitalisation ;

–           enfin, la qualité des soins a été érigée à la fois en objectif central du système de santé et en instrument de la maîtrise des dépenses. Cela a conduit notamment à la création de l’ANAES, qui deviendra la Haute autorité de santé.

Cette recherche de coordination des soins s’est traduite par la volonté de faire du généraliste l’interlocuteur direct du patient, ce qui a débouché sur l’instauration du médecin traitant.

Depuis les ordonnances de 1996, chaque gouvernement a apporté sa pierre à la réforme :

–           en 2003, sous l’impulsion de Jean-François Mattéi, que je veux respectueusement saluer, on est passé du système de financement aveugle du budget global à l’hôpital à la tarification à l’activité ;

–           la réforme de 2004 a marqué un tournant dans l’étatisation de l’assurance-maladie en donnant le pouvoir opérationnel au directeur général de la CNAM, chargé de négocier les conventions ;

–           la loi de 2009 a franchi une étape décisive dans la régionalisation du système de soins avec la création des ARS chargées de piloter l’ensemble du risque médical et médico-social. La loi HPST a poursuivi dans la voie de l’étatisation du système de santé en achevant de donner au directeur de l’hôpital le pouvoir de gestion. La loi de 2009 a également chargé les ARS d’élaborer un projet, régional et quinquennal, de santé ;

–           la loi santé de 2016 a marqué de nouvelles avancées en matière de santé publique notamment pour les jeunes et la lutte contre le tabagisme En revanche, elle a échoué à instaurer le tiers payant généralisé, montrant que, près d’un siècle après, on ne s’attaque pas impunément aux principes posés par la charte de la médecine libérale de 1927.

Pour accompagner ces réformes, les administrations de l’État se sont réorganisées. La direction des hôpitaux est devenue la direction générale de l’offre de soins avec pour vocation, jamais réellement atteinte, de piloter l’organisation tant du secteur hospitalier que de l’ambulatoire. Un conseil national de pilotage des ARS, présidé par le ministre, a été instauré.

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Le bilan de ces vingt ans de réformes peut se résumer en une formule d’apparence paradoxale, que j’ai employée en introduction : beaucoup a été fait ; tout reste à faire.

Ayons bien conscience des acquis car, en matière sociale, on ne construit rien de bon selon la logique de la table rase.

Malgré des inégalités sociales et territoriales et des retards en matière de prévention, la France demeure un des meilleurs systèmes de santé au monde.

L’objectif d’évolution des dépenses d’assurance-maladie, l’ONDAM, voté par le Parlement, a été tenu chaque année depuis 2010 et, en 2018, les comptes de l’assurance-maladie sont donc quasiment revenus à l’équilibre.

La CNAMTS a mis en place, à partir de 2009-2011, des innovations majeures avec le développement, en plus du système tarifaire à l’acte, de dispositifs de rémunération des médecins sur objectif de santé publique, par exemple en matière de prise en charge du diabète ou de l’hypertension.

Les restructurations ont avancé : en vingt ans, le nombre de lits d’hospitalisation a diminué de près du quart au bénéfice de places d’hospitalisation à temps partiel ou de jour qui ont augmenté de 50 %.

Ces changements ont été conduits sans mettre en cause les principes de liberté sur lesquels est fondé notre système. Avec l’instauration de la CMU ainsi que la généralisation de la couverture complémentaire, les Français demeurent très bien couverts. Ils ont le « reste à charge » parmi les plus bas du monde occidental : 7 % contre 19 % en moyenne dans l’OCDE.

Mais soyons aussi réalistes : ces résultats sont à bien des égards en trompe-l’œil.

Notre système de santé reste en croissance rapide et tendanciellement supérieure à celle de notre richesse nationale, ce qui n’est pas viable sur une longue période.

En terme d’organisation des soins, la réalité demeure largement marquée par le statu quo, la complexité, voire de préoccupantes « marches arrières ».

Le bicéphalisme institutionnel est encore la règle entre les services de l’État et la CNAMTS. Cette situation n’est pas résolue par la multiplication des dispositifs de coopération qui sont trop souvent devenus la source de nouvelles lourdeurs bureaucratiques. Les premiers projets régionaux de santé dépassaient ainsi souvent les 1.000 pages. Celui d’Auvergne avait plus de 350 objectifs…

On doit aussi déplorer des reculs notables. Les SROS, qui comportaient une annexe portant sur les créations, les regroupements et les suppressions d’activités, avaient un caractère opposable en 1997. Ils ont été remplacés par de simples indicateurs de pilotage d’activités.

De même, la restructuration, par la norme d’activités ou l’exigence d’un nombre d’actes minimum de médecine ou de chirurgie par an et par structure, n’a pas été mise en œuvre.

Toujours dans cette logique de recul ou de statu quo, la T2A, qui devait poser les mêmes règles tarifaires entre l’hôpital et le privé, hors missions d’intérêt général, n’a jamais rempli cet objectif.

Comme toujours dans les processus de changement inachevés, ils sont source d’insatisfaction des acteurs qui risquent d’entraver la poursuite de la démarche de réforme.

Même si les situations sont très différentes entre les activités et entre les régions, les professionnels de santé traversent une crise qu’il faut prendre très au sérieux, ainsi que vient de le rappeler, dans un ouvrage récent, le Docteur Bouet, président de l’Ordre des médecins et membre correspondant de votre Académie. La consultation lancée par l’Ordre en 2015 montre que 90 % d’entre eux estiment leur mission mal reconnue. Une étude conduite dans le Limousin, cette même année, fait ressortir qu’un tiers des médecins et 40 % des infirmiers sont en état de souffrance psychique. Il en va de même à l’hôpital, qui ne se remet pas des conditions du passage aux 35 heures avec, comme point de focalisation, l’engorgement des urgences.

Pour les patients, la désertification médicale en zone rurale est un problème majeur comme le sont, dans les villes, les délais grandissants d’accès à certains spécialistes ou la difficulté de recourir à des médecins autres que ceux du secteur II.

Les risques de tensions dans le secteur de la santé, et notamment à l’hôpital, sont réels. L’histoire sociale enseigne qu’elles se déclenchent le plus souvent lorsque la situation commence à s’améliorer.

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Encouragés par de premiers résultats, placés au milieu du gué alors que nous entrons de plain-pied dans le défi du vieillissement et des nouvelles vagues d’innovation médicales, permettez-moi d’ouvrir quelques pistes de réflexions pour l’avenir.

Je me référerai aux propositions pour une réforme de l’Assurance-maladie de la commission VIII de votre Académie ainsi qu’à celles du récent rapport de la Cour des Comptes sur l’avenir de l’Assurance-maladie.

L’abandon des logiques gestionnaires ou le changement de système m’apparaissent illusoires et dangereux.

Comme j’ai cherché à le montrer dans mon ouvrage de 2016, La France est la solution, il faut partir de l’existant, le consolider et rattraper nos retards afin de pouvoir se projeter et relever le double défi technologique et participatif qui concerne tous les secteurs de notre société et singulièrement celui de la santé.

L’objectif principal est d’installer, au cœur de notre système de santé, la logique de coordination des soins et des prises en charges entre la médecine de ville et l’hôpital. L’article 51 du projet de PLFSS 2018 qui permet de lancer de telles expérimentations en dérogeant aux règles de financement et d’organisation des soins prépare ce mouvement.

 

 

 

Pour procéder, dans un premier temps, à une démarche de consolidation et de rattrapage, plusieurs évolutions pourraient être envisagées :

–           élever d’abord les objectifs de santé publique au niveau des objectifs d’équilibre économique: le Parlement pourrait voter chaque année au sein de l’ONDAM une enveloppe spécifique de santé publique qui déclinerait, par exemple, le plan de santé publique présenté par le Premier ministre en mars 2018. Celui-ci est intéressant même s’il manque, à mon sens, de mesures fortes face à l’alcoolisme et d’un volet d’action dans le domaine de la santé mentale qui est l’autre grande misère sociale, celle dont on ne parle pas ;

–           il convient ensuite d’achever la réforme institutionnelle pour que l’objectif de coordination des soins devienne la règle. Pour sortir du cloisonnement entre l’Etat et la CNAMTS, entre l’hôpital et la médecine de ville, il faut franchir un pas décisif et fusionner, en une Agence nationale de santé, les caisses d’assurance-maladie et les services de l’Etat parmi lesquels la DGOS. Les ARS lui seraient rattachées et constitueraient ses services territoriaux. Gestionnaire unique des enveloppes hospitalières, de médecine de ville et de santé publique ainsi que des autorisations, elle aurait les moyens d’accélérer la coordination des soins, de mettre en place des tarifications innovantes. L’Agence nationale de santé pourrait également répartir l’ONDAM sur une base régionale afin d’agir sur les inégalités territoriales de santé ;

–           la culture de la coordination des soins doit passer d’abord par les professionnels de santé eux-mêmes. Ainsi que le soutient le Président de l’Ordre des médecins, la formation est la clé pour atteindre cet objectif. Le fait d’avoir un tronc commun de plusieurs années pour l’ensemble des professionnels de santé irait dans ce sens comme l’idée qu’un élève-médecin devrait faire ses stages non seulement à l’hôpital universitaire mais également en hôpital local et en médecine de ville. Ce serait une façon aussi d’attirer des jeunes médecins, sur une base volontaire, vers la médecine en zone rurale, même si l’ampleur du problème fait qu’il sera difficile, à terme, d’éviter des mesures plus prescriptives au regard du principe de la liberté d’installation ;

–           enfin et sans polémiquer sur ce point, la généralisation rapide du dossier médical partagé est une des clés de la coordination des soins et des prises en charge.

D’une manière générale, avant de penser à avancer dans des réformes de structures telles que celle du panier de soins, qui conduirait à transférer en tout ou partie le petit risque – si tant est que l’on puisse le définir – vers les mutuelles ou le bouclier sanitaire, il faut nous atteler à rattraper notre retard dans des domaines sources tout à la fois d’économies et de qualité des soins.

Pour ne prendre que quelques exemples, si nous avions recours aux génériques sur une base comparable à celle de nos voisins les plus performants, nous ferions jusqu’à deux milliards d’euros d’économies par an. Le rattrapage de notre retard dans le domaine de la chirurgie ambulatoire permettrait d’économiser également plusieurs milliards d’euros. Le développement de l’hospitalisation à domicile serait aussi source d’amélioration de la qualité des soins et d’économies.

Ces mesures parfaitement à notre portée sont de nature, comme ne cesse de le rappeler la Cour des Comptes, à mettre en excédent notre assurance-maladie. Ce seraient autant de marges que l’on dégagerait pour investir dans tous ces domaines où il faut le faire, ou en faveur des professionnels de santé dont l’érosion du niveau de vie est une des causes du malaise actuel.

C’est la condition aussi pour relever les défis de demain.

Entre rattrapage et projection, il y a une question trop souvent occultée. C’est celle de la réduction des soins inutiles ou dangereux. Sans remonter à l’ouvrage d’Archibald Cochrane sur l’efficacité de la médecine, des études récentes de l’Institute of medecine américain ou du British medical journal soutiennent que 30 % des dépenses de soins seraient inutiles ou même dangereuses. L’OCDE évalue à 10 % la proportion des dépenses hospitalières consacrées à réparer des erreurs médicales. Sans être à même de discuter ces chiffres, on ne peut qu’être frappé, par exemple, par le fait que la prévalence de certaines interventions chirurgicales varie du simple au double d’un département à l’autre.

Cette question permet de lancer un premier pont entre les conditions actuelles d’exercice et le développement des méga-données et de l’intelligence artificielle. Votre Académie travaille activement sur ces questions avec l’Académie des sciences. Récemment, le professeur Nordlinger a souligné devant vous les perspectives ainsi ouvertes dans le domaine du cancer. Une récente communication du professeur Lajonchère devant votre Assemblée a montré le potentiel de ces nouvelles technologies notamment dans l’amélioration de la fiabilité du diagnostic.

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De fait, nous sommes à un instant historique pour notre système de santé.

La médecine devient P4 : prédictive, préventive, personnalisée et participative.

Sans entrer dans l’illusion de la capacité de l’homme à effacer la mort elle-même, la difficulté à lutter contre tous les cancers étant de nature à nous rendre prudents et modestes, des mouvements de fonds sont néanmoins à l’œuvre.

Les géants du numérique, d’IBM à Google ou Microsoft, entrent dans le secteur de la santé. On estime à 25 Mds de dollars le marché du numérique dans le domaine de la santé en 2020 et c’est sans doute une estimation basse.

Dans le même temps, les patients s’imposent comme les nouveaux acteurs du système de santé. Toutes les études le montrent : ils ont confiance en leurs médecins. Mais ils veulent comprendre, comparer, participer à la prévention et aux traitements. Internet et les réseaux sociaux démultiplient ces attentes.

Au colloque singulier, et plusieurs fois millénaire, entre le médecin et son patient s’invitent la machine et les systèmes experts.

Un système de santé triangulaire se dessine associant professionnels de santé, patients et intelligence artificielle.

Les actions à conduire aujourd’hui dans le domaine de la coordination des soins sont infiniment utiles pour préparer ces évolutions.

Les problèmes déontologiques et éthiques qu’il faudra résoudre sont cependant considérables :

–           quelle autorité validera et autorisera la mise sur le marché de systèmes experts d’aide au diagnostic ?

–           comment faudra-t-il faire évoluer la formation médicale et les pratiques pour que l’homme ne s’efface pas devant la machine mais sache pleinement s’en servir pour parvenir, plus encore qu’aujourd’hui, au juste soin ?

–           comment accompagner le développement de la télémédecine et des objets connectés faisant du patient l’acteur de sa propre santé et l’interlocuteur du médecin, sans créer des dangers nouveaux et en garantissant le secret médical ?

À cela s’ajoute la question du financement de notre système de santé pris dans le triple mouvement du vieillissement de la population, du développement de la médecine prédictive et des nouveaux traitements dont les coûts devraient être considérables, ainsi que l’ont montré les travaux de MM. Huguier, Milhaud, Denoix de Saint-Marc et Bouvenot.

Le risque paraît évident : c’est celui de la transformation de la médecine en un vaste marché à plusieurs vitesses en fonction des moyens de chacun, une médecine inégalitaire financée selon une logique assurantielle. Il s’agirait d’une profonde régression de civilisation. Notre cohésion sociale n’y survivrait pas.

Ces débats, ces défis sont l’affaire de tous. Ils sont politiques au sens le plus noble du terme.

A la place éminente qui est la sienne, à la fois à la pointe du progrès médical et de la conscience humaniste, l’Académie de médecine a un rôle majeur à jouer.

En d’autres temps, je l’ai pensé s’agissant de l’intégration des questions de santé publique dans l’organisation des soins.

Je le crois plus fortement encore aujourd’hui où nous entrons dans l’ère d’une médecine augmentée par la révolution numérique et l’émergence du patient acteur de sa santé.

Je vous remercie.

* Membre du Conseil d’État

Bull. Acad. Natle Méd., 2018, 202, nos 5-6, 1211-1220, séance du 12 juin 2018